Pierre Chaulet : "L’humiliation dans laquelle étaient tenus les Algériens nous a fait rejoindre le camp de l’Histoire"
Dans "Le choix de l'Algérie: deux voix, une mémoire" (Ed. Barzakh, 2012) Pierre et Claudine Chaulet unissent leur voix pour raconter leur parcours au coeur de l'histoire de la guerre de libération et du demi-siècle de l'indépendance de l'Algérie.
Ce qui ressort de votre livre Le choix de l’Algérie… et qui est sous jacent à l’engagement politique pour l’indépendance de l’Algérie, c’est la passion pour l’instruction, les études, le savoir. Est-ce donc l’engagement d’une élite intellectuelle ?
Pierre Chaulet : Par ce livre, nous avons voulu une démarche personnelle dans le récit de nos deux itinéraires familiaux particuliers, Claudine et moi, au moment où nous entamons la dernière étape de notre vie. Raconter à nos petits-enfants ce qui a motivé notre engagement pour l’Algérie, leur décrire un monde qu’ils n’ont pas connu et qu’ils ne peuvent pas imaginer car, historiquement, notre période de vie se situe entre la fin de la période coloniale et la lutte pour l’indépendance, la période de l’indépendance et celle de la phase de l’édification nationale alors que pour les enfants d’aujourd’hui, l’édification nationale est un fait, même si elle a des imperfections. Mais ils ne savent pas d’où on vient. Le temps passant, nous nous sommes rendus compte que cela pouvait intéresser d’autres et contribuer à l’écriture de l’histoire et à l’intelligence collective de ce qu’était, ce qu’est devenue la société algérienne. Certes, nous avions été marqués par l’acquisition des connaissances, la progression par l’instruction. Ma femme, Claudine, est originaire d’une famille d’intellectuels et moi-même issu d’une famille engagée très tôt dans la vie active qui a eu envie de progresser par l’école.
En dehors de cet appétit de connaissances qui résultait de notre histoire familiale, il y a la découverte de l’autre, de l’humiliation de l’autre. Nous partions du principe que la patrie c’est celle où l’on ne peut infliger ni subir l’humiliation. Très jeune, j’ai été sensibilisé aux questions sociales de par l’engagement syndical de mon père ; mais ce que j’ai ressenti à mon adolescence, c’était l’injustice, le trucage électoral, la misère des bidonvilles. Tout cela étaitune espèce de conglomérat assez flou mais qui s’expliquait pour moi par la situation politique.
Qu’est-ce qui vous a fait sortir à 19 ans de votre « bulle coloniale » comme vous dites ?
Nous étions déjà aux franges de cette bulle. De par l’’ouverture syndicale et sociale de mes parents. Mon engagement pour l’Algérie est passé du social au politique je dirais presque de façon naturelle parce que j’ai eu la chance d’entrer en contact avec de jeunes algériens de mon âge dans les mouvements de jeunesse. En discutant avec eux, je me suis rendu à l’évidence que nous partagions beaucoup de choses et nous étions confrontés aux mêmes problèmes. De fait, cette compréhension de l’humiliation dans laquelle étaient tenus les Algériens, les barrières de l’apartheid qui existaient, nous ont fait, Claudine et moi, rejoindre le camp de l’Histoire.
Vous avez tous les deux, votre épouse Claudine et vous-mêmes connus, vécus différemment la période de l’occupation nazie. La voix de Claudine n’est-elle pas plus tragique que la vôtre ?
Absolument. L’Algérie n’était pas occupée mais a subi occupée différemment l’occupation nazie. Par contre, la guerre pour Claudine, originaire d’une région de l’est de la France, était très présente dans le souvenir des différentes générations de sa famille : la guerre de 1870, les deux guerres mondiales. Elle a vécu petite fille les bombardements allemands sur les colonnes de réfugiés ; elle était donc très sensible à la guerre et à la lutte contre le nazisme. Mon beau père, tout colonel de gendarmerie qu’il soit, ayant été docteur en docteur, s’était engagé dans la gendarmerie pour la défense de la République, mu par l’idéal de l’instruction et de l’unité de la République. Lorsqu’il a été affecté en Algérie, dès novembre 1954, il a protesté contre les exactions des parachutistes dans les Aurès. Ce qui lui a valu d’être sanctionné et d’être affecté arbitrairement à Verdun pour garder les cimetières. C’est par ce cheminement familial, soutenue par sa mère, agrégée en Histoire, que Claudine s’est retrouvée étudiante d’André Mandouze, résistant de la France libre. Arrivé comme professeur de lettres à l’université à Alger, Mandouze s’est fortement indigné de l’humiliation subie par les Algériens. Pour lui, la Résistance continuait.
Vous décrivez le milieu hospitalo-universitaire d’Alger des années 50. Quel a été son apport à la guerre d’indépendance ?
Le milieu hospitalo-universitaire de l’époque était majoritairement réactionnaire, plus qu’à droite. Il y avait quelques patrons qui étaient ouverts et en particulier dans le milieu des Juifs algériens marqués par une certaine ouverture aux réalités de la pathologie du pays et de la nécessité de répondre à ses besoins. Mais les autres, dans leur quasi-totalité, qu’ils soient de confession chrétienne ou simplement des radicaux socialistes, restaient indifférents. Ils dominaient et cela leur paraissait naturel, comme allant de soi. Ce qui explique d’ailleurs leur attitude au moment de l’indépendance qui m’a profondément scandalisé. A partir du moment où l’indépendance de l’Algérie était en perspective, certains d’entre eux, comme le jeune Jacques Susini, s’employaient à plastiquer les installations hospitalières. Les autres sont partis comme des lapins, abandonnant leurs malades ce qui me paraît scandaleux sur le plan déontologique. On aurait pu imaginer qu’ayant décidé de partir, ils pouvaient attendre que les médecins algériens viennent prendre la relève et leur transmettre la responsabilité des malades. L’ambassade de France a fait évacuer les malades européens et les médecins ont fui après avoir reçu, au terme de protestations, des affectations en bonne et due forme en France. Cette attitude scandaleuse montre bien qu’ils n’avaient pas d’attaches avec la population algérienne. Ainsi, la zone autonome d’Alger était obligée dans l’urgence d’organiser des dispensaires pour recueillir les malades algériens.
Contrairement à la corporation des enseignants ?
Oui, peut être. Pour les enseignants, cela a été facilité par le fait que leur ligue avait négocié avec l’Exécutif provisoire et ils sont eu le statut de coopérant tout de suite ; ce qui permettait d’assurer une transition pour la rentrée scolaire de 1962. Mais ce n’était pas du tout le cas pour l’establishment universitaire. Les quelques patrons respectables qui avaient assuré la rentrée universitaire se comptaient sur les doigts des deux mains.
Un nom revient dans votre livre, celui de Pierre Roche…
Nous étions copains d’étude, médecins pétris dans le même engagement ; il était avec moi dans la revue Conscience maghribine, membre de l’AJAS (Association de la Jeunesse Algérienne pour l’Action Sociale ). Lui-même menacé par l’OAS, il avait été obligé de partir au Cambodge avant de revenir en Algérie. Lui, ne prenant pas la nationalité algérienne mais engagé pour l’Algérie puisqu’il avait son lot de blessés durant la guerre. C’est un compagnon très proche qui a fini d’ailleurs comme représentant des Français d’Algérie à l’étranger.
Beaucoup de noms de nationalistes algériens défilent et parmi eux Abane Ramdane. Au moment de sa mort, en décembre 1957 vous collaboriez à El Moudjahid, l’organe du FLN en guerre. Vous aviez cautionné la version officielle dictée par le FLN. Vous écrivez : « Avec le confort du recul temporel, de belles âmes journalistiques de l’Algérie indépendante se sont étonnées de notre silence d’alors (…) Mais que pouvions-nous faire, nous simples rédacteurs à El Moudjahid, devant un texte émanant de la Direction et que nous devions publier par discipline militante ? »
Je ne renie pas. Nous n’avions pas « cautionné » ! Nous étions obligés d’appliquer et aujourd’hui les belles âmes journalistiques ne réalisent pas le contexte de l’époque. Nous sentions bien que Abane Ramdane avait été éliminé politiquement ; Amar Ouamrane et Krim Belkacem disant qu’ils étaient d’accord pour son élimination politique mais pas pour la liquidation physique. Je pense qu’il faut bien distinguer les choses. Nous nous étions rencontrés, Abane et moi au moment où je venais d’arriver à Tunis et c’est lui qui m’a recruté à El Moudjahid auquel j’avais collaboré à Alger. Abane m’avait présenté à Ali Boumendjel et à Redha Malek. J’ai travaillé au sein de cette équipe. Après sa disparition, nous savions qu’il s’était passé des choses jusqu’au jour où on nous avait remis le texte émanant du CCE. C’était l’époque où Paris Match avait titré « Les loups se mangent entre eux » Le journal avait fait allusion à l’arrivée de Ouamrane à Tunis et à la fuite de Mahsas (L’évasion d’Ahmed Mahsas de sa prison de Blida en compagnie de Ben Bella en 1952, NDR). Dans cette situation, grave, je ne vois pas ce que nous aurions pu faire. Démissionner d’El Moudjahid ? A quoi cela aurait pu servir ? Il s’agissait pour nous de publier le texte et il était hors de question de saborder El Moudjahid. L’assassinat d’Abane est un problème interne au FLN. Le combat continuait par ailleurs, l’ennemi principal s’appelait le colonialisme français. Pour nous, c’était un problème qu’on allait régler plus tard, mais on n’a jamais rien réglé. Ce qui est frappant, c’est que ceux qui ont pris la responsabilité de liquider Abane n’ont jamais expliqué les motifs qui lui étaient reprochés. Il n’y a pas de raisons affichées. Cela dit, c’était visible que Abane Ramdane portait un projet de société qui était certainement différent, qu’il avait une vision a la fois très exigeante de la démocratie future et en même temps très ouverte. Il lui a été reproché d’appartenir au courant berbéro-matérialiste, ce qui n’était pas vrai. Tels que nous les avons connus, Abane et Ben Mhidi étaient comme les doigts de la main. Ben Mhidi, de formation oulémiste, pieux mais n’était pas du tout d’une religiosité ostentatoire et conquérante et Abane, respectueux des différences culturelles et cultuelles, étaient tous les deux dans la même ligne unificatrice. C’est en restant dans cette ligne que nous avions continué la lutte dans El Moudjahid.
Chacun de ces noms dans la partie «Dans l’Algérie indépendante», sont absents. Pourquoi ?
Tous les cadres qui ont survécu à la guerre avaient d’autres responsabilités : députés ; ministres, ambassadeurs. Tout le monde était dispersé et nous nous sommes retrouvés chacun dans son milieu professionnel. Claudine dans le domaine de la recherche agronomique et moi dans la médecine. Lorsque Claudine s’engage au ministère de l’agriculture, elle avait été contactée par Abdelmalek Temmam puis par Amar Ouzegane. Elle a été responsable au ministère de l’agriculture. Lorsque le centre de recherche qu’elle y dirigeait a été dissout sans explication, elle s’est retrouvée recueillie au centre de recherche du CREAD (Centre de Recherche en Economie Appliquée au Développement, NDR) où elle retrouve Mohamed Seddik Benyahia. Notre meilleure façon d’aider le pays dans l’édification nationale était de faire ce que nous savions faire : pour moi, contribuer à la construction d’un système de santé publique qui soit au service de la population et des plus déshérités. Pourquoi les plus déshérités ? C’était une question urgente de justice sociale car la tuberculose est une maladie de la pauvreté, de l’inégalité sociale, générée par le système colonial. Du côté de Claudine, ce qui la motivait, après avoir travaillé avec les réfugiés en Tunisie, c’était le mouvement de l’autogestion dans nos campagnes : l’organisation spontanée des travailleurs agricoles qui prenaient la succession des colons pour garder vivant l’instrument de production.
Dans quel contexte Abane Ramdane vous a-t-il demandé un rapport sur la situation sanitaire en Algérie ?
C’était en 1956, quand il s’est agi d’organiser le service de santé de l’ALN à Alger. Avec Pierre Roche et d’autres amis, nous avions orienté les malades algériens vers les consultations de médecins amis. Cela était aisé. Mais il y a eu des blessés de guerre à prendre en charge. Un gros travail avait été fait dans ce sens par Nefissa Hamoud ( Epouse du professeur en médecine Mustapha Lalliam qui rejoint les rangs de l’ALN en 1957, NDR) , devenue ministre de la santé et par des infirmiers, des préparateurs en pharmacie. Ce que m’avait demandé Abane c’était d’abord de trouver des médecins européens, des chirurgiens qui n’étaient pas nationalistes mais des médecins normaux qui acceptaient de soigner leurs malades sans les trahir, les donner. A la suite de cela, en automne 56, Abane m’a demandé de trouver un psychiatre parce que des militants qui avaient été arrêtés une première fois étaient fragiles psychologiquement et l’organisation craignait qu’avec une autre arrestation, ils craquent et se mettent à révéler des choses. C’est ainsi que nous avions contacté Frantz Fanon qui a donné son accord. C’est comme cela que Fanon était rentré dans l’organisation de la zone autonome d’Alger. Il était déjà à Blida en relation avec les militants de la wilaya IV. Sur la même lancée, Abane m’avait sollicité pour réfléchir sur l’organisation sanitaire de l’Algérie indépendante. Entre temps, j’avais été arrêté puis expulsé. L’été 57, j’avais préparé ce rapport et, arrivé à Tunis, je le lui ai remis mais il y avait d’autres problèmes auxquels il fallait faire face.
Vous aviez approuvé la déclaration du Premier novembre 54, les résolutions du congrès de la Soummam que vous aviez transporté à Tizi-Ouzou mais vous ne consacrez que quelques lignes à la chartre de Tripoli qui remet pourtant en cause l’esprit de la déclaration du 1er novembre notamment en matière de la liberté du culte… ? Comment expliquez-vous cela ?
La Charte de Tripoli a été rédigée au moment où Ben Bella arrivait à la tête du pays avec le fort soutien du Président Nasser et dans l’optique de la politique du socialisme spécifique. Il y a dans la Charte de Tripoli une espèce de réécriture de l’histoire, une condamnation d’Abane Ramdane assez malvenue et qui ne se situait pas du tout dans l’ambiance de ce que les Français appelaient « La bataille d’Alger » pour essayer d’effacer la bataille de Dien Bien Phu. En fait, il faut voir quels ont été les enjeux de ce terrorisme urbain et de cet engagement des villes dans le combat. Nous n’étions pas d’accord sur le terrorisme aveugle. Abane et Benkhedda comprenaient le problème mais disaient qu’il n’y avait pas d’autres moyens. Il y avait quand même à cette époque la volonté de réunir un maximum de gens. Abane avait pris contact avec le PCA clandestin qui avait demandé l’intégration des combattants de la Libération qui avaient été acquis. A ce propos, Abane avait publié une déclaration très claire dans L’Algérie hors-la-loi de Francis Janson dans laquelle il disait que peu lui importait que tel militant ou combattant soit juif ou chrétien s’il adhérait aux principes de la Révolution. Pour moi, l’intégration des résidus de la population coloniale, c’est l’appel du 1er novembre et la plateforme de la Soummam, noyau dur de la ligne unitaire et unificatrice , admettant la diversité des cultures, des origines, sans distinction de race ni de religion. C’était là une aspiration générale. Malheureusement, ce discours ne pouvait pas être entendu par la minorité européenne qui d’abord avait été conditionnée par son statut social et son enfermement politique dans le Premier collège. La presse était tenue par les milieux colonialistes mis à part Alger Républicain et l’OAS avait repris le slogan « la valise ou le cercueil ». Puis, ce fut la fuite ; une fuite motivée par le sentiment de supériorité qui n’admettait pas que les Algériens soient maîtres chez eux. Même les plus ouverts, les libéraux qui étaient pour l’évolution de la situation n’acceptaient pas cette évidence historique.
Comment les nationalistes algériens voyaient le courant du Christianisme social dans l’idéologie du FLN en guerre ?
Aussi bien que du côté de l’UDMA de Ferhat Abbas qu’à celui du MTLD que je fréquentais surtout, tous les signes d’évolution qui existaient dans les communautés chrétiennes leur paraissaient intéressants. Ils y étaient attentifs. Mais il faut dire que ces signes d’évolution étaient très timides. Cela venait de l’idée qu’il fallait la justice, que le peuple algérien était trop misérable, qu’il fallait une certaine vertu sociale mais sans aller jusqu’à une remise en cause du statut colonial. Toutefois, cette ouverture-là, pour timide fût-elle, était encouragée. Les seules personnes qui exprimaient cette ouverture, paradoxalement, ce n’était pas les aumôniers ou celles des groupes d’associations d’étudiants, mais c’était auprès des prêtres atypiques. Le Père Scotto était très ouvert sur le façon dont il percevait le problème algérien. Mgr Duval venu de Constantine, très classique, prêchait l’amour fraternel. Mais ce courant ne représentait pas une masse unique et il était très minoritaire. Ce qui a marqué les esprits, c’était quand Mgr Duval avait pris position contre la torture le 15 janvier 1955. Il a manifesté son engagement autant pour l’Algérie que pour la Palestine. J’étais très proche de lui pour l’introduire auprès des Palestiniens et il a été très clair là-dessus. Mais ce christianisme d’ouverture ne coïncidait pas avec l’église catholique en Algérie. La majorité du clergé suivait pour ainsi dire sa clientèle et l’école de la République avait joué un grand rôle dans la relation entre le christianisme et l’Algérie française. Un mythe sans consistance.
Parallèlement à l’exercice de la médecine, vous avez été journaliste : la revue Conscience Maghribine dirigée par André Mandouze, vous avez interviewé des personnalités politiques algériennes de l’époque, entre autres, Ferhat Abbas dont les ouvrages sont publiés aujourd’hui. Sur quoi a porté cet entretien ?
Je l’avais interviewé en tant que Président du GPRA en 1960. Il venait de rentrer de Chine et les questions portaient sur la signification politique sachant que c’était un instrument de pression internationale sur la France. Ferhat Abbas s’est rallié au FLN très rapidement. Dans le très beau texte qu’il a écrit un an avant sa mort, il explique son trajet. Il rétablit la cohérence de son parcours. Il faut toujours nuancer les jugements politiques en les replaçant dans leur dans le contexte.
Vos familles respectives ont été solidaires avec votre engagement sans pour autant le déclarer. Le père de Claudine, militaire de carrière, engagé dans la résistance au franquisme et au régime de Vichy, le vôtre, l’un des fondateurs de la sécurité sociale en Algérie, vous sauve carrément des mains de vos geôliers lorsque vous avez été arrêtés par les force coloniales. Mais en lisant le livre, c’est le dévouement exemplaire, à toute épreuve, de la mère de Claudine qui est le plus touchant, le plus authentique pourrait-on dire…
En France, j’ai toujours eu peur des enfants mal élevés de mal me tenir. Lorsque j’ai été arrêté, par chance, je n’ai pas été torturé. Comme il n’y avait rien dans le dossier hormis le fait que j’écrivais au journal L’Action de Bechir Ben Yahmed en Tunisie mais comme mes papiers n’étaient pas signés, c’était facile de nier, j’ai été relâché. A mon père qui était venu me chercher à Barberousse, j’ai dit : « ils ne m’ont pas touché, ils ont voulu m’acheter ». Mis en liberté provisoire, puis j’ai été expulsé. Je me suis retrouvé en France avec Claudine, mis à résidence surveillée. Dès que j’ai soutenu ma thèse de doctorat à Paris, je suis parti à Tunis en décembre 57. Ma belle-mère, la maman de Claudine, était agrégée d’histoire-géographie. Elle enseignait l’histoire réelle. Comme elle était très ouverte, un jeune étudiant algérien, à Oran où son époux avait été affecté, lui avait ramené Le jeune Algérien de Ferhat Abbas. Elle avait cette ouverture d’attention au monde qui l’entourait. Elle a toujours été passionnée par l’enseignement de l’histoire géographie au lycée puis à Sciences Po.
Pour la période de l’Algérie indépendante, le regard de Claudine n’est-il pas plus critique que le vôtre ? (La réforme agraire, l’incompétence des cadres chargés de l’appliquer sur le terrai. Sa voix s’énonce dès votre rencontre chez André Mandouze à Hydra, en 1955, par, justement, la critique d’un article publié dans la revue Conscience maghribine)…
Elle est beaucoup plus intelligente que moi, elle était très vigilante. Son action de recherche dans l’agriculture, en économie et sociologie rurales, n’a pas été comprise ou mal tolérée par les responsables. Cela l’a aiguisée. Par contre, du côté de la santé, nous étions d’accord sur les grandes lignes et il n’y avait pas beaucoup de critiques à faire. Former du personnel, étoffer et appliquer le programme antituberculeux avec les différents ministres. Le soutien des responsables du secteur était plus que politique.
Dans la dernière partie «Textes à l’appui», l’écrit de Claudine « Se guérir de la violence » porte sur la décennie noire. Qu’est-ce qui a motivé son écriture ?
Au moment où elle l’a rédigé, j’étais à l’Observatoire national des droits de l’Homme et nous avions beaucoup réfléchi sur cette notion des droits de l’homme. Quand j’ai été condamné à mort par les intégristes, je suis parti en Suisse, j’ai travaillé à l’OMS c’est à ce moment là, en prévision du colloque de 1997 sur les formes contemporaines de violence et culture de la paix ( Colloque tenu du 20 eu 22 septembre 1997 à Alger par l’Observatoire national des droits de l’Homme – ONDH - ) , Rezag Bara m’avait demandé de réfléchir sur les façons de sortir de l’enfermement cette violence. Nous nous sommes, Claudine et moi, intéressés aux expériences du Chili, de l’Afrique du Sud, de la Yougoslavie sur ces formes de violence pour comprendre comment les populations s’en sortaient. Claudine a écrit ce texte en tremblant. Elle soutenait en substance qu’il fallait reconnaître les causes de la violence, reconnaître les erreurs et, en même temps, qu’ fallait éviter les récidives. Dans ce texte, je l’ai relu encore récemment, il y a tout, tout ce qui n’a pas été fait d’ailleurs. Le terme de « réconciliation » nous paraît très ambigu parce qu’il ne pourrait y avoir « réconciliation » que lorsque quelqu’un admet ses fautes. On parle de « repentis » qui ne se sont jamais repentis. C’est tout le contraire de ce qui a été réalisé en Afrique du Sud où grâce à Desmond Toutou les anciens tortionnaires de l’apartheid ont reconnu leurs fautes. A partir de cette repentance, le processus de reconstruction pouvait être entamé. Tandis que de notre côté, on a confondu « amnistie » et « amnésie ».
Il y a une troisième voix qui rassemble le duo. Celle des passages en italique ?
Elle est née de la façon dont a composé ce texte. Au début, nous voulions tout simplement raconter notre parcours à nos enfants. Nous nous étions donc mis d’accord sur un plan chronologique. Cette idée des deux voix m’est venue d’Abraham Serfaty et son épouse, Daure Serfaty avaient écrit leur journal à deux voix. (Ancien membre du Parti communiste marocain puis du groupuscule marxiste-léniniste Ila-al-Amam (« En avant »), Abraham Serfaty a passé près de dix-sept ans (de 1974 à 1991) en prison au Maroc, NDR) Elle, dehors se battant pour lui et lui, en prison. Nous avions traversé les mêmes périodes historiques mais nous les avions vécues différemment en raison de notre ressenti personnel et de notre situation professionnelle. Pour ces regards croisés, nous nous sommes mis à écrire séparément. Par la suite, nous nous sommes aperçus qu’il y avait des paragraphes visiblement communs. Nous les avions regroupés et mis en italique dans le texte.
On pourrait également citer les duos écrits par Bachir et Lucette Hadj Ali, Aragon et Elsa, Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir…
Ce sont des modèles littéraires mais en même temps que cela donne plus de relief humain au témoignage
Votre livre se termine par « l’exil ». Est-ce la tonalité d’un parcours fait d’engagements pour l’Algérie?
Nous avons été deux fois exilés. La première fois, au temps des parachutistes, nous avions peur et c’était donc la lutte ; la deuxième fois, c’étaient les islamistes qui avaient décidé de m’égorger. C’était la période où Mahfoudh Boucebsi a été assassiné, où des personnalités emblématiques étaient prises pour cible. Au temps des parachutistes, j’étais « un traître », au temps des islamistes « un faux algérien ». Nous avions durement vécu ce deuxième exil durant lequel, je le précise, nous avions été protégés par nos voisins du quartier. Quand Redha Malek a été démis de ses fonctions, je n’avais plus de protection policière. Je suis donc parti en Suisse et j’ai travaillé à l’OMS pendant cinq ans. Mais, après, nous sommes revenus et nous avions été accueillis chaleureusement dans le quartier. Je crois que la tonalité de la fin du livre exprime l’espoir. Certes, Claudine exprime quelque peu sa déception devant la passivité des étudiants. Moi, j’ai été émerveillé de leur intérêt pour ce qui s’était passé. Pour moi la fin du livre exprime l’ouverture et l’espoir.
Dans sa préface Redha Malek écrit : « On peut dire que ce couple heureux a scellé son bonheur dans le combat pour l’Algérie. Algériens, ils ont choisi de l’être à part entière, d’une manière raisonnée et inconditionnelle… »…
C’est vrai ! C’est notre choix. Je ne suis pas à l’aise ailleurs. Quand j’étais en Suisse ou en France, peut être que la vie matérielle était plus simple, mais je m’y sentais un étranger. Redha Malek a bien compris dans quel état d’esprit nous sommes. Nous sommes d’une génération nationaliste qui n’a plus cours maintenant parce que, aujourd’hui, c’est le sentiment communautariste qui l’a emporté. Cela ouvre la voie au révisionnisme, au négationnisme au conservatisme social et religieux. Je refuse l’expression « amis de l’Algérie » ou encore « Les Algériens d’origine européenne ». Il n’y a pas de catégories. Nous sommes des Algériens à part à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. La minorité européenne de l’époque coloniale n’existe plus avec la disparition du statut colonial et chacun rejoint sa classe sociale ou son milieu professionnel d’origine. Or, classer les gens en fonction de leur origine revient au statut colonial. Il n’y a pas d’Algériens d’origine maltaise, kurde ou autres.
Récemment, le journaliste Pierre Daum a publié son livre «Ni valise cercueil, les pied noir restés en Algérie après l’indépendance». Quelle est votre lecture ?
Certes, il a démystifié l’histoire du massacre des pied noir d’Oran mais en même temps sa thèse est quelque peu abusive car les deux cent mille pied noir qui sont restés l’ont été pour des raisons diverses (vendre leur appartement, faire leur récolte, coopération…). Ils ne sont pas restés parce qu’ils ont choisi l’Algérie. Mais l’intérêt du livre est d’avoir montré que tout le monde parmi ces populations n’était pas «Algérie française»
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
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