Abdelkrim Badjadja : "Des archives sont à récupérer auprès d'anciens dirigeants"
Abdelkrim Badjadja exerce depuis le 19 août 2002 les fonctions de consultant en archivistique auprès du National Center for Documentation & Research, Abu Dhabi, Emirats Arabes Unis, mais avant il a consacré l'essentiel de sa carrière aux archives en Algérie.
Pouvez-vous nous présenter une synthèse des archives algériennes ?
Les archives relatives à l’histoire de l’Algérie moderne et contemporaine (1) peuvent être classées en quatre catégories : les archives ottomanes, les archives coloniales, les archives de la Révolution algérienne, les archives étrangères.
1- Les archives ottomanes couvrent la période 1515-1830, et se composent pour l’essentiel des séries suivantes : actes domaniaux de Beit el Beylik ; documents financiers et fiscaux de Beit el Mel ; actes d’état civil (mariages, divorces) et actes de successions Mahakam Charaïa; Correspondance avec la Sublime Porte. Tous ces fonds sont conservés au Centre des archives nationales de Birkhadem. (2)
2- Les archives coloniales 1830-1962 se scindent en deux catégories en fonction de leurs lieux de conservation :
- La plus grande partie, soit 200.000 cartons, avait été transférée illégalement en 1960-1962 à Aix-en-Provence où avait été édifié un centre d’archives spécial pour leur conservation. (3)
- Le reste, c’est-à-dire les archives qui avaient échappé à la spoliation, est conservé en Algérie, en partie au Centre des archives nationales pour le reliquat des archives de l’ancien gouvernement général de l’Algérie, et en partie au niveau des archives régionales d’Alger, Oran, et Constantine, et les structures locales qui en relèvent.
3- Les archives de la révolution algérienne 1954-1962 peuvent être présentées en plusieurs fonds, la plupart conservés aux Archives Nationales:
- Archives du CNRA et du GPRA (1959-1962). (2)
- Les archives de l’ALN encore sous la responsabilité du MDN. (2)
- Un millier de boîtes de documents 1954-1962 offerts par les militants lors de la campagne de récupération des archives lancée par le ministère des Moudjahidines en 1973-1974.
- Les archives des anciennes représentations diplomatiques du FLN/CCE/GPRA récupérées par le MAE dans nos ambassades près des pays arabes bien sûr, mais aussi dans quelques pays occidentaux, et dans les capitales du bloc socialiste et du groupe des non-alignés qui avaient soutenu la Révolution algérienne.
- Des archives de la Révolution algérienne restent encore à récupérer auprès des anciens dirigeants et militants après un travail de sensibilisation.
- A signaler enfin de nombreux documents d’origine nationaliste ayant fait l’objet de saisies par la police et l’armée françaises durant toute la période 1830-1962, et qui se trouvent de ce fait noyés au milieu des archives militaires à Vincennes, dont plus de quatre cents cartons d’archives ALN/FLN saisies. (4)
4- Les archives étrangères relatives à l’histoire de l’Algérie, et qui sont conservées dans les pays concernés: Il s’agit de documents témoignant des relations diplomatiques entretenues par l’Algérie avec des pays étrangers, notamment les nations occidentales. A titre d’exemple, j’avais dressé des tableaux des traités signés avec ces pays au nombre de 15 : 102 traités avaient été signés par l’Algérie du 16ème au 19ème siècle, dont 59 avec la France. (5)
Dans quelles conditions faudrait-il conserver les archives historiques ?
Les archives devraient être conservées dans des conditions climatiques spéciales, en fonction de leur support, si l’on veut les préserver dans le long terme :
- Les archives sur support papier : température 18 degrés, humidité relative 50%.
- Les autres supports, photos, films, microfilms, archives électroniques exigent des conditions climatiques plus strictes : température de 12 à 15 degrés, humidité 35 a 40%.
- Il faut ajouter des mesures de protection des archives contre les incendies, les inondations, les infestations, les bactéries, et aussi contre le vol, les actes terroristes, les risques de guerre… (6).
A l'instar des autres pays, verse-t-on les archives des daïras, wilayas et des ministères aux archives nationales ?
En Algérie, comme dans tous les pays qui ont mis en place des instruments juridiques pour la gestion des archives, les documents identifiés comme ayant une valeur permanente et historique doivent être versés aux centres d’archives spécialisés à l’issue de la période d’utilisation administrative : les administrations centrales versent leurs documents au centre des archives nationales ; quant aux collectivités locales, elles sont tenues de transférer leurs archives aux centres d’archives locales gérés par les services d’archives de wilaya.
Peut-on accéder à toutes les archives et comment ?
Là également des règles universelles régissent la communication des archives : - Les archives, durant leur vie administrative, ne peuvent être communiquées qu’aux seuls services qui les ont versées.
- Dès que ces documents sont classés comme archives historiques, ils peuvent être ouverts à la communication dans un cadre scientifique, afin de permettre aux chercheurs d’écrire l’histoire de leurs pays.
- A noter toutefois que chaque pays édicte des délais de communication, plus ou moins longs, en fonction de la sensibilité des archives. Les archives courantes sont généralement communiquées après un délai de 25 ans. A l’inverse, les dossiers personnels qui contiennent des informations confidentielles sur les individus, ne sont pas communiqués avant un long délai qui peut aller jusqu’à 100 ans.
- Pour ce qui est de la consultation des archives algériennes en France, il faut tabler sur des délais qui courent de 50 à 100 ans, l’administration française se réservant en plus le droit de refuser de communiquer des archives pourtant ouvertes à la communication après expiration des délais fixés. Ces refus peuvent faire l’objet d’un recours devant la commission d’accès, mais l’avis de cette commission "n’est que consultatif; l'administration des archives et le service ayant versé les documents ne sont pas tenus de le suivre, et peuvent maintenir leur refus." (7)
A-t-on accès aux archives des wilayas historiques ?
Je ne peux que vous répondre du point de vue des principes archivistiques en vous renvoyant aux organisations et administrations concernées pour une réponse autorisée. Les conditions essentielles pour avoir accès aux archives historiques sont de trois ordres :
- Que ces archives soient versées aux Archives Nationales, ou aux archives des wilaya.
- Qu’elles soient classées et pourvues d’instrument de recherche appropriés.
- Que les délais fixés par la législation algérienne soient arrivés à leur terme.
Un journaliste peut-il par exemple avoir accès aux archives du MDN ou de la police ?
Lorsque les archives sont ouvertes à la communication, après expiration des délais fixés, le journaliste peut y accéder, comme le chercheur. Je voudrais toutefois préciser que les archives ne sont pas classées en fonction des centres d’intérêt des uns et des autres, mais selon des principes de provenance et de pertinence. Ainsi, si un journaliste se rend aux Archives Nationales en posant comme question : "je voudrais consulter les archives relatant les évènements de mai 1945", il lui sera répondu : "voilà des instruments de recherche de la période coloniale, à vous de préciser quels documents souhaiteriez-vous consulter !". Un jour à Constantine, j’avais reçu un chercheur (débutant) qui ne voulait pas prendre connaissance préalable des instruments de recherche. Il voulait des archives de la période coloniale un point c’est tout. Afin de le mettre face à la réalité de la recherche dans les archives, je lui ai ramené une liasse d’archives : "Voilà une liasse d’archives de la période coloniale". Notre présumé chercheur a ouvert la liasse et s’est retrouvé nez à nez face à des documents bruts dont il n’arrivait pas à saisir la signification. Il est ressorti pour ne plus jamais revenir. En fait, ce que cherchait ce lecteur c’est des archives organisées comme un livre ouvert, il lui suffirait de recopier quelques pages et mettre son nom en bas de texte comme auteur ! Les archives sont produites par des organismes dans le cadre de leur travail quotidien, et les documents sont classés selon l’organisation administrative, pas pour l’écriture de l’histoire. Les chercheurs débutants devraient d’abord s’imprégner des méthodes de recherches dans les centres d’archives avant de s’aventurer dans un labyrinthe de documents bruts. (8)
Entretien réalisé par Yacine K.
Notes et références bibliographiques :
(1) Voir : Abdelkrim Badjadja, Panorama des archives de l'Algérie moderne et contemporaine, article publié dans un ouvrage collectif sous la direction de Mohamed Harbi et Benjamin Stora, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la Révolution algérienne: "La Guerre d'Algérie 1954-2004", de la page 631 à la page 682, Paris, Editions Robert Laffont, mars 2004.
(2) Voir : Brochure sous forme de dépliant des Archives nationales d’Algérie, Alger, juillet 1992.
(3) Centre des Archives Nationales d’Outre-Mer, Aix en Provence :
http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/anom/fr/
(4) Service Historique de la Défense, Château de Vincennes, Paris :
http://www.servicehistorique.sga.defense.gouv.fr/
(5) Voir Abdelkrim Badjadja, « Tableau des Traités de Paix et de Commerce signés par les Etats du Maghreb avec les Nations Occidentales du 16ème au 19ème siècles », in « Badjadja... Passe au tableau ! Un archiviste algérien publie ses mémoires», Edilivre.com, Paris, Juillet 2011.
(6) Publication numéro 11 du Conseil international des archives, «Principes directeurs pour la prévention et le contrôle des désastres», version arabe traduite par Abdelkrim Badjadja.
http://www.wien2004.ica.org/fr/node/38670
(7) Code du patrimoine, Chapitre 3 : Régime de communication.
http://www.legifrance.gouv.fr/../
(8) Abdelkrim Badjadja, Méthodes de recherches dans les Centres d'archives, in « Revue CIRTA», Institut des Sciences Sociales de l'Université de Constantine, n°1, 1979.
Biographie :
Abdelkrim Badjadja exerce depuis le 19 août 2002 les fonctions de consultant en archivistique auprès du National Center for Documentation & Research, Abu Dhabi, Emirats Arabes Unis. Il est titulaire de la Licence en Histoire Géographie (1972), et du D.E.A (1974) de l'Université de Constantine, Algérie.
Il a consacré l'essentiel de sa carrière aux archives en Algérie: conservateur des archives de la wilaya de Constantine de 1974 à 1991, directeur de la Bibliothèque Nationale en 1991-1992, puis directeur général des Archives Nationales de 1992 à 2001. Membre du Conseil International des Archives (CIA), dans la catégorie D. Auteur et co-auteur de 120 publications.
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merci
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