De Pierre Chaulet à BHL ou l’érosion de l’idéal intellectuel
"Le changement ne viendra pas si nous attendons une autre personne ou un autre moment. Nous sommes ceux que nous attendions. Nous sommes le changement que nous cherchions". Proverbes sur la vie
"Je ne peux me sentir libre, si les autres ne le sont pas". C’est par cette phrase emblématique que Jean-Paul Sartre avait donné tout son sens à l’engagement des intellectuels français au côté du mouvement de libération nationale algérien contre l’emprise du colonialisme. Un engagement solidaire, qui s’inscrit dans la droite ligne de l’illustre révolte d’Émile Zola avec son réquisitoire J’accuse pour la défense de l’officier Dreyfus, victime d’une injustice perpétrée contre lui à cause de son origine juive. Le sens de cet idéal intellectuel français s’est cristallisé dans la solidarité autour du combat pour la justice, la dignité et la liberté. Dans leur solidarité avec le combat des Algériens, ils étaient des porteurs de valises, des passeurs et des hébergeurs de militants pour la cause anti-coloniale. Ils étaient des déserteurs et des ralliés de l’armée d’occupation coloniale. Ils étaient des témoins journalistes et des reporters, documentaristes et auteurs de fictions cinématographiques. Ils étaient des avocats pour la défense des militants pour cette noble cause. Ils étaient aussi des essayistes, des romanciers, des nouvellistes, des poètes et toutes sortes de créateurs littéraires, artistiques et musicaux. Pour les plus forts, les plus exaltés et les plus déterminés, leur soutien les conduisit au plus près des maquis et les confina à la clandestinité. Beaucoup ont été emprisonnés, torturés ou froidement assassinés par l’ordre colonial et leur place est aujourd’hui scellée dans les cœurs aux côtés des martyres tombés dans le champ d’honneur. Leur spectre continue à ce jour à hanter la conscience coupable de leurs bourreaux encore vivants. En Maurice Audin viennent se cristalliser toutes les horreurs et la barbarie de la répression coloniale contre ces hommes et ces femmes d’honneur. Il fut brutalement torturé, puis odieusement assassiné avant que son corps ne soit lâchement dérobé à la nécessité du deuil de ses proches et de ses amis. Torturé aussi Henry Alleg, qui porte les stigmates à ce jour, et combien d’autres anonymes ont subi le même sort. Combien se sont engagés dans ce combat pour la dignité de l’humanité, aujourd’hui morts ou encore vivants parmi nous. Des noms continuent à résonner dans notre mémoire, sans jamais parvenir à s’effacer ne serait-ce qu’un seul instant, tellement leur engagement était intensif et profondément sincère. Ils étaient très nombreux pour les citer exhaustivement dans un éventuel hommage circonstanciel de remémoration. Ils portaient comme nom : Jean Paul Sartre, Frantz Fanon, Simone de Beauvoir, René Vautier, Aragon, Lucette Hadj Ali, Elsa Triolet et Claudine et Pierre Chaulet, dont ce dernier vient de nous quitter discrètement et humblement, avec toute la dignité qui sied à ces hommes et ces femmes d’honneur, après avoir accompli sa mission auprès du peuple algérien jusqu’au dernier souffle.
Combien parmi eux ont survécu et sitôt plongé dans l’humilité de l’anonymat et morts dans la dignité que couvre la solitude des grands hommes libres. Leur engagement pour cette cause singulière s’est transformé petit à petit en un combat universel pour la dignité humaine et pour le respect des droits humains, prolongeant naturellement le combat des justes qui protégeaient les Juifs des rafles nazies. C’est un combat qui s’est reporté par la suite sur toutes les causes justes de l’humanité. Sitôt l’Algérie libérée, le combat contre l’impérialisme pour le soutien du peuple vietnamien, meurtri sous les bombes au napalm, était devenu l’impératif de l’engagement de cet idéal intellectuel des hommes libres. Que s’est-il passé aujourd’hui, pour que ces hommes et ces femmes d’honneur, qui luttaient autrefois pour la dignité aux côtés des peuples qui combattaient pour leur libération, aient disparu des champs de bataille qui marquent notre époque.
Qu’est-il devenu cet idéal intellectuel aujourd’hui ?
L’offensive impérialiste, qui trouve son terrain de prédilection dans une mondialisation taillée sur mesure, succédant à une fin de guerre froide qui n’en finit plus de finir, affecte profondément l’idéal de ces hommes et de ces femmes d’honneur d’autrefois. Confrontées à une crise économique mondiale installée dans la durée, les économies les plus agressives de l’Empire, qui sont au bord de la récession, laminent par la pression et le chantage qu’elles exercent sur eux, tous leurs idéaux de liberté, de justice et d’égalité, ne leur laissant que le choix de la soumission et de la compromission comme stratégie de survie. Les intellectuels dominés, pris eux aussi dans cette spirale, leur emboîtant le pas, ne trouvent à leur tour d’autre forme d’expression que dans la soumission à l’Empire quand ils sont à l’étranger et pour ceux restés sous des régimes dictatoriaux, à la soumission à la dictature et à la compromission contre ces idéaux.
Piètre image que celle du contraste qui oppose aujourd’hui deux figures médiatiques de ces intellectuels engagés, qui inspiraient autrefois le respect et l’admiration. Entre Bernard Henri Lévy devenu un sigle : "BHL", telle une réclame publicitaire, gesticulant à tout va et intervenant dans tous les complots contre les valeurs, qui faisaient autrefois l’honneur de l’intellectuel engagé. Secondé et assisté telle son ombre, par le sous-traitant des causes impérialistes dans le monde musulman : Tarik Ramadan, une autre piètre figure de l’intellectuel des peuples dominés, pour la réclame de l’islam politique, source d’aliénation et de régression de ces peuples. Présents en permanence sur tous les plateaux des médias corrompus et soumis aux forces impérialistes hégémoniques. S’exprimant avec arrogance et vanité, donnant d’eux une image d’autosuffisance narcissique, allant jusqu'à réduire l’image de la disparition de Pierre Chaulet aujourd’hui, à un mollusque en voie de disparition échappant d’un zoo aquatique. En face, se dresse un homme encore fidèle aux idéaux de cette époque, caractérisée par l’engagement sincère de l’intellectuel sur la base de valeurs de dignité et d’honneur, le chercheur Pascal Boniface, dont la voix est constamment couverte par le bruit des médias, qui lui manifestent systématiquement une hostilité structurelle. De la génération Pierre Chaulet à celle de Bernard Henry Levy, d’un combat pour un idéal éclairé : la lutte des peuples à disposer d’eux-mêmes et à leur auto détermination, à l’engagement pour le soutien à l’obscurantisme des partis islamistes, pour une meilleure garantie à l’accès aux richesses énergétiques et le monopole du marché au profit de leurs commanditaires et employeurs, le combat des intellectuels avait sans doute subit la pire des érosions de leur histoire.
Ou, alors ! le silence complice et lâche devant la tragédie que continue à vivre le peuple algérien depuis son "printemps" du 5 octobre 1988 et qui s’est soldé par la mort de près d’un millier d’adolescents en moins d’une semaine, tués à balles réelles par l’armée nationale populaire et des milliers d’autres qui ont été torturés, emprisonnés et portés disparus. Par la suite, la guerre que mena le pouvoir contre le peuple durant plus d’une décennie a fait près de 200 000 morts, 10 000 disparus et un pourcentage important de la population a été torturée, brutalisée et humiliée. Le pouvoir a procédé par la suite au lavage de tous ces crimes en imposant une loi de «réconciliation nationale» appuyée par une démocratie de façade, où toute manifestation d’une quelconque volonté d’opposition à son hégémonie politique sera sévèrement réprimée, pouvant aller jusqu'à l’élimination physique, dont personne ne trouve rien à dire et l’on continuent à soutenir aveuglement le régime criminel algérien. Le peuple aujourd’hui vit terrorisé, la liberté d’expression muselée et la presse soumise, l’opposition politique est devenue une caution au pouvoir par opportunisme pour des parts de miettes de la rente, les intellectuels et l’élite en général, soit ils se sont soumis au pouvoir, soit ils ont disparu dans la résignation et le silence, soit ils ont fui a l’étranger ou ils ont été aspirés par la machine impérialiste en devenant ses valets, pour la plus part d’entre eux. La destinée de ce pays reste soumise à la loi du bâton du DRS, l’anesthésie de la mangeoire et l’anomie des charognards.
Pourquoi les intellectuels des pays de l’empire aujourd’hui ne s’indignent pas pour dénoncer le soutien aveugle de leurs gouvernements au pouvoir algérien, ce pouvoir autoritaire, totalitaire, mafieux, cynique et l’on pourrait rajouter tous les qualificatifs qui caractérisent tout ce que le politique a inventé comme système des plus inhumains et des plus barbares dans l’histoire de l’humanité ? Tout en étant au courant de tous ses agissements dans les détails les plus singuliers. Le silence et la complicité implicite de l’élite de ces pays, de la classe politique, des médias, des intellectuels et de tous ceux qui ont un quelconque pouvoir de parole, de témoignage ou de toute autre forme de dissuasion, ont un intérêt personnel à sauvegarder lié directement à cette situation et que la lâcheté est des deux côtés. Il est évident que l’on est plus soucieux du prix du litre à la pompe, des affaires personnelles et de son salaire que du sort de ce peuple meurtri.
Que dire alors des intellectuels et des militants algériens qui revendiquent les valeurs de démocratie, de laïcité et de droits de l'homme, et qui sont interdits de parole dans les canaux des médias internationaux, ces mêmes valeurs au nom desquelles l'ennemi d'autrefois exerçait sa domination civilisatrice, et que l'ennemi du peuple aujourd'hui évacue pour exercer à son tour ses méfaits ? Doit-on laisser perdurer le statu quo au mépris des droits de ce peuple qui n'en peut plus de subir indéfiniment l'humiliation, le sous-développement et l’obscurantisme d’une idéologie religieuse archaïque, parce que l’on risque d'être accusé de nostalgique d'un état de faits passés, ou à l'opposé être considéré traître, harki ou au mieux déraciné à revendiquer des valeurs universels opposés par eux comme étant des valeurs exclusives de l'oppresseur d'autrefois ? Pour moi, il n'y a aucune ambiguïté là-dessus, le nostalgique et le harki sont plutôt du côté de la démission devant la responsabilité de l'engagement.
Une lueur d’espoir semble venir cependant du Parti socialiste de François Hollande, qui déclarait au sommet des 5+5 à Malte que la dignité des personnes doit être respectée, en évoquant la transition démocratique qui se déroule dans la rive sud de la Méditerranée, impliquant le fait, que désormais cela supposait l’engagement de la France contre les violations des droits de l’homme dans cet espace géographique. Joignant le geste à la parole, le Comité Laïcité République, présidé par Patrick Kessel, a décerné le Prix International de la Laïcité 2012 à l’Algérienne Djemila Benhabib pour ses deux essais Ma vie à contre Coran et Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident et son engagement dans le combat pour l’idéal laïque, dont la cérémonie de remise du prix aura lieu le lundi 8 octobre à l’Hôtel de Ville de Paris. Reste à savoir si cette promesse n’est qu’une déclaration qui s’inscrit dans un but stratégique occulte, qui serait une réelle intention de désengagement au soutien aveugle à un État non-droit, qu’est l’État algérien.
Youcef Benzatat
Commentaires (8) | Réagir ?
La moindre des choses que le pouvoir, composé de faux moudjahidines anti nationalistes puisse faire est de donner le nom du combattant Pierre Chaulet à une rue, un boulevard, une école de médecine, ou un hôpital ou tout ça à la fois. C'est l'occasion propice pour débaptiser certais endroits qui portent des noms de personnes qui n'en ont pas fait une pendant la révolution. Mais là aussi faut pas rêver..... connaissant sa haine des hommes qui leur rappellent leurs forfaitures passées et présentes.... Merci Monsieur Chaulet pour tout ce que vous avez fait de bien pour ce pays que vous avez aimé sincèrement et ce jusqu'à votre dernier souffle. Votre souhait d'être entérré sur cette belle terre d'Algérie en est la preuve irréfutable. Paix éternelle à votre âme vaillante.
BHL? C'est la "philosophie de la guerre" ou, comme dira Daniel Salvatore Schiffer, c'est "la faillite intellectuelle des « nouveaux philosophes ». Une philosophie née et consacrée pour la suppression des preuves de l'implication des puissants dans le malheur arabe. Une philosophie de l'ingratitude, qui remercie par la mort même des dictateurs arabes pourtant amis, généreux et très donateurs. Une nouvelle philosophie diplomatique capitaliste mise au service des plus forts dans leur folle panique à ne pas perdre le sous sol arabe. BHL, c'est le porte drapeau d'une nouvelle religion, d'une nouvelle guerre, celle d'une philosophie des armes verbales justifiant la légitimité de la domination du plus faible par le plus fort. BHL, c'est la transition vers un nouvel ordre où le déphasage des peuples sera encore plus accentué. BHL, c'est la garantie que l'aisance du vieux monde capitaliste sera préservée.