Orwa Nyrabia (Syrie) : "Des codétenus sans ongles, torturés à l'électricité"

Le cinéaste Orwa Nyrabia
Le cinéaste Orwa Nyrabia

Orwa Nyrabia cherche un appartement à louer au Caire pour quelques mois seulement. Le temps de boucler un film interrompu par son arrestation, le 23 août, à Damas, par les renseignements militaires.

Rescapé d'une détention de vingt-deux jours à Kafr Soussé, un quartier de la capitale, le cinéaste de 35 ans, fondateur d'un festival renommé et qui se décrit comme ayant longtemps été un "opposant subtil" au régime, croit plus que jamais au pouvoir du cinéma. "Cette détention a été la plus grosse fiction de toute ma vie", affirme-t-il, encore éberlué par le côté surréaliste de ses interrogatoires malgré l'horreur dont il a été témoin.

Avant d'être arrêté à l'aéroport de Damas alors qu'il se rendait au Caire pour un séminaire, Orwa Nyrabia a mis depuis le début de la révolution sa notoriété au service de la résistance. Sans doute dénoncé sous la torture par un autre activiste, il comprend dès son deuxième jour en prison qu'il aura droit à un traitement spécial qui lui évitera le pire. "Quand j'ai entendu un officier demander : "C'est lui, le brillant cinéaste ?", j'ai tout de suite compris qu'il avait entendu ce mot à la télé." Au-dehors, une campagne de soutien internationale demande déjà sa libération, et Orwa Nyrabia découvre avec soulagement que ses amis ont fait fermer ses comptes Gmail, Skype et Facebook : une manoeuvre à laquelle se livrent systématiquement les activistes lorsque l'un des leurs est pris, pour éviter les arrestations en cascade. "Google, Facebook et compagnie ont de bons accords avec la résistance", affirme-t-il entre deux bouffées de cigarette.

Contrairement à ses quatre-vingts compagnons de cellule, entassés depuis des mois dans la geôle de 3 mètres sur 7, il n'est pas torturé et son cas avance vite : son interrogatoire commence dès son arrivée.

"Leur obsession : le complot universel"

"Leur fantasme, c'est 'CSI', la série B américaine : ils rêvent de capturer des espions. Ils ont une imagination de bande dessinée. Leur obsession, c'est le complot universel, ils y croient à fond. Ils ne peuvent pas imaginer qu'un activiste n'est pas un agent de l'étranger. Du coup, ils s'intéressent beaucoup plus à l'étranger qu'aux activités de la résistance elle-même." De "pauvres gens", soupire Orwa Nyrabia, à qui l'un de ses interrogateurs demande un jour en toute naïveté qui est ce "Robert De Niro" qui a signé une vidéo en sa faveur et comment il le connaît. "J'ai souvent eu envie de rire", avoue-t-il, consterné.

Sur son ordinateur, les agents du régime trouvent des listes entières de médicaments envoyés par des activistes et des hôpitaux de terrain, des relevés de dépenses d'aide aux familles. Orwa Nyrabia brode, invente des noms, des histoires, mêlant fiction et réalité au point de s'y perdre lui-même. "Parfois, je leur racontais une histoire vraie en oubliant que ce n'était pas une fiction. Le soir, je répétais les noms imaginaires à mes copains de cellule pour ne pas les oublier."

Par-delà le côté délirant des accusations d'espionnage, c'est surtout l'ignorance de ses geôliers sur les activités des opposants qui frappe le cinéaste. "Ils avaient beaucoup d'informations fausses, et même les bonnes, ils n'en étaient pas sûrs. Ils ne savent rien de la résistance, ne comprennent rien au Conseil national ni aux comités de coordination. Leur seule stratégie, c'est d'extorquer des noms sous la torture. Ils arrêtent quand tu leur donnes dix noms. Moralité : ils ont une liste de 97 000 recherchés. C'est l'anarchie totale."

Des officiers incultes et mal à l'aise dans leur propre rôle

Dans sa cellule, à part deux informateurs, sur quatre-vingts hommes, trois seulement sont de véritables activistes. Dix sont des criminels de droit commun qui ne comprennent rien de ce qu'on leur reproche. Mais le plus frappant est que le gros des détenus (65 sur 80) est composé de conscrits d'une vingtaine d'années sans aucune conscience politique, emprisonnés depuis deux, cinq ou sept mois et soupçonnés "d'avoir eu l'intention de déserter" ou accusés "d'avoir critiqué un bombardement sur leur village".

L'une des raisons de cette confusion, selon Orwa Nyrabia, est que les quatre grands appareils de sécurité du régime ne communiquent pas entre eux : renseignements militaires, renseignements de l'armée de l'air, sécurité politique et sécurité d'Etat, désormais chapeautés par la sécurité nationale, se livrent même une concurrence effrénée pour gagner les faveurs de Bachar Al-Assad. "Le journaliste Mazen Darwish a été arrêté il y a plus de huit mois par les renseignements de l'armée de l'air, qui sont les plus sinistres : on n'a aucune nouvelle de lui, alors qu'il est beaucoup plus modéré que moi. C'est complètement illogique."

Orwa Nyrabia décrit des officiers incultes, épuisés, mal à l'aise dans leur propre rôle, qui se plaignent de n'avoir pas eu de vacances depuis le début de la révolution et que leur obsession du complot aveugle sur leur propre barbarie. Un jour, l'un d'eux s'énerve contre un rapport d'Human Rights Watch qui accuse la prison de suspendre les gens par les pieds pendant trois jours : "Ici, c'est toujours par les mains pendant trois jours, jamais par les pieds !", répète à l'envi l'homme surexcité d'avoir débusqué un "mensonge étranger". "Le type qui me mettait les menottes soupirait à chaque fois en disant qu'en sortant, j'allais dire qu'il était méchant. Les informateurs placés dans les cellules ne sont que de pauvres prisonniers à bout qui s'achètent un meilleur coin de cachot pour dormir." Un mal-être général qui alimente une violence généralisée : à midi, le docteur entame sa visite quotidienne en frappant les malades.

Des codétenus sans ongles, torturés à l'électricité

Orwa Nyrabia voit revenir ses codétenus détruits, sans ongles, avec des traces de torture à l'électricité. L'absence de soleil, l'humidité qui ronge, les hordes d'insectes, les maladies de peau ne sont rien à côté des hurlements permanents des torturés. La nuit, les cris se mêlent aux rires des tortionnaires ivres et une odeur insoutenable de sueur venue des chambres de torture envahit la cellule par l'unique fenêtre qui donne sur le couloir. "

Je n'oublierai jamais ces nuits et cette odeur."

De sa détention, Orwa Nyrabia sort renforcé dans sa conviction : la révolution ne réussira pas sans aide extérieure. Et de ce point de vue, l'attitude des Occidentaux fait, selon lui, preuve d'un aveuglement total. "Si un activiste un peu islamiste a besoin d'argent pour soigner des blessés, il appelle l'Arabie et le Qatar, et le lendemain, il a l'argent sur son compte. Mais quand un laïc appelle l'Europe pour sauver les mêmes blessés, il faut un mois aux Occidentaux pour dire oui, et en plus ils demandent des factures ! Or, c'est celui qui va sauver le blessé qui gagnera les prochaines élections. Le Qatar nous donne 55 millions d'aide humanitaire, quand les Etats-Unis nous en promettent 15. L'Occident prétend éviter le danger islamiste en s'abstenant d'intervenir, mais le résultat sera inverse."

Aujourd'hui, pour lui, l'essentiel de l'argent du Qatar ne passerait cependant pas par les islamistes en Syrie. "L'argent qatari passe par...", Orwa Nyrabia inspire profondément, cherche ses mots "... des représentants de la droite libérale". Des hommes d'affaires ? Il refuse d'expliciter. Sain et sauf, il continue à peser le moindre mot. Pour ne mettre en danger personne. Pour pouvoir revenir en Syrie. "Droite libérale, ça suffit. Et c'est bien, c'est trop compliqué pour eux, ils ne comprendront pas", explique-t-il avec un sourire ironique.

Avant de rentrer, il tient cependant à faire passer son message. "L'un des miracles de la révolution, c'est l'intégration des diasporas syriennes grâce à Internet. Il existe des centaines de réseaux dans le monde qui trouvent des solutions pour faire arriver l'argent. Alors pourquoi la 'bureaucratie occidentale' continue-t-elle à inonder le Croissant-Rouge syrien ?", s'étrangle Orwa Nyrabia. Cette organisation officielle fonctionne selon les normes internationales et fournit des factures, mais elle est, d'après lui, totalement sous contrôle du régime et envoie toute l'aide aux régions fidèles à Bashar Al-Assad.

"J'ai perdu dix kilos en vingt jours, c'est le seul côté positif de la détention", lance-t-il dans un éclat de rire avant de replonger dans la fourmilière du Caire à la recherche d'un logement. "Pour quelques mois seulement, et je rentre."

Claire Talon (Le Caire, correspondance) Le Monde

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