Michel Canesi et Jamil Rahmani ou l'écriture à quatre mains
Jamil Rahmani et Michel Canesi ont publié Alger sans Mozart chez Naïve éditions. Ils répondent ici aux questions du Matindz sur leur travail d'écriture à deux.
Le Matindz.net : Qui a eu l'idée d'un tel projet d'écriture à quatre mains ?
Michel Canesi et Jamil Rahmani : L’idée nous est venue vers la fin des années 90. Nous avions vécu durement les premières années sida. Dermatologue, Michel Canesi prenait en charge les patients dès les premiers signes de la maladie et moi, réanimateur, au terme de leur courte vie. Nous avons voulu témoigner, cela a donné Le Syndrome de Lazare publié en 2006 et adapté au cinéma en 2007 par André Téchiné (Les Témoins). L’écriture à quatre mains s’est imposée dès les premières pages tant nos expériences étaient complémentaires. Elle nous est devenue naturelle. Nous avons ensuite écrit un thriller décalé La Douleur du Fantôme. Nous avions besoin de légèreté après le difficile exercice sur la maladie.
Il faut avouer qu’il est rare que deux romanciers écrivent ensemble. Comment vous avez procédé pour écrire Alger sans Mozart ?
Nous avons écrit cinq romans ensemble (deux n’ont pas encore été publiés). Nous procédons toujours de la même manière, nous discutons longuement du scénario, des personnages puis Jamil se met au travail, écrit quelques pages. Je les lis, apporte des corrections, enrichis les situations. Nous relisons ensemble, nous nous disputons parfois, nous corrigeons encore, et au final nous nous mettons toujours d’accord et voilà, le roman progresse ainsi. Pour Alger sans Mozart, par exemple, la partie historique et les descriptions de l’Algérie sont de Jamil, bien sûr. Ce qui a trait au cinéma vient plutôt de moi. Écrire à deux est une émulation perpétuelle, c’est l’addition de deux expériences, le mélange de deux sensibilités et pour Alger sans Mozart, celle du Nord et celle du Sud…
Quelle a été la principale difficulté rencontrée par vous deux ?
Ne jamais prendre parti ! Nous avons tous deux un point de vue sur la déchirure algérienne, bien évidemment différent, mais l’histoire de l’Algérie est tellement complexe, la douleur si forte de part et d’autre de la Méditerranée qu’il nous a paru indécent de porter le moindre jugement. Ainsi chaque personnage dit sa vérité et apporte sa pierre à la compréhension du drame algérien sans que jamais nous ne tentions d’influer. La structure du roman choral qui permet à chaque personnage de dire sa vérité, de livrer son humanité et d’avoir son propre style, nous a semblé essentielle. C’est un mode de narration que nous affectionnons particulièrement.
Y a-t-il une part de réel dans ce roman ?
Tout roman comporte une part autobiographique. Un écrivain s’inspire de son passé, de son vécu, de son entourage. Jamil a passé plus de trente ans en Algérie, c’est un pays qu’il connaît parfaitement. Il a vécu dix ans dans l’Algérie coloniale, il en a des souvenirs d’enfance très précis. Le personnage de Louise existe, Marc a été inspiré par un réalisateur que nous connaissons bien et Sofiane, c’est un peu Jamil, mais avec ma naïveté.
Écrire à deux suggère deux styles, comment avez-vous procédé pour arriver à la cohérence dans la construction du récit ?
Comme nous l’avons dit plus haut, l’écriture proprement dite revient à Jamil ce qui donne effectivement une cohérence stylistique. La fin du roman, par exemple, est de moi : je voulais une fin quasi onirique, Jamil a trouvé l’idée bonne et l’a mise en mots selon mes indications. Il nous est impossible de partager personnages ou chapitres ; tout est le fruit d’une collaboration étroite. Cela donne un style particulier, hybride : le nôtre !
Peut-on avoir des éléments biographiques pour vous présenter aux lecteurs ?
Jamil est né à Alger avant l’Indépendance, il a quitté l’Algérie en 1987, il y retourne très régulièrement tant il est attaché à son pays. Il a fait ses études de médecine à Alger et son service militaire à Sidi Bel Abbès ce qui lui a donné une bonne connaissance du pays profond. Il est issu d’une famille originaire de Béjaïa, son grand-père Slimane Rahmani a reçu à la fin des années quarante le grand prix littéraire de l’Algérie. Il a été président du Pen Cub Algérien du temps de la colonisation. C’était un érudit avec une connaissance parfaite de l’arabe dialectal et littéraire, du berbère et du français. Jamil vit actuellement à Paris où il pratique l’anesthésie.
Quant à moi, je suis français « de souche ». J’ai passé les dix premières années de ma vie à Ajaccio. Après l’indépendance, beaucoup de pieds-noirs sont arrivés en Corse avec leurs enfants, certains sont devenus mes amis et ces amitiés perdurent. Dans Alger sans Mozart, j’ai voulu rendre hommage à la douleur de leurs parents. J’ai quitté la Corse en 1963. J’ai fait mes études secondaires et médicales à Paris où je vis encore.
Entretien réalisé par Kassia G.-A.
Commentaires (5) | Réagir ?
merci
L’expérience de la vie nous pousse bien souvent à entretenir, malgré nous une certaine mémoire des événements qu’ils nous touchent personnellement ou non. Bien souvent leurs impacts sur notre vie ou celle de notre société gravent profondément notre boîte à souvenirs. C’est pourquoi connaître la biographie, d’un auteur, poète ou simple écrivain, apporte bien souvent des réponses à nos interrogations sur le contenu de l’écrit, qu’il s’agisse de fiction ou de faits réels. C’est ainsi qu’en lisant les livres de l’historien de Benjamain Stora sur l’histoire de notre pays, son pays aussi, puisqu’il y est né, à Constantine, de famille juive, il grandit au sein de sa communauté, a vécu la guerre d’Algérie et l’exil de ses parents en 1962, notre intérêt n’ en sera que plus vif. Stora porte évidemment ses recherches sur l’histoire de l’Algérie sous la colonisation, du Maghreb aussi et bien sûr les guerres de décolonisation. Jamil Rahmani, lui, est né à Alger, médecin de formation, apporte sa contribution romancée, « il a vécu dix dans l’Algérie coloniale, il en a des souvenirs d’enfance très précis …» Michel Canesi, co-auteur, dermatologue, a été de son coté, proche des souffrances des malades en stade final, sa sensibilité a certainement pu l’aider à comprendre le drame des familles pieds-noirs quittant leur pays l’Algérie en 1962 pour la Corse où il y a vécu une dizaine d’années. Cette complémentarité dans le style d’écriture est à ma connaissance rare. Un défi ?