Gilbert Argeles : la guerre d'Algérie a été injuste et odieuse
Gilbert Argeles est un ancien appelé français pendant la guerre d'Algérie. Communiste, il a très vite été catalogué au sein de l'armée. Il a contribué à travers plusieurs témoignages à la dénonciation de la torture. A 80 ans, le militant Gilbert Argeles a été l'un des rares à évoquer l'utilisation de gaz par l'armée française pendant la guerre en Algérie. A l'indépendance, il est retourné plusieurs fois en Algérie. Entretien.
Comment s'est effectuée votre incorporation dans les unités en partance en Algérie et quand êtes-vous arrivé en Algérie ?
J’ai été appelé "sous les drapeaux", selon l’expression, le 3 mars 1959 au 6° B.C.A. à Grenoble, à l’âge de 25 ans, ayant bénéficié d’un sursis pour mes études supérieures mais, en fait, surtout, pour essayer d’échapper à cette guerre d’Algérie, tant elle me paraissait injuste et contraire à mes idées. J’ai été dirigé, après quelques jours, pour préparer l’examen d’Elève Officier de réserve (E.O.R.), et contre mon gré, au 92ème R.I. à Clermont-Ferrand où j’ai subi durant 4 mois, des cours d’action psychologique – véritable tentative de lavage du cerveau – pour justifier cette guerre. J’ai connu le plus bas niveau des sergents chefs de carrière, arrivant d’Indochine, alcooliques, gueulards et incultes, qui n’ont pas eu prise sur mes convictions, alors que nombreux de mes collègues se laissaient prendre à cette rhétorique militariste, misérable et dénuée de toute valeur. A mon retour au 6ème B.C.A. le 3 juillet 1959, j’ai immédiatement été embarqué pour l’Algérie, avec, dans mon dossier la mention : "n’a fait preuve d’aucune bonne volonté ; ne peut être admis aux E.O.R." Je suis arrivé à Alger par bateau, dans des conditions infectes d’hygiène, le 5 juillet et immédiatement transporté par camion à Michelet (actuellement Aïn El Hammam, Kabylie) au PC du 6ème BCA où j’ai rencontré quelques instants le caporal Thomas, que je connaissais, et qui m’a dit à l’oreille : "Fais gaffe : j’ai vu ton dossier, marqué de 3 croix rouges avec la mention : individu très dangereux ; ne doit être mis à aucun poste où il puisse avoir connaissance de secrets militaires"… Cela commençait bien !
Vous aviez été affecté où et pendant combien de temps ?
J’ai effectué 24 mois dans ce bataillon, à la 2ème compagnie qui partait "pacifier" les villages de Taourirt Menguellet et de Tillilit sur des pitons face à la chaîne de montagnes du massif du Djurdjura. J’ai eu droit à une seule permission en France (après une hospitalisation à Tizi Ouzou pour infection hépatique) et j'ai été libéré fin juin 1961. En fait, j’ai eu deux infections hépatiques successives, mais la deuxième ne m’a valu qu’une convalescence dans un Centre militaire à Dellys, sur la côte… Je me suis retrouvé, brutalement, en section dite "opérationnelle" puis, jouant à l’incapable physique au désespoir de mes chefs, j’ai fait fonction d’instituteur durant quelques mois à l’école de Tillilit, sous le regard moqueur et épiant de mon adjudant chef, qui me méprisait profondément.
Quels rapports aviez-vous avec la population des villages ?
Nos rapports officiels avec la population étaient des rapports de force – donc forcément mauvais – mélangés à une suspicion permanente et avec des consignes de domination absolue, faite de violences gratuites et de mépris. Néanmoins, j’ai pu passer outre et me faire quelques rares relations, en particulier avec un homme kabyle plus âgé que moi et ancien journaliste à Alger Républicain, journal interdit puisque d’obédience communiste… Egalement avec quelques jeunes femmes qui travaillaient à l‘hôpital voisin, tenu par des Pères Blancs, mais dans lequel nous n’avions pas le droit de pénétrer. J’ai pu également avoir quelques contacts plus humains lorsque j’ai pris la responsabilité de soigner quelques personnes blessées par des éclats de grenades lacrymogènes… Mais ce n’est pas allé très loin, tant j’étais surveillé par les gradés de ma section !
D’autant plus qu’il y avait parmi nous, un sergent-chef harki nommé Tahar, chargé du renseignement en se mêlant à la population, individu odieux par ses méthodes et ses exactions nombreuses… et on ne pouvait pas demander à la population de ces douars de séparer le bon grain de l’ivraie ! Il a été assassiné au moment de l’indépendance et je ne le regrette pas !
Y avait-il des appelés algériens dans votre section si oui comment ça se passait ?
Oui, il y avait des V.S.N.A. (volontaires de souche nord-africaine), qui vivaient surtout entre eux et nos rapports étaient le plus souvent superficiels et empreints de méfiance réciproque tant circulaient des histoires de "trahison". Concrètement, j’avais beau être hostile à cette guerre, sans doute inconsciemment je tenais aussi à revenir vivant !
Dans votre blog, vous avez évoqué l'épisode de l'utilisation du gaz (*). Avez-vous connaissance d'un autre cas similaire ?
Non, je n’ai pas eu connaissance d’actes similaires ; j’ai connu le napalm durant l’Opération Challes ; en particulier, j’ai vu l’utilisation des grenades lacrymogènes, j’ai connu les bâtons quand il s’agissait de faire voter de force les femmes et le vieux kabyles au moment du référendum (exclusivement NON à l’indépendance), mais n’ai pu recueillir aucune information au sujet des gaz. Néanmoins je confirme la véracité de l’épisode que j’ai décrit.
Avez-vous assisté à des actes de tortures ?
Oui, hélas. Mais ils ont été décrits maintes fois et je ne vais pas répéter ce que d’autres ont déjà dénoncé et auxquels je m’associe. J’insisterai plutôt sur le phénomène de "violence ordinaire" : les brimades collectives ou individuelles à l’égard des populations, les coups de pied ou de crosse, le saccage des maisons, les refus de visas pour sortir du village, les enfermements au poste sans raison, les corvées d’eau, les civils obligés de nous précéder dans nos rondes de nuit ou sur les pistes, à cause des mines potentielles, les représailles pouvant aller jusqu’aux viols, par exemple au village dont j’ai oublié le nom, juste en dessous de Taourirt Menguellet…. La liste de ces violences serait trop longue à énumérer ici. Elles mêlent étroitement le racisme, le mépris, le vice, le "déboussolement" de tant d’appelés ou rappelés à la fois furieux et angoissés sur leur sort etc. Et aussi le résultat effroyable des cours d’action psychologique dont j’ai parlé auparavant. Donc, avec la complicité des cadres militaires de carrière ou appelés bien souvent, dont les différents lieutenants appelés qui m’ont commandé et dont je garde un très mauvais souvenir.
Quel souvenir gardez-vous des moudjahidine du FLN ?
Que dire ? Je n’en ai pas connus individuellement. J’avais du respect à leur égard puisqu’ils combattaient pour leur indépendance et que j’avais milité pour cela en France. Aujourd’hui, j’ai toujours du respect pour eux, même si j’ai pu constater que leur pays, devenu libre et indépendant, ne les respectait pas forcément à la hauteur de leurs sacrifices !
Quelle impression gardez-vous de cette participation à la guerre ?
D’abord, une impression de grand gâchis. De véritable désastre pour toute une génération de jeunes français. D’admiration pour le peuple algérien qui a su résister, souffrir, mourir pour une noble cause. De honte aussi pour mon pays et en particulier à l’égard des hommes politiques dits "de gauche", de Guy Mollet à Mitterrand en passant par Mendès France. Cet abcès n’a pas encore été crevé et mes ressentiments toujours intacts malgré mon âge.
Etes-vous retourné en Algérie après l'indépendance ?
Oui, je suis retourné deux fois en Algérie. D’abord de 1970 à 1975, avec mon épouse, en tant que coopérants, à Oran. Mon épouse était rééducatrice en psychopédagogie et moi-même psychologue. Nous avons été nommés dans une école spécialisée expérimentale accueillant des enfants avec de gros retards scolaires. Elle était dirigée par M. Elias Abdelkrim qui nous a fort bien accueillis et nous a beaucoup aidés dans notre intégration dans la société algérienne. C’était un véritable ami, jusqu’à son décès.
De plus, dès mon arrivée, j’ai été contacté par deux professeurs de l’Université Es Senia à Oran, qui m’ont expliqué que la section de psychologie allait fermer, faute d’enseignants, que les garçons pourraient aller poursuivre leurs études à Alger, mais que les filles ne le pourraient pas et rentreraient chez elles. Et ils m’ont demandé de les aider. Mon choix était simple et j’ai accepté malgré la lourdeur de la charge et la complexité des démarches administratives entre l’Inspecteur d’Académie (mon employeur) et le Directeur de la section de psychologie de l’Université…Et je tiens à remercier l’Inspecteur d’Académie, M. Houari pour m’avoir facilité la tâche. J’ai donc passé mes années de coopération avec deux emplois simultanés de psychologue à plein temps à l’Ecole spécialisée, puis, en soirée de professeur de psychologie à l’Université. Sans parler des cours supplémentaires qui se sont greffés dans les deux Ecoles Normales d’instituteurs et à l’Ecole de la Santé Publique d’Oran. Donc, un emploi du temps bien chargé mais qui m’a permis de me faire de nombreux ami(e)s et de bien m’intégrer. J’ai ainsi pu contribuer à la formation de la première promotion de psychologues oranais, avec lesquel(le)s j’ai gardé des contacts jusqu’à ce jour. Je suis toujours très heureux d’avoir pu ainsi coopérer, à ma modeste place, au développement de l’Algérie moderne et indépendante.
J’y suis retourné en 1992 avec une équipe française spécialisée dans l’éducation des enfants sourds, pour tenter de créer un jumelage avec l’Ecole des sourds d’Oran. Malheureusement, les conditions politiques de ces années-là n’ont pas permis d’aboutir… et je le regrette beaucoup.
Comment pacifier les mémoires, faut-il comme certains l'exigent une demande de pardon de la France par rapport à cette guerre ? Et pensez-vous que cela soit possible ?
Il s’agit, à mon modeste avis, d’une question très complexe. Il y a, dans la société française, beaucoup de rancœurs, émanant de certains pieds- noirs plus ou moins liés à l’O.A.S. et à l’extrême droite, mais aussi d’anciens militaires, qu’ils soient de carrière ou anciens appelés.
C’est une force extrêmement active, avec la complicité d’hommes politiques, depuis le Front National jusqu’au parti de l’U.M.P. de Nicolas Sarkozy et même au-delà dans une partie de la social-démocratie française. Non seulement de rancœurs accumulées, mais aussi d’actions publiques, empreintes souvent de racisme et de négations diverses de la réalité et de la nécessité d’une République Algérienne indépendante.
Dans ce climat, que j’estime nauséabond, il n’y a que peu de place pour l’instant, pour une expression publique de regret ou de demande de pardon, qui serait forcément contestée et ferait perdre des voix aux partis politiques en place !!!
Je pense qu’il faudrait d’abord aller vers une politique – sans réserves des deux côtés – de coopération dans les domaines de l’éducation, de la formation, de la culture, d’échanges bilatéraux bien organisés favorisant la compréhension réciproque et permettant au plus grand nombre de redécouvrir des relations d’amitié et de fraternité.
Nous sommes relativement peu nombreux, encore aujourd’hui, par nos prises de position, nos témoignages, à dénoncer le caractère odieux et colonialiste de cette guerre d’Algérie ; en quelque sorte, nous sommes encore des "parias" dans la société française : on nous tolère seulement, sans nous donner la place que nous souhaitons. Il faudra bien, qu’un jour ou l’autre, il y ait une expression de la France regrettant ou condamnant 130 ans de colonialisme, avec son cortège de violences et de haines…Mais je ne suis pas un homme politique et n’ai donc pas de solution rapide et concrète à votre question qui est pourtant légitime.
Entretien réalisé par Hamid A.
(*) Nous avons repris son témoignage ici : "L’Armée française a utilisé du gaz pendant la guerre en Kabylie"
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merci
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