L’autre Algérie qui n’a pas de rentrée
"Les plus grands évènements ce ne sont pas nos heures les plus bruyantes, mais nos heures les plus silencieuses." Nietzsche
Il suffit d’aller pointer devant les guichets de la Cnas à n’importe quel jour de la semaine pour se rendre compte du nombre des Algériens et des Algériennes qui demandent leur relever de non affiliation parce qu’ils sont sans activité officielle. Ceux-là n’ont plus de rentrée sociale depuis longtemps, auxquels s’ajoute-t-il chaque jour un nombre considérable de citoyens et citoyennes arrivant sur le marché du travail, sans y trouver un boulon à serrer. Cette catégorie forme le visage le plus cynique de l’Algérie des 200 milliards de réserve de change et du pétrole qui n’arrête pas de grimper dans les prix. Elle constitue, à l’image de la lune, la face que l’on ne voit pas briller dans le ciel nocturne.
Selon des recoupements rationnels, ces fractions - grands et petits, mais adultes - représentent quelque chose comme le quart de la population globale et la moitié de la société mature. Elles existent selon des règles qui relèvent plus du miracle que de la sociométrie analytique. Ça se bagarre la seconde de la pitance en se fondant dans l’anonymat de la foule qui va au travail, du bureau, de l’usine ou du magasin, au banc de l’Université, que vous pouvez identifier lorsque vous avez une paperasse à retirer et qui vous saute dessus pour un témoignage de non activité pour les besoins de l’allocation familiale ou de la prime de scolarité, parfois même pour le couffin du ramadhan. Elles vivent comme des "sans papiers" dans leur propre pays.
Les générations perdues
La rentrée sociale de ces survivants du troisième millénaire à vingt minutes de l’Europe - la première puissance économique mondiale, qui filme en temps réel l’évolution de ses rues et de ses institutions publiques et qui met dans ses frontières respectives des outils sophistiqués pour barrer la route au misérable intrus qui arrive des pays comme le nôtre - ce n’est pas le retard dans l’augmentation du salaire par rapport au galop du coût de la vie, le relèvement du prestige du métier crucial dans la santé et l’éducation, l’égalité des femmes en chance dans les plans de carrière, le rassérènement sur le problème de la surcharge dans les établissements scolaires,non, c’est la routine du temps qui passe cruellement vers les délais de l’âge de la retraite sur un automne de vie où déjà l’enfer est apprivoisé bien avant le jugement dernier.
Trois générations entières s’entassent et s’emmêlent dans ce peuple du "marche ou crève", des chefs de famille, des jeunes de quarante ans qui découragent de fonder un foyer, des exclus d’établissement scolaire, des diplômés qui passent leur existence à traquer le poste budgétaire – providence le plus souvent menacée – des licenciés à répétition par les réformes successives dans l’entreprise, des mères divorcées ou veuves, qui quémandent entre deux occasions de travaux de ménage, et cetera, dans cette tranche de la communauté des êtres qui ne possèdent pas "quelqu’un" sur qui s’appuyer pour tenter de vivre selon le principe le plus fondamental de la nature qui consiste à échanger sa force de travail contre les moyens d’entretenir sa vie et celle des personnes dont on est responsable.
La rentée par la mer ou par la mort
Dans cette Algérie-là, il y a de grands malades, des handicapés, des familles qui possèdent des enfants à la scolarité prometteuse, voire dans l’excellence, mais qui se résolvent hélas à les laisser troquer leur avenir dans la poursuite des études contre les petits métiers abrutissant tels les parkings urbains sauvages ou les étals en sous-main dans les marchés clandestins. Tant pis si l’on considère que je foire dans l’exagération, mais de mon propre vécu, je vois tôt à l’aube, par exemple, des enfants qui se promènent dans les rues, froides ou torrides, selon la saison, qui cherchent des boîtes de médicament pour récupérer des vignettes, synonymes de transaction rémunératrice – il suffit des cachets d’une officine, d’un médecin et le nom d’un assuré. Ces Algériens n’ont plus rien à mettre au clou, ils n’ont plus d’amis, de proches, qui peuvent leur prêter de l’argent, ou porter aide financière, ils sont à n’importe quel moment, acculés devant le mur, capables de se transformer en citoyens dangereux, pour autrui ou pour soi-même. Beaucoup pensent an avoir suffisamment perdu pour aller craindre d’en perdre un peu plus. Des jeunes dont les parents travaillent déjà pour subvenir aux besoins incompressibles de la famille affichent ouvertement leur délinquance parce qu’il considèrent que la prison n’est pas plus contraignante que la vie de draconiennes privations qu’ils supportent. Les plus radicaux s’exècrent dans leur existence au point où les odyssées les plus périlleuses ne les inquiètent pas.
Arriver sains et saufs dans quelque grève européenne, fourbus et terrassés par de longues nuits de traversées, eh pour ces jeunes galériens des temps modernes, c’est là la véritable rentrée sociale, même s’ils ne connaissent pas la langue et ne possèdent as un centime d’euro dans la poche.
Nadir Bacha
Commentaires (2) | Réagir ?
C'est l'Algérie à deux visages, car, parallèlement à cet article, bien écrit, il faudrait ajouter que sur l'autre versant, bon nombre d'Algériens achètent des appartements et autres résidences en Europe (Alicante entre autre).
Quelle triste et pénible vérité, d'autant plus que le future n'existe pas dans l'esprit de cette jeunesse laissée à l’abandon total.