Tunisair : le procès des "emplois fictifs" et le système Ben Ali
Tunisie. Loin de l’"opération mains propres" annoncée, l’instruction du dossier de l’emploi de la nièce de Ben Ali recèle bien des énigmes. Certains accusés qui croupissent en prison ne sont pas forcément plus coupables que ceux qui sont libres. Plongée dans les coulisses d’une affaire emblématique.
"L’affaire Saloua Mlika" est un mystère. A cause d’elle, trois hommes sont en détention préventive depuis deux mois : Habib Ben Slama, ancien représentant général de Tunisair en France, ainsi que Rafaa Dkhil et Nabil Chettaoui, qui ont tous deux été président-directeur général de la compagnie. D’autres sont poursuivis en état de liberté. D’autres personnes encore, dont le rôle est crucial dans cette affaire, n’ont même pas été entendues et la principale intéressée vit tranquillement à l’étranger. L’instruction, officiellement toujours en cours, est unanimement critiquée par les avocats pour son traitement différent de dossiers similaires - et pour la plupart très légers.
Une employée fantôme à 7 000 dinars par mois
Pourtant, début juin 2012, l’affaire avait fait grand bruit : pas moins de treize cadres de Tunisair, dont certains encore en poste, étaient entendus par la brigade criminelle dans le cadre d’une enquête sur "les emplois fictifs" - en fait, un seul emploi fictif. Soit une goutte d’eau dans un océan de dossiers de corruption et malversations, montés par la commission du même nom et transmis à la justice via le ministre délégué à la Réforme administrative. Parmi les centaines d’emplois de complaisance qui infectent Tunisair depuis des années, trois sont devenus emblématiques après la révolution. A Francfort, c’est Hayet Ben Ali, la sœur du dictateur, qui touchait plus de 4 000 € sans mettre les pieds au travail. A Zurich, même chose pour Najah Besma Mlika (épouse Ayed), fille de Zakiya Ben Ali, une sœur décédée de l’ex-dictateur. Mais pour s’attaquer à ce premier grand dossier de corruption au sein de la compagnie aérienne, le ministère public a choisi un seul cas, celui de l’autre nièce : la désormais célèbre Saloua Mlika. C’est la sœur de Besma et Mehdi Mlika, l’ancien ministre de l’Environnement.
Saloua Mlika, qui vient d’avoir cinquante ans, a été "embauchée" en 1996 à Tunisair. Sa décision de détachement énonce que "vu la lettre d’engagement de mademoiselle Saloua Mlika en qualité de stagiaire à compter du 1er octobre 1996, [… elle] est affectée à la représentation générale pour la France à compter du 1er octobre 1996" ! Elle n’aura pas été stagiaire longtemps… La nièce de Ben Ali est donc affectée comme "agent polyvalent" à Paris et obtient son poste le 11 février 1997. Passons sur le règlement qui exige une ancienneté de quatre ans avant d’être détaché à l’étranger. Passons encore sur la durée anormale de son détachement, qui durera 14 ans, au lieu des 4 ou 5 ans habituels. Le vrai scandale, c’est que l’agente Mlika est tellement « polyvalente » qu’elle ne sera jamais affectée à une tâche précise ! Après quelques jours de présence, elle cessera tout bonnement de se présenter au bureau.
Par contre, elle vivait bien à Paris, touchant un salaire confortable pendant 14 ans. En 2010 par exemple, peut-on lire dans le rapport du commissaire aux comptes, elle reçoit 46 168 € annuels, soit 7 395 DT par mois en moyenne. Quant au mari de Mlika, Mohamed Laabidi, il avait utilisé sa parenté avec Ben Ali pour obtenir lui aussi un emploi fictif à l’ONTT de Paris (Office national du tourisme tunisien). En fait il servait d’"indic" à la police politique de l’ambassade de Tunisie à Paris, selon plusieurs témoignages, et s’affichait dans une splendide Mercedes.
Quatre anciens ministres devant le juge
Précisons qu’à l’époque de l’embauche de Mlika, le représentant à Paris s’appelle Abdelaziz Jebali et le PDG de Tunisair, Taher Hadj Ali. Mais les enquêteurs ne se sont pas intéressés qu’à cette période. Tous ceux ayant occupé le poste de PDG ou de représentant à Paris depuis 1997 sont passés devant le juge d’instruction : soit six anciens PDG, quatre représentants généraux et trois "chefs du centre de gestion financière". Pour tous, le même chef d’accusation : "création d’emploi fictif ou non-dénonciation de cet emploi fictif dans une entreprise publique" (article 96 du code pénal). Quand il s’agit d’une entreprise publique, cet acte est considéré comme un crime, passible de dix ans de prison. Saloua Mlika elle-même est poursuivie en vertu du même article, mais en tant que complice.
La brochette de PDG ayant défilé devant le juge est sans précédent, avec pas moins de quatre anciens ministres. Dans l’ordre de leur mandat, on a entendu Taher Hadj Ali (1994-1997), Ahmed Smaoui (1997-1998), Abdelmalek Laarif (1998-2001), Rafaa Dkhil (2001-2004), Youssef Neji (2004-2007) et Nabil Chettaoui (2007-2011). La plupart ont été entendus par le juge d’instruction le 8 juin.
Taher Hadj Aliest sans doute le plus mal placé pour affirmer qu’il n’était pas au courant, car c’est lui qui a signé la décision de détachement de Saloua Mlika. Son PV d’audition mentionne pourtant qu’il s’est étonné qu’elle ait été détachée à l’étranger avant les quatre ans d’ancienneté réglementaires… Il déclare aussi : "le représentant [en France] ne m’a jamais informé qu’elle était absente". Malheureusement, il est impossible de confronter Hadj Ali à son subordonné : la police affirme ne pas pouvoir mettre la main sur le représentant en question, le dit Jebali, qui a "été démissionné" de Tunisair il y a longtemps. "Nous n’avons pas été en mesure d’interroger Saloua Mlika, […], ainsi que […] Abdelaziz Jebali […], pour défaut d’identité complète", signale un document rédigé par la brigade criminelle. C’est pourtant un personnage-clé de cette histoire!
En fait, si Hadj Ali est certainement coupable d’avoir octroyé un bon poste à un membre de la famille de Ben Ali – chose banale à l’époque , rien ne prouve par contre qu’il avait conscience de procurer un emploi fictif. Il pensait peut-être sincèrement que la parisienne allait vraiment travailler, ou du moins faire acte de présence. Toujours est-il que l’ancien ministre des Transports a été placé sous mandat de dépôt le 8 juin. Mais il a aussi été remis en liberté provisoire le 18 pour "motifs de santé".
Les PDG chanceux… ou malins
Son successeur, Ahmed Smaoui, est l’autre PDG à avoir bénéficié de clémence pour raisons de santé. Souffrant d’insuffisance respiratoire, on ne l’a pas placé en garde à vue. Le 8 juin, jour de sa convocation devant le juge, il était à l’hôpital suite à une crise d’asthme, mais a tenu à se présenter tout de même. Sa défense est très simple - ce sera d’ailleurs la même défense de base qu’adopteront la majorité des PDG: il n’a jamais recruté Mlika, il n’a jamais eu connaissance de son recrutement, ce n’était pas ses prérogatives, et il n’avait de toute façon pas les moyens de vérifier la présence de tous ses employés. Suite à l’audition, il a été laissé en liberté. Il faut dire que comme pour la plupart des autres, son dossier d’accusation ne contient aucune preuve qu’il ait été au courant ou qu’il soit intervenu. En tout cas, si on ne l’a pas placé sous mandat de dépôt, c’est peut-être aussi parce qu’il a fait grande impression sur le juge en arrivant au tribunal en ambulance. "Sa volonté de collaborer avec la justice a certainement joué en sa faveur", résume son avocat, Yadh Ammar.
Une stratégie à l’opposé de celle de Abdelmalek Laarif, son successeur à la tête de Tunisair. D’après nos informations, quand il a été convoqué par la brigade criminelle, il a choisi tout simplement de se cacher ! Un mandat de recherche a même été émis contre lui. Une fois rassuré par les échos des auditions de ses homologues, deux semaines plus tard, Laarif s’est tranquillement présenté à la police. Le juge d’instruction l’a entendu le 19 juin avant de le libérer. Pourtant, on va le voir, lui aussi avait très certainement été informé par le représentant en poste à l’époque (Hamadi Ghlala). Le cas Laarif reste très mystérieux et on est en droit de se poser des questions: aurait-il bénéficié de protections ? A-t-il simplement profité d’être arrivé "après la tempête" ?
A part Smaoui, qui est malade, le seul PDG à ne pas avoir subi de garde à vue est Youssef Neji. Dans un document rédigé par les policiers à l’adresse du procureur, on lit : "après consultation avec Votre Honneur concernant l’éventualité de placer en détention provisoire Smaoui et Neji, il nous a été notifié de les présenter avec le PV". Cette expression, typiquement, est ajoutée par les policiers pour se décharger de la responsabilité de la décision. "Présenté avec le PV", cela veut dire amené à l’audition dans une voiture de police et menotté. Or le 8 juin, tout le monde a pu voir Neji arriver à pied, libre. Comment expliquer ce traitement? Difficile de ne pas se rappeler qu’il a travaillé pendant des années à l’Intérieur et qu’il y a un poste actuellement… Après l’audition, il est reparti tout aussi libre : il n’a pas été placé sous mandat de dépôt. Pourtant, on va le voir, le juge estime apparemment que son prédécesseur, Rafaa Dkhil, avait bien été mis au courant de la fraude. Comment peut-il alors penser que la direction l’ignorait à l’arrivée de Neji ?
Les PDG malchanceux… ou coupables ?
Rafaa Dkhil, comme les autres PDG, a déclaré que ses prérogatives ne lui permettaient pas d’être au courant de l’emploi fictif. "Le dossier est vide. S’ils pensent qu’il était au courant, aux juges de prouver !", lance son avocat, Kamel Ben Messaoud, qui critique vivement sa mise sous mandat de dépôt : "Ce dossier doit rester ouvert, et bien sûr, justice doit être faite, mais pas de cette manière. Tous les accusés devraient être en état de liberté dans ce procès". Comme beaucoup d’avocats, il s’étonne des différences de traitement entre des PDG qui, selon lui, ont des dossiers très semblables: "Certains sont clairement protégés, et d’autres sont des boucs émissaires, comme mon client". Un acharnement "pour l’exemple" qu’il attribue aux anciennes fonctions ministérielles de Dkhil sous le régime Ben Ali. C’est vrai qu’il a été secrétaire d’Etat à l’Industrie, puis ministre des Télécommunications, avant d’être brutalement démis de ses fonctions en 2009. Ceci dit, notons que Hadj Ali, Smaoui et Laarif ont eux aussi été ministres… et sont pourtant libres en ce moment (provisoirement pour Hadj Ali).
La malchance de Dkhil, c’est que le juge a utilisé contre lui un témoignage du représentant à Paris qui était en poste pendant tout son mandat de PDG : Habib Ben Slama. Celui-ci ne cherchait qu’à défendre son propre cas en démontrant qu’il avait essayé de dénoncer le cas Mlika à la direction, qui avait fait la sourde oreille. Entre autres, il a parlé au juge d’une rencontre à laquelle il aurait assisté entre Dkhil et le mari de Saloua Mlika, le fameux Laabidi. Selon ce que Ben Slama a déclaré, Laabidi serait venu parler au PDG pendant quelques minutes à l’aéroport parisien d’Orly, début 2002, pour lui demander des avantages supplémentaires pour sa femme. (Il voulait davantage de billets d’avion « de faveur », alloués à tous les employés de Tunisair). Dkhil aurait alors répercuté la requête à Ben Slama, qui lui aurait répondu : « c’est impossible, puisqu’elle touche un salaire sans travailler !».
Lors de la confrontation avec Ben Slama, l’ex-PDG déclarera : "Je ne me rappelle pas, cela remonte à dix ans, à l’époque je connaissais beaucoup de monde, à l’aéroport j’étais entouré d’agents de l’ambassade et de Tunisair". Justement ce détail montre qu’il est tout à fait possible que se soient trouvés là à la fois Laabidi (agent de l’ambassade) et Ben Slama… Mais très vite Rafaa Dkhil niera vigoureusement : "Je ne connaissais pas ce Laabidi, je réfute qu’il m’ait demandé quoi que ce soit !". Même si Ben Slama n’apporte aucune preuve, on peut supposer que ce témoignage à décharge a été déterminant dans la décision d’emprisonner Dkhil en attendant le procès.
Une demande de recrutement annotée de la main de Ben Ali
Le dossier de Nabil Chettaouisemble le plus chargé. Comme pour Dkhil, Chettaoui est accusé directement par le représentant en France de l’époque : Bechir Ben Sassi. Comme son prédécesseur Ben Slama, Ben Sassi a tenté de s’opposer au paiement du faux salaire de Mlika. Dès son arrivée, en septembre 2008, il a écrit des mails sur le sujet à la direction de Tunis et retardé le virement de la paie à deux reprises, avant d’être forcé de s’exécuter par Chettaoui. Mais contrairement à Ben Slama, Ben Sassi a conservé des traces écrites de ses démarches – l’usage des courriers électroniques lui facilitant les choses - et a pu présenter ces preuves au juge.
Un autre détail accable Chettaoui. « J’ai eu connaissance de l’emploi fictif quand Soulefa Mokkadem, alors directrice des Ressources humaines, m’en a informé le 17 janvier 2011, j’ai alors pris la décision de terminer son contrat », a-t-il déclaré au juge. Or le 17 est le lundi qui suivait la fuite de Ben Ali, le vendredi 14 janvier. Faut-il en déduire que l’information a magiquement surgi à la direction de Tunisair pendant ce week-end chaotique ? Il est plus vraisemblable de penser que tout le monde l’avait depuis longtemps et que dès le lundi, il fallait agir vite pour suivre le nouveau sens du vent…
Par ailleurs, des documents que nous avons pu consulter, rassemblés par la Commission d’investigation sur la corruption et les malversations, prouvent que dans un autre cas au moins, Chettaoui a participé à la mise en place d’un emploi qui avait des chances de se révéler fictif. Ces courriers sont très intéressants car ils nous éclairent sur les mécanismes de communication entre la présidence et Tunisair. Il s’agit d’une lettre datée du 15 septembre 2008 et signée Feker Trabelsi, un jeune homme certainement apparenté à Leïla Ben Ali. Il écrit à Chettaoui pour lui demander un poste à Tunisair.
Feker Trabelsi est prothésiste – pas vraiment une qualification recherchée par Tunisair… - et dit parler un bon allemand, puisqu’il vit en Allemagne. Quant à son anglais, il le qualifie de « moyen » : vu que l’usage est de « gonfler » ses compétences dans les lettres de motivation, il ne doit pas aligner deux phrases dans la réalité! Pas gêné, il demande directement un poste à Düsseldorf. La courte lettre porte une mention manuscrite de la propre main du président Ben Ali : "prière de recruter comme agent". La réponse de Chettaoui est donc adressée à son principal interlocuteur à la présidence, le conseiller Mongi Safra. Il l’assure qu’il a contacté la mère de Feker Trabelsi pour monter le dossier de recrutement. Malheureusement, il a constaté que la carte de séjour de Feker était périmée : il ne peut donc pas le recruter en Allemagne. A la place, il propose de le recruter à Tunis, en attendant de pouvoir l’envoyer à Düsseldorf, pour un salaire de 5 390 DT par mois. L’histoire ne dit pas si le jeune Feker avait a moindre intention de partir travailler en Tunisie…
Le Premier ministère était au courant
Finalement, la seule question qui compte est de savoir si, oui ou non, les PDG savaient que Saloua Mlika était payée sans travailler. Ils ont bien sûr tous tenté de démontrer qu’ils n’étaient pas au courant, écartant ainsi l’accusation de « non-dénonciation ». Tous ont pu évoquer l’ampleur de leur travail, le nombre énorme d’employés à Tunisair, et surtout accuser les représentants de ne pas leur avoir transmis l’information. On pourrait se dire a priori que le juge d’instruction a été cohérent en plaçant seulement sous mandat de dépôt, outre Hadj Ali, les deux PDG pointés du doigt par leurs subordonnés: Rafaa Dkhil (accusé par Ben Slama) et Nabil Chettaoui (par Ben Sassi).
Sauf que les choses ne sont pas aussi simples. Tout semble indiquer en effet que tout le monde était au courant au sein de la direction générale. C’est la déclaration de Hamadi Ghlala qui surprend : il affirme dans son PV d’audition qu’il a profité d’une visite du PDG Abdelmalek Laarif à Paris, en 1999, pour lui parler du cas Mlika. Laarif lui aurait répondu que ce problème n’était pas dans ses prérogatives, et ordonné de ne plus en parler. Plus fort encore, Ghlala déclare avoir reçu, en 1999 et 2000, des auditeurs du ministère du Transport et du Premier ministère. Il leur a parlé du salaire fictif, qui figure donc dans les deux rapports d’audit – ce que le juge d’instruction devrait pouvoir facilement vérifier.
Si on estime que depuis 1999-2000, ces deux importants ministères « savaient », comment peut-on imaginer que la direction de Tunisair soit restée dans l’ignorance ? Au contraire, il est raisonnable de penser que la diffusion (informelle) de l’information date à peu près de l’époque de Ghlala, venu remplacer en septembre 1998 Abdelaziz Jebali, le représentant en poste lors de la mise en place de la fraude. Les PDG suivants ont eu beau se boucher les yeux et les oreilles, ils ne pouvaient guère ne pas avoir eu vent de la rumeur. Mais dans ce cas, pourquoi Laarif et Neji n’ont-ils pas été traités à la même enseigne que Dkhil et Chettaoui ? Soit on part du principe que tout le monde pouvait être au courant, et donc coupable, soit on considère que les PDG de Tunisair ne pouvaient en aucun cas s’opposer au président (à moins de démissionner), et alors on fait preuve d’indulgence envers tous…
Ben Slama, un bouc émissaire ?
Contrairement aux PDG, avec seulement une quinzaine d’employés en France, aucun représentant général à l’étranger ne pouvait ignorer le scandale des salaires versés à l’employée absente. Mais si on considère que le PDG ne pouvait guère s’opposer à Ben Ali, que dire du pouvoir des représentants vis-à-vis du PDG ? En outre, on peut facilement démontrer que la gestion des ressources humaines n’entre pas dans leurs prérogatives. Et pourtant quatre d’entre eux sont poursuivis : Hamadi Ghlala (1998-2001), Habib Ben Slama (2001-2008), Bechir Ben Sassi (2008-2010) et Ali Miaoui (depuis 2010). Il est encore plus incompréhensible de constater que Ben Slama est actuellement en détention préventive.
Habib Ben Slama, en vérité, a de quoi se demander pourquoi son dossier a été traité de façon aussi différente des autres représentants. Ses mésaventures, relate son avocat Hossem Fkih, ont commencé dès sa convocation par la police, le 2 juin, soit bien avant tous les autres accusés. Ne sachant pas de quoi il retournait, Ben Slama n’a pas pu organiser sa défense. Lors de l’audition du 8 juin, il n’avait pas de documents à présenter à sa décharge ni même d’avocat propre. Mais surtout, critique maître Fkih, il a été le seul à être placé sous mandat de dépôt, alors que "rien ne différencie a priori les dossiers de ces quatre représentants qui se sont succédé au même poste". D’ailleurs, précise l’avocat, "la décision de ne pas poursuivre les trois autres n’a pas été motivée par écrit, et les PV des auditions ne montrent aucune différence significative entre les quatre personnes". Depuis, deux demandes de liberté provisoire pour Ben Slama ont été formulées et rejetées. On doit forcément demander : pourquoi cet acharnement ?
Non seulement le dossier d’accusation de Ben Slama n’est pas plus fourni que celui des autres représentants, mais en plus, selon son avocat, il a voulu présenter plusieurs éléments de preuves que le juge d’instruction a refusé de consulter, prétextant le manque de temps. Ben Slama clame en effet qu’il a essayé de s’opposer à la direction à propos de Saloua Mlika. Selon ses déclarations à la police, il aurait rédigé fin 2001, peu après son arrivée à Paris, un « bulletin de mouvement » - le document à établir lorsque quelqu’un est absent sans motif, conduisant à un gel du salaire. Selon le Guide de gestion des représentations à l’étranger, c’est en fait le travail du chef du Centre de gestion financière – mais celui-ci ne voulait pas le faire lui-même (il fait aussi partie des accusés). Ben Slama raconte encore que ce courrier lui a causé des problèmes : Laabidi, le mari de Saloua Mlika, serait venu le voir à la représentation et l’aurait menacé de le faire jeter en prison s’il osait reparler de sa femme à la direction.
Le bulletin de mouvement qu’il aurait envoyé n’a jamais eu d’effet auprès de la direction générale et surtout a disparu sans laisser de traces. Mais ce qui est plus étonnant, c’est que l’ensemble du dossier de Mlika s’est évaporé de la représentation de Paris, comme en témoigne Mustapha Bounaouara, employé en France : "A l’époque où le procès a commencé, le directeur des ressources humaines nous a informé qu’ils avaient cherché le dossier et qu’ils s’étaient alors aperçu qu’il s’était envolé". Ben Slama n’ayant pas gardé de copie pour lui-même, il n’a plus de preuves écrites. Mais il avait, à l’époque, évoqué ses déboires avec la direction avec Bounaouara et un autre syndicaliste respecté, Moncef Ben Romdhane (UGTT), qui lui avait rendu visite à Paris. Tous deux ont fourni des témoignages écrits où ils se disent prêts à en témoigner devant le tribunal. Selon l’avocat de Ben Slama, le juge d’instruction a refusé de les entendre. Un autre élément de preuve refusé par le juge paraît convaincant : des tableaux de notation pour le calcul de primes de rendement de 2005 et 2006. On y voit que sur les 14 employés de TA France, tous ont reçu de leur supérieur une évaluation chiffrée, sauf Saloua Mlika, que Ben Slama refusait de noter puisqu’il ne l’avait jamais vue.
Ben Slama revendique un autre acte de résistance qui n’est pas lié à l’affaire mais qui illustre son opposition aux pratiques mafieuses de la "famille". Il a refusé de renouveler des contrats avec TVS, une agence de tourisme parisienne appartenant à Mourad Mehdoui puis à Imed Trabelsi, cousin du premier. Cette agence réservait des places sur des vols Tunisair sans les payer - certaines sources parlent d’une ardoise de plus d’un demi-million d’euros. Ben Slama aurait été le premier représentant à réclamer à cette agence le paiement de ses dettes. Selon lui, tout cela explique qu’à son retour en Tunisie, en août 2008, il ait été « mis au frigo », dans un poste sans aucune prérogative, sans téléphone et avec une prime de rendement minimale.
Le lourd passé du juge d’instruction
Les gens qui connaissent Ben Slama ne comprennent pas pourquoi il a été maintenu en détention provisoire, bouleversant ainsi sa vie et sa carrière (il est représentant à Rome), alors que ses trois collègues sont libres. Ils ne peuvent s’empêcher de faire la relation entre les déboires qu’il avait eu avec le clan Ben Ali, et le passé du juge d’instruction choisi pour cette affaire, qui n’est autre que Mustapha Kaabachi. Sous Ben Ali, il avait prononcé nombre de condamnations à motif politique en utilisant les prétextes juridiques habituels à l’époque. Parmi les opposants condamnés par Kaabachi, figure Moncef Marzouki (en 2000) et Hamma Hammami (en 2002). "Le juge [Kaabachi] avait maintenu l’interdiction pour M. Marzouki de poursuivre sa défense et les avocats durent se retirer en signe de protestation. Le tribunal avait prononcé contre M. Marzouki une condamnation d’un an de prison sans entendre le prévenu ni les plaidoiries de la défense", avait ainsi rapporté le Conseil national pour les libertés en Tunisie. Quant au procès de Hammami, la Fédération internationale des droits humains l’avait qualifié de "caricature de justice".
Cependant, de l’avis de plusieurs avocats de la défense, le juge d’instruction ferait preuve de tout aussi peu d’indépendance dans le procès Tunisair qu’à l’époque où il servait le régime de Ben Ali. Ils ont eu l’impression que Kaabachi ne voulait prendre aucune initiative par rapport au ministère public. Or un avocat nous a affirmé avoir noté un changement dans l’attitude du juge, entre le 8 juin, où "il semblait décidé à placer tout le monde sous mandat de dépôt, sauf Smaoui et Neji", et le lendemain, le 9. Il l’interprète comme le fait que Kaabachi aurait reçu entretemps l’instruction d’être plus "coulant". Or le 8 juin ont eu lieu les auditions de tous les ex-PDG, puis de Ben Slama. Le 9 juin, ont été entendus les trois ex-représentants à Paris qui restaient.
Alors, Ben Slama a-t-il tout simplement souffert de malchance… ou de l’arbitraire de la justice ? Reviendrait-on aux méthodes des procès "aux ordres" qui cherchent un bouc émissaire ? Toujours est-il qu’il est le seul ex-représentant à être resté en détention. Aucun des trois accusés entendus le 9 n’a été placé sous mandat de dépôt. NiHamadi Ghlala, qui, on l’a vu, a déclaré au juge avoir informé le PDG, le Premier ministère et le ministère du Transport. Il a ajouté que son rappel rapide à Tunis (fin 2001) et sa "mise au frigo" sont la conséquence de ces actes de "dénonciation" - et qu’il finira par démissionner. Ni Ali Maaoui, arrivé à Paris en septembre 2010, qui a simplement plaidé avoir eu d’autres priorités "en seulement quatre mois" [avant la révolution] - mais qui ne pourra pas en dire autant dans l’affaire de l’emploi fictif de Hayet Ben Ali, puisqu’il a été représentant en Allemagne pendant cinq ans. Quant à Bechir Ben Sassi, il a pu apporter beaucoup de preuves concrètes de ses efforts pour mettre fin à l’emploi fictif de Saloua Mlika, et même des deux autres. Son cas est très intéressant puisqu’en seulement deux années, il a été confronté successivement aux trois emplois fictifs du clan Ben Ali à Tunisair : à Paris, Francfort et Zurich !
Ben Sassi, de la nièce de Paris à celle de Zurich
En arrivant en France en septembre 2008, Ben Sassi décide de bloquer la paye de la nièce de Ben Ali. Le document envoyé à la banque pour la paye du mois de septembre (le 26) ne contient pas son salaire. En même temps, il écrit à la direction pour les informer de l’absence injustifiée de l’employée et obtenir une approbation de sa démarche. Selon son témoignage, Chettaoui lui répond alors (par téléphone, jamais par mail) qu’il appellerait la présidence pour demander si le blocage est possible. Quelques jours après, le PDG demande au représentant de débloquer le salaire "en attendant la réponse de la présidence". Ben Sassi s’exécute et la paie de Mlika est traitée à part, le 30 septembre. Un mois après, en absence de réponse de la direction, le représentant remet ça et envoie la paie du 27 octobre en laissant Mlika de côté. Cette fois, Chettaoui hausse le ton et lui ordonne de verser le salaire. Ben Sassi s’exécute le 6 novembre 2008.
Conséquence des retards de la paie, Ben Sassi reçoit une visite de son mari, le fameux Laabidi – ce qui corrobore le témoignage du malchanceux Ben Slama, son prédécesseur. Laabidi ne le menace pas, mais par la suite Ben Sassi apprendra que « l’indic » a envoyé des rapports négatifs sur lui à l’Intérieur. Heureusement pour lui, les rapports du mari de la nièce du président ne semblent pas être pris très au sérieux.
Par la suite, Ben Sassi affirme qu’il a continué à envoyer des mails sur le sujet de Saloua Mlika. Il aurait aussi essayé, comme Ben Slama, de s’opposer au non-paiement des dettes de TVS à Tunisair, l’agence de voyages des Trabelsi. Tout cela expliquerait qu’en septembre 2010 on le mute à un poste moins prestigieux que Paris : Francfort ! Rien de très malin de la part de la direction, puisque c’est justement là que Hayet Ben Ali est, elle aussi, payée à ne rien faire… Adoptant la même attitude, il se serait créé aussitôt des problèmes avec cette sœur de Ben Ali et avec son mari, Fethi Refaï, qui apparemment jouissait également d’un emploi de convenance au bureau local de l’Office national du tourisme tunisien (ONTT).
Du coup, Ben Sassi est immédiatement muté… à Genève, où il découvre que Besma, la sœur de Saloua Mlika, est absente depuis un an de son poste de Zurich ! En effet, il semblerait que les contrôles tatillons des autorités suisses obligeaient Besma Ayed à occuper son poste de temps en temps. Ben Sassi décide alors de profiter d’un projet de fermeture du bureau de Zurich pour mettre fin au contrat de l’employée absente. Le 22 octobre 2010, il écrit en ce sens à la direction, qui accepte de suspendre la paye. Le 22 décembre (les révoltes ont déjà commencé en Tunisie), Ayed vient le voir avec son mari pour négocier sa reprise de fonctions. Elle reprend le travail le 27, mais s’envole le 1er janvier 2011 pour Tunis. Elle ne le sait pas encore, mais son oncle n’en a plus pour très longtemps au pouvoir. Les trois employées seront limogées juste après sa fuite.
Tous ces échanges électroniques sont dans le dossier de défense de Ben Sassi, de loin le plus convaincant de tous. Malgré cela, et bien qu’il soit toujours représentant général en Suisse, le juge a émis contre lui une interdiction de sortie du territoire. Sauf qu’il était si vite reparti de Tunisie après son audition, qu’il avait déjà repris son poste à Genève… De même, Ali Miaoui a pu regagner son poste à Paris. Ce sont donc à la fois de fidèles fonctionnaires représentant la compagnie publique à l’étranger, et des "hors-la-loi" aux yeux de la justice…
Vices de forme et lacunes sur le fond
Les tentatives successives de Ghlala, Ben Slama et Ben Sassi montrent bien les limites du pouvoir des représentants. "Personne n’aurait pu protester auprès de la présidence de Tunisair contre l’emploi fictif de Paris", assène Ali Arous, responsable syndical à Tunisair. Naturellement, ils auraient pu faire une chose : démissionner, ou résister jusqu’à ce qu’on les "démissionne". Au fond, tous les accusés sont coupables de cela : ne pas avoir dénoncé la corruption, ne pas avoir accepté de briser du même coup leur carrière. Mais combien de personnes peuvent jurer qu’elles l’auraient fait à leur place ?
Certes, le juge d’instruction a dans l’ensemble montré plus de clémence envers les ex-représentants (sauf pour Ben Slama !). Mais sur le fond, l’instruction reste superficielle, se plaignent plusieurs avocats, puisqu’il a refusé de considérer franchement la question des responsabilités. Le juge Kaabachi n’a pas pris en compte un document important, le Guide de gestion des représentations à l’étranger. A l’avocat de Ben Slama, Hossem Fkih, qui le lui présentait, il a répondu: "Je me suis déjà fait mon idée, je n’en veux pas d’autre".
Pourtant ce manuel détaille la mission de chaque poste dans une représentation de Tunisair à l’étranger. On lit dans l’édition 2002 que la gestion du personnel tunisien est le rôle du chef du centre de gestion financière, en relation directe avec la direction de Tunis, qui prépare les salaires. Il doit notamment "virer les salaires" et "établir les bulletins de mouvement de toutes les absences". Justement, trois hommes ayant occupé ce poste ont été convoqués : Abderraouf Moussa (1998-2000), Hamza El Ouati (2000-2008) et Hicham Hadj Dahmani (2008-2012). Aucun n’a été placé sous mandat de dépôt.
Le procès Tunisair, un arrangement politique ?
Si on considère la façon dont cette instruction a été menée dans son ensemble, il y a de quoi se poser des questions sur les intentions du ministère de la Justice et plus généralement du gouvernement. Pourquoi ce tapage autour des arrestations, mais aucun suivi médiatique de l’instruction ? Pourquoi choisir d’éclabousser de cette façon des cadres actuels de Tunisair, alors que leur dossier d’accusation est si peu consistant ? Pourquoi traiter les accusés de façon aussi inéquitable ? Pourquoi des personnages-clés n’ont jamais été inquiétés par la police ? Pourquoi choisir un juge d’instruction compromis dans des procès politiques sous Ben Ali ?
Et surtout, pourquoi traiter ce seul emploi fictif alors qu’il y en a eu – et il y a toujours - des dizaines d’emplois de complaisance à Tunisair ? Au moins, n’aurait-il pas été plus logique de traiter en même temps les deux autres cas, créés à la même époque pour d’autres parentes de Ben Ali, et impliquant souvent les mêmes acteurs ? Ceux qui connaissent bien les méandres de Tunisair s’amusent quand on leur parle de ce procès. "C’est ridicule de commencer par cette minuscule affaire, au vu des énormes dossiers : les filiales, les achats du plan de flotte, Mauritania Airways, Karthago !", s’exclame par exemple le syndicaliste Ali Arous.
Beaucoup voient simplement dans cette affaire une manœuvre politique. Pour certaines personnes proches du gouvernement, ce serait en fait une "miette" concédée par le Premier ministère à l’ancien ministre délégué à la Réforme administrative, Mohamed Abbou (CPR). Mécontent du peu de prérogatives que le chef du gouvernement lui avait octroyées, Abbou avait entamé un bras de fer avec lui, qui s’est terminé par des compromis sur ses revendications. Il espérait notamment envoyer beaucoup de dossiers de corruption devant la justice – beaucoup trop, au goût de ceux qui officient au Premier Ministère. Le compromis trouvé aurait été d’envoyer devant la justice ce premier procès "emblématique" de corruption dans la compagnie aérienne nationale. Malheureusement, il ne fait pas honneur à la justice tunisienne. Mais à présent qu’il est engagé, il faudrait le mener jusqu’au bout de façon équitable !
Zoé Deback pour Radio Kalima
Commentaires (2) | Réagir ?
Tu permets qu'on joue un peu au chat et à la souris?
Il est claire que ton dilemme tel que prononcé mènerait sans réfléchir le lecteur vers le premier choix. Celui d'un dictateur assurant à son peuple la liberté. On apprend avec toi Aghioul! Seulement, il y a là comme un sophisme: Ben Ali, non seulement vole et affame son peuple, mais il ne lui assure aussi que peu de liberté. Tu es sûr que tu connaît assez l'Histoire de la Tunisie? Dieu a raison de lui avoir enlevé les cornes!
1-Je vous vole et je vous affame. À part ceci, je protège toutes vos autres libertés.
2-Je vous vole, je vous affame, en outre: je vous dicte comment vous habiller, quoi manger, comment penser, qui et comment croire...
Des deux maux, que choisir ?