Le corps découvert : un défi moral et esthétique autant que politique
Une exposition d’art moderne et d’art contemporain organisée par l’institut du monde arabe à Paris, entre le 27 mars et le 15 juillet 2012, intitulée "le corps découvert, sur le thème de la représentation du corps et du nu dans les arts visuels arabes", propose au visiteur une large sélection d’œuvres, objet de censure, qui embrasse tout un siècle de pratique des arts plastiques arabes.
C’est à partir de la peinture de chevalet que pratiquaient des peintres Libanais et Égyptiens à la fin du XIXe siècle, tels Khalil Saleeby, Georges Daoud Corm, Moustafa Farroukh et Georges Hanna Sabbagh, pour ne citer que ceux-là, que cette exposition choisi de dater l’investissement du corps et du nu dans l’art plastique arabe dans son expression moderne et contemporaine. Soixante-dix artistes et deux cents œuvres ont été sélectionnées pour représenter ce sujet. Toutes ces œuvres ont été choisies selon des thématiques en liaison directe avec le corps, tel, la beauté, le corps souffrant, le désir, l’homosexualité, etc. L’œuvre du peintre algérien Mohamed Racim Femmes à la cascade, représentant le corps nu, réapparaît dans toute sa splendeur à cette occasion.
Une exposition inimaginable et inconcevable dans une quelconque société islamisée, sans provoquer l’émeute suivie de morts, de blessures, de jugements, de menaces, d’intimidations, de persécutions, voire tout simplement d’inquisition. Car en choisissant la représentation du corps nu comme sujet, ces artistes s’attaquaient à un interdit religieux, parce que la représentation de la chair avec tout ce qu’elle évoque comme sensualité et érotisme est considérée dans les sociétés arabo-islamiques, surtout chez les plus rigoristes, comme une déviance morale. Leur acte artistique constitue dès lors ! un défi à cet ordre moral, ainsi qu’au système esthétique autant que politique qui le soutiennent.
Si une société démocratique contemporaine n’existe en tant que telle, ce n’est qu’en fonction du lien social qui fonde son unité et des institutions qu’elle se donne pour la régulation de son activité et la construction d’une image qui façonne son identité. Ses institutions tout en assumant le rôle de garant aux citoyens de l’égalité en matière de droits, de prospérité et de liberté, dans une paix civile garantie par la loi, se doivent également d’être le réceptacle d’innovations et assumer les nouvelles représentations que la société se fait d’elle-même à travers l’art et la science, et qui assurent à son image un processus dynamique d’acculturation permanente. C’est à ce prix que peut s’accomplir le développement harmonieux d’une quelconque société démocratique contemporaine. Celui qui défini la politique et l’identité de l’État en fonction de la culture, en permanence renouvelée, au lieu de l’inverse, c’est-à-dire, des institutions rigides, indifférentes à la dynamique de la société, qui déterminent les contenus de la culture sans que ceux-ci ne puissent avoir prise sur elles. C’est le cas dans les sociétés islamisées, où la censure est instituée comme une instance de normalisation pour ramener la culture aux déterminants idéologiques à travers lesquels s’exerce la domination. C’est pour cela qu’une telle exposition devient impossible à réaliser, sans menacer la paix civile.
Dans ces conditions, la censure est à l’origine de contradictions insurmontables dans la société. Elle génère incontestablement des conflits de valeurs, au fur et à mesure de l’exacerbation de cette contradiction entre les forces antagoniques, déjà constituées ou émergentes, autour de ces valeurs. Ces conflits ne vont pas sans conséquence sur le développement de la société en général, sur les déterminants qui fondent son rapport à la politique, à la culture, à la science, à l’art, au cinéma, et plus largement à tout ce qui participe au façonnement de son image. Ces conflits de valeurs sont souvent à l’origine de dérives, aux conséquences tragiques et inévitables sur la paix civile, entre les différentes forces antagoniques constitutives de l’ensemble de la société.
C’est en cela que le problème de la censure, qui devient un nœud où viennent se cristalliser toutes sortes de blocages, d’immobilismes et d’impasses, vient alimenter en permanence ces conflits structurels et les potentielles dérives qu’ils génèrent. Dans ces conditions, le problème de la censure devient une priorité pour la réalisation de la paix civile, car il y aura toujours des hommes et des femmes qui aspireront à la liberté et à sa réalisation à travers l’expression artistique. Les analyses de Freud laissent entrevoir que la création artistique résulterait d'une névrose induite par le refoulement des frustrations que l'enfant puis l'adolescent ont enfui dans l'inconscient et que l'adulte artiste vient désenfouir et les formaliser dans son œuvre telle une catharsis thérapeutique. Dans son expression consciente, il cherche à donner à ses frustrations une assise collective propre au groupe auquel il appartient et à qui il attribue la source de sa névrose qu'il généralise a tout le groupe comme étant un hiatus commun. L'itinéraire de l'artiste est donc étroitement lié à la nature des frustrations auxquelles il a été confronté pendant sa formation. Son parcours artistique se déploie donc selon une variation infinie de cette catharsis individuelle qu'il identifie et adapte au groupe auquel il appartient. L’ accomplissement de son désir de liberté devient cependant, étroitement tributaire de la censure à laquelle il doit faire face et à affronter à ses risques et périls.
C’est ainsi qu’en Tunisie, une exposition d'art contemporain, qui s'est tenu du 2 au 10 juin dans le palais Abdellia, à la Marsa, dans la banlieue de Tunis, qui abrite chaque année le "Printemps des Arts", une foire d’art contemporain avait dégénéré en émeute, obligeant les autorités tunisiennes à décréter un couvre-feu. Une simple exposition d’art contemporain provoque des seines de guerre civile, commise par une population manipulée par l’élite de l’islam politique. Au final, des dégâts considérables. Trois tableaux au moins ont été lacérés, une installation a été brûlée, des céramiques et des photos ont été retrouvées sur le toit du palais et une liste d’artistes à tuer circulera sur Facebook. Ce mouvement dégénère très vite en émeute nationale. S’attaquant aussi bien à des postes de police qu’à des tribunaux. Le nouveau chef d’Al-Qaida, Ayman al-Zaouahiri, a appelé dans la foulée, le 10 juin, à défendre la chari’a en Tunisie. Le groupe salafiste Ansar Al-Charia avait de son côté appeler à manifester "contre les atteintes à la religion". Parmi les œuvres les plus controversées dans cette exposition, se trouve celle du peintre Mohamed Ben Slama, figurant une femme nue tenant un récipient de couscous à hauteur de son sexe et entourée de têtes d’hommes barbus. En Algérie, la censure est instituée comme une instance de normalisation pour ramener la culture aux déterminants idéologiques à travers lesquels s’exerce la domination du pouvoir nationalo-conservateur. Les bigots Algériens en charge de la culture et à leur tête le ministère de la Culture monopolisent tout le secteur culturel. Ils exercent un contrôle rigoureux pour verrouiller toute forme de création artistique libre, et s’approprient l’ensemble des espaces d’expression artistique pour neutraliser toute visibilité d’œuvres d’art, qui auraient échappé à leur contrôle.
La genèse et les sources de développement de cette censure et son cheminement jusqu'à notre situation actuelle sont inscrits et véhiculés jusqu'à nous par un héritage d’une tradition millénaire, par des mécanismes conscients et coercitifs et d’autres inconscients, sur lesquels nous n’avons aucune capacité à agir dans les conditions qui sont actuellement les nôtres. Des conditions, où la société est maintenue volontairement, institutionnellement dans une situation de conservatisme anthropologique. C’est à cet héritage d’une tradition millénaire que nous sommes contraints de se référer, pour aborder avec toute l’ampleur nécessaire la question de la censure dans un débat libéré de toute forme de contrainte et de convoitise partisane.
Ce débat ne peut être soumis à un rapport de forces consensuelles dominantes, mais doit faire l’objet d’une liberté d’analyse, d’opinion et d’expression, fondée sur une libre pensée rationnelle et universelle. Il doit être de ce fait, le lieu où toutes les occurrences pertinentes, avec leurs interrogations ouvertes sur tous les possibles, y compris ceux, qui tendent vers la recherche de l’exhaustivité et notamment sur les aspects les plus sombres de la société, viennent échouer.
Pour ce faire, il semble nécessaire et indispensable de remonter à la période de l’avènement de l’Islam et de son développement historique. Cette démarche semble incontournable, afin de pouvoir percevoir les prémisses de ce qui deviendra une autocensure et une censure, qui va s’ériger en norme, pour fonder les rapports de domination politiques et structurer l’imaginaire individuel et collectif qui mènera les sociétés islamisées vers l’immobilisme néfaste qui les caractérise aujourd’hui. À ce propos, il n’existe dans le Coran aucune interdiction contre l’art en général et la figuration en particulier. Il n’est pas question dans le Coran d’un quelconque interdit de l’image. Par ailleurs, le Coran jette l’anathème sur les images, certes, mais sur les images en tant qu’objets d’adoration. La condamnation coranique de l’idolâtrie anté-islamique ne désigne que la statuaire, et seulement la statuaire cultuelle. Il n’est donc stigmatisé que l’objet d’art qui devient source d’idolâtrie. C’est plutôt dans les hadiths (considérés d’ailleurs, par les spécialistes de ce sujet, comme l’illustration de la vie intellectuelle de l’époque) et chez les penseurs et théologiens musulmans, qu’il faut chercher une attitude hostile à la figuration, à la représentation de l’apparence extérieure des êtres et des objets en général. Pour l’islam le pêcher n’est pas la représentation imagée du réel vrai, voulu par Dieu, mais d’utiliser cette représentation pour changer de registre, en rupture avec Dieu. Du point de vue strictement artistique, la conquête de la figuration sera atteinte aux tous débuts de la gestation de l’art musulman, aux environs de 730-743, où la représentation humaine fut réalisée. A partir de cette date un art figuratif musulman va se développer ; il se développera surtout en miniature. Les plus importants promoteurs de la peinture figurative ont été, dans l’histoire arabe, les khalifes et les princes. Ainsi, le grand palais du khalife Umayyade Qoçaïr Amra est recouvert de fresques qui forment un groupe de personnages dont les noms sont écrits et qui ont été identifiés comme les souverains vaincus par les Umayyades. Outre cette composition, diverses allégories, des scènes de chasse et de sport, des représentations de métiers, des femmes nues, et un hémisphère céleste avec ses figures traditionnelles de constellations. À l’époque contemporaine, la miniature quitte le petit format et se réalise dans les toiles de dimensions variées, conformes à l’époque. La question du hijab (au sens populaire algérien : confinement de la femme loin du regard masculin) relève plus de structures patriarcales que de prescriptions strictement religieuses. Cette question sera réactualisée à chaque époque dans une forme renouvelée et adaptée au moment historique, et la nudité de la femme frappée de blasphème, aussi bien dans la réalité que dans l’art.
En ce début du troisième millénaire, marqué par un processus révolutionnaire sans précédent dans l’histoire des peuples de la rive sud de la Méditerranée, les enjeux, pour lesquels la majorité des acteurs de ce vaste mouvement sont engagés, restent en deçà des promesses d’un bouleversement d’une telle ampleur. Les raisons de cette contradiction se trouvent au sein des forces du reflux, qui sont sans conteste, imputables essentiellement aux conditions anthropologiques de ces peuples, qui restent profondément figées dans les mêmes conservatismes, responsables, pour l’essentiel, de cet immobilisme.
Ces forces du reflux sont représentées par l’élite islamiste, largement majoritaire, et qui est responsable pour l’essentiel de cet immobilisme. Elle est répartie dans le champ de l’Islam politique, partout, selon la même configuration. Deux tendances hégémoniques dominent le champ politique. D’un côté, il y a les traditionalistes, issus de l’enseignement traditionnel et conservateur de la chari’a, qui revendiquent sans ambiguïté un État théocratique, et de l’autre, les « modérés », considérés comme ouverts à la démocratie, mais une ouverture conditionnée par son inscription à l’intérieur des cadres idéologiques strictes de l’Islam politique. Les tenants de cette tendance dite « modérée » sont considérés à tort d’ouverts à la modernité politique, car, tout autant, issus de l’enseignement de la chari’a, en ayant acquis en plus quelques rudiments de la culture moderne avec lesquels ils tentent de bricoler un discours démagogique qui se veut ouvert à la modernité. En affirmant, notamment, leur volonté à « réaliser les aspirations de leurs peuples à la démocratie et à la liberté, de promouvoir les principes du pluralisme politique et de l’état de droit, de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de doctrine, de sexe, d’opinions politiques, de liberté d’expression individuelle, etc. » Mais leurs objectifs politiques ne diffèrent en rien de leurs concurrents directs (les radicaux), car, ils rejettent tout compromis avec les réformistes laïcs, et n’entendent pas substituer comme source du droit autre chose que la chari’a. Leur idéologie commune est dès plus antidémocratique, car, elle ne tolère en aucun cas une intrusion politique en dehors du tracé de ses propres préceptes. Ils s’entendent ensemble à ne tolérer aucune émancipation réelle des femmes, aucune liberté individuelle ou collective, aucune créativité littéraire et artistique libre ou toute autre manifestation culturelle qui ne serait pas conforme aux à priori d’un rigorisme religieux des plus stricte. En somme, ils ne peuvent tolérer une quelconque œuvre d’un esprit libre. Leur projet de société est l’accès au pouvoir qui est une fin en soi, car, ils sont dépourvus d’un quelconque projet politique. Tout porte à croire, que leur action politique prioritaire ne pourrait être autrement, une fois arrivés au pouvoir, que de neutraliser toutes les formations politiques qui se situent en dehors des cadres de l’idéologie islamiste et de verrouiller systématiquement toute tentative d’ouverture à la modernité et à la contemporanéité du monde.
Depuis sa gestation, le processus révolutionnaire qui s’est manifesté dans la rive sud de la Méditerranée, en tant que mouvement populaire, toutes sensibilités politiques confondues, s’est transformé en un conflit, mettant face à face les militaires contre les islamistes. L’histoire semble se répéter dans cette région du monde, où l’on a l’impression de revivre les conditions de transition démocratique avortée, qui se sont présentées dans l’Algérie des années ‘90, au profit des militaires, avec les violences en moins, du moins pour l’instant. La stratégie des militaires reposait tout simplement sur l’exploitation de l’absence de projet authentiquement démocratique des islamistes pour justifier leur disqualification. Tout se passe comme si l’expérience algérienne des années ‘90, avec toutes les violences et les échecs, qui l’ont accompagné, n’a été qu’une étape préliminaire, pour un processus de démocratisation qui s’inscrit dans la durée.
C’est valable aujourd’hui, surtout, pour le développement de ce processus de transition démocratique en Algérie, qui parait en avance par rapport aux autres pays de la région, du moins dans la prise de conscience politique de sa population, où la capitalisation de cette expérience, a poussé la population à dépasser ce clivage militaire versus islamiste, en boycottant aussi bien les uns que les autres aux dernières législatives. Les désaveux de l’islam politique à l’occasion de ces législatives n’est pas encore la revendication de la laïcité, mais un pas dans cette direction a déjà été désormais franchi. Il appartient aux élites modernistes, qui se revendiquent d’une véritable démocratie sans adjectifs d’en assurer le relais et de contrer toute tentative de régression, aussi féconde soit-elle !
Youcef Benzatat
Commentaires (2) | Réagir ?
S'il y avait du vent dans la (le) voile elle se trouverait bien embettée mais j'aurais aimé que ça soit le vent du renouveau qui souffle dans l'esprit de ces comdammnées de l'existence. Il n'y a et n'y aurait pas une religion qui me priverait de la liverté de vivre car dans vivre il y a " vie" et "ivre"
Pour ceux qui veulent un très bon aperçu de l'exposition "Le corps découvert", une vidéo à voir sur youtube à l'adresse:
http://www. youtube. com/watch?feature=player_embedded&v=fvOxEk5g7NI