Quelles perspectives pour la démocratie en Algérie ?
Tout laisse à croire que la démocratie avec tout ce qu’elle implique comme modernité est loin d’être un horizon palpable.
Avec ou sans boycott des législatives et quels que soient les résultats qui en sortiront ; avec ou sans soulèvements populaires, qui pourraient éventuellement mettre fin au système politique actuel ; et tenant compte des convoitises impérialistes occidentales et de leurs alliés, les théocraties arabes, qui s’opposent farouchement à l’émergence d’un régime progressiste au Maghreb et au Moyen-Orient ; et tenant compte de la cruauté avec laquelle le peuple algérien a été traité en matière de dépolitisation, par un système totalitaire, autoritaire et conservateur, depuis qu’il s’est emparé du pouvoir par la force au tournant de l’indépendance nationale, aggravant sa régression vers une conscience prépolitique et accentuant son aliénation dans un imaginaire mythologique religieux, en renforçant sa prédisposition à la crédulité dans des discours populistes, dénués de fondements politiques démocratiques, qui le rend vulnérable à toutes sortes de manipulations politiciennes ; et surtout, avec l’émergence d’une élite bourgeoise conservatrice, engagée dans la vie politique dont elle domine le champ d’action et dont la démocratie au sens moderne ne pourra constituer pour elle, naturellement, ni une préoccupation politique, ni un objectif à atteindre, l’Algérie s’achemine tout droit vers un État conservateur, avec une constitution largement inspirée de la charia dans ses principaux fondements. Cette situation ne peut sans nul doute que précipiter le pays dans une phase de désordre et d’incertitudes, que provoquerait une absence de projet de développement et de modernisation de la société en phase avec l’exigence de la contemporanéité du monde. Dans ces conditions, tout laisse à croire que la démocratie avec tout ce qu’elle implique comme modernité est loin d’être un horizon palpable, et ne peut que plonger l’Algérie dans une crise profonde, que les élites progressistes, figées dans une attitude passive, largement absentes du champ d’action politique, feignent d’ignorer, refouler et minimiser, en espérant peut-être qu’une éclaircie naîtrait quelque part après la tempête.
Objectivement, la crise politique algérienne, dans l’état actuel des rapports de forces, peut se résumer schématiquement par une double impasse : d’une part, par l’illégitimité des institutions existantes et de celles qui s’apprêtent à être mises en place par les élections du 10 mai 2012 et par la révision de la Constitution qui se profile, du fait que le processus de leur mise en place pour les institutions et d’élaboration pour la Constitution n’émanent pas de la souveraineté populaire, mais de la volonté d’un régime totalitaire et autoritaire ; et, d’autre part, par l’auto neutralisation de l’opposition, du fait de son incapacité à se structurer autour d’un débat pour un véritable projet démocratique, à même de lui permettre de se constituer en contre-pouvoir pouvant influencer ce rapport de forces. L’autoneutralisation de l’opposition, s’explique principalement par l’incompatibilité des différents projets de société de sa composante, qui bute sur le problème structurel du rapport du religieux et du politique, engendrant une mésentente profonde sur leurs conceptions respectives de la démocratie. En même temps, le pouvoir avait réussi avec l’illusion des réformes pour le changement dans la continuité à accentuer encore un peu plus cette auto neutralisation, en élargissant la clientélisation à son système au profit d’une grande partie de cette opposition, disposée à collaborer à son entreprise illusoire de changement au prix de concessions significatives de leur part sur leurs principes idéologiques, et en marginalisant un peu plus les partisans du boycott, représentés essentiellement par des partis progressistes minoritaires et par des mouvements islamistes fluctuant entre modération et radicalisme.
Devant cette double impasse, aussi bien au sein du pouvoir, que dans l’opposition, un basculement de la situation dans la violence par un soulèvement populaire, qui mettrait fin au système actuel, ne pourra qu’exacerber la crise et faire jaillir au grand jour le clivage entre un conservatisme dominant et un progressisme minoritaire. L’Algérie se redirigera à ce moment-là, vers un avatar de démocratie, dominée par l’idéologie islamiste, en remettant au goût du jour une nouvelle forme de statu quo, qui replongerait de nouveau le pays dans le désordre et l’incertitude.
Quelles perspectives pour la démocratie en Algérie dans cet avenir sombre, qui se profile inévitablement sous le poids des conditions qui sont les nôtres aujourd’hui ? On ne peut qu’espérer, qu’un réveil collectif à une conscience nationale, puisse se manifester pour affronter cette double impasse à la crise politique, par le débat responsable et pacifique, désintéressé, et transcendant les anathèmes et les calculs partisans. Des suggestions pertinentes avaient déjà été avancées par des personnalités, préoccupées par le sort et l’avenir de la nation. Ces personnalités avaient proposé la constitution d’assemblées citoyennes à tous les niveaux de la société, pour une prise en charge du débat autour de la sortie de crise politique et de la crise de la société dans toutes ses impasses en général. En somme, il s’agit d’amorcer une véritable révolution culturelle.
Dans toute société démocratique, le débat politique se veut le cadre théorique à partir duquel se dessinent les hypothèses qui traceront les perspectives de développement et d’émancipation des valeurs qui la soutiennent et orientent son avenir. Il est de ce fait, le lieu où toutes les occurrences pertinentes, avec leurs interrogations ouvertes sur tous les possibles, y compris ceux qui tendent vers la recherche de l’exhaustivité et notamment sur les aspects les plus sombres de la société, viennent échouer.
Qu’entendons-nous par débat dans ces circonstances ? Celui-ci, doit-il être soumis à un rapport de forces consensuelles dominantes, ou faire l’objet d’une liberté d’analyse, d’opinion et d’expression, fondée sur une libre pensée rationnelle et universelle ?Souvent, dans le débat politique, chez les partisans du changement par la participation, par opposition aux partisans du changement par le boycott et la rupture, que chez les partisans du boycott de la mouvance conservatrice radicale, on recourt à un dispositif notionnel et conceptuel qui travestit ses valeurs initiales et fondamentales, faussement présenté comme étant censé être le socle sur quoi doit se fonder la spécificité de la démocratie en Algérie.
Il ne suffit pas de prendre quelques références-clé, puisées dans un répertoire langagier de sociétés démocratiques modernes, telles que "liberté", "droits de l’Homme", "démocratie", "égalité entre la femme et l’homme", "liberté d’expression" et d'autres, et les intégrer au langage traditionnel et conservateur et prétendre fonder un débat pour le changement démocratique. Il ne peut s’agir dans ce cas, que d’un discours dépourvu d’une réflexion pragmatique, mais plutôt démagogique, c'est-à-dire "formaté" sur le seul but d’interpeller un interlocuteur censé être susceptible de s'intéresser aux mots employés, sans pour autant se mettre soi-même à découvert par des propositions explicites, un programme d'action, une stratégie, une définition moderne de la politique et de la démocratie.
Il me semble nécessaire et indispensable, que tout débat sérieux et responsable doit au préalable consister à recentrer d’abord, sur ce à quoi le dispositif notionnel et conceptuel employé lui-même renvoie. La question de la démocratie en est une, la question de la liberté de conscience, la question des droits et de la citoyenneté, la question de la laïcité et d’autres, sont autant de questions sur lesquelles le débat doit se pencher, parce qu’elles sont au fondement du vivre ensemble.
En affirmant que "la thématique de la rupture avec l'ordre autoritaire est ce qui a animé l'action des militants de la démocratie durant des décennies", c'est réduire le débat à un slogan, c’est le réduire à ses propres convictions et positions idéologiques et dénier aux autres formes et contenus de lutte pour la démocratie toute existence et toute légitimité. C'est les exclure même du champ des possibles et clôturer le débat avant même de l'avoir commencé, en prétendant circonscrire, pour son propre compte, le champ des arguments qui doivent le constituer. Au-delà, c'est réduire le champ sémantique du concept de démocratie à une conception de celui-ci, indissociablement d'un adjectif et d'une spécificité qui le détermine.
La discussion libre et pluraliste permet certainement d’identifier la thématique de la rupture avec l'ordre autoritaire, qui a animé les militants politiques depuis des années dans ses différentes expressions. De ce fait, les militants démocrates luttent pour la rupture avec les véritables obstacles à la démocratie, c'est-à-dire, la rupture avec le conservatisme et toutes sortes d'archaïsmes culturels qui fondent et justifient l'autoritarisme. Les partisans de la participation et ceux de la rupture avec le système qui militent au nom de l'idéologie islamiste, récusent la position des démocrates progressistes, et considèrent le débat limité aux conditions initiées que par eux-mêmes, en voulant imposer la légitimité de leurs seuls arguments.
Au-delà de la contestation de l'autoritarisme, la lutte pour la démocratie a été marquée par des clivages idéologiques, qui font que ce concept épousera les contours idéologiques de chaque mouvement contestataire de cet ordre autoritaire au détriment des autres, tout au plus avec des alliances de circonstance pour des objectifs inavoués, d'accès ou de partage du pouvoir, en déniant pour certains la validité universelle de ce concept et lui substituant une acceptation spécifique et particulière auquel on a adjoint un adjectif réducteur, tel que la "démocratie islamique" qui se veut, de leur point de vue, pragmatique et tenant compte des "spécificités" culturelles algériennes et qui pose comme préalable le refus de toute polarisation entre intégrisme religieux et laïcité.
Il ne suffit pas pour un parti d’adhérer au principe du suffrage universel, pour que celui-ci puisse se prévaloir d’emblée d’être démocrate. En cela, la démocratie ne se résume pas au processus électoral et à l’alternance au pouvoir. La question des adjectifs, par lesquels on peut qualifier, spécifier la démocratie est un peu compliquée, parce que, lorsque l’on dit "démocratie islamique", "démocratie chrétienne", "démocratie représentative" et "démocratie participative", on emploie généralement une condition supplémentaire pour ce concept, comme si celui-ci était quelque part impur ou insuffisant. Donc, l'idée de la démocratie sans adjectifs, sans conditions, semble renvoyer plutôt à l'idée de l'égalité sans conditions en matière de droit, qui renvoie elle-même à l’idée de : "Pas de liberté sans égalité, et pas d'égalité sans liberté", c'est-à-dire, que liberté et égalité sont des termes qui se conditionnent mutuellement, mais qui ne peuvent être conditionnés par rien d'autre qui leur soit extérieur.
Imposer à un peuple de vivre en autarcie, de rester figé dans une identité religieuse et ethnique, sans possibilité d'intégrer dans le champ des potentialités de ses désirs de liberté, la liberté de croyance, la liberté de conscience, et toute forme de liberté qui exprime les désirs d'affirmation individuels du citoyen, c'est la négation même du principe fondamental de la démocratie et de la citoyenneté, et la neutralisation de toute possibilité de débat démocratique.
Cette situation peut-elle perdurer sans la garantie des libertés individuelles et des libertés de conscience affranchies du poids de la tradition et des conservatismes de la culture ? L’exemple de la Tunisie et de l'Égypte montre que le combat pour ces libertés ne fait que commencer et la lutte contre les archaïsmes et les conservatismes de la culture est encore plus longue et plus laborieuse que celui qui est contre le despotisme et la tyrannie du totalitarisme et de l’autoritarisme. Il s'agit en fait, de s'attaquer à un problème structurel qui existe depuis un millénaire, contrairement au despotisme tyrannique qui est conjoncturel et qui ne date que de la naissance du nouvel État contemporain au tournant de la conquête des indépendances nationales. Il peut apparaître d'évidence que les deux problèmes sont étroitement imbriqués, c'est un fait, car l’un peut engendrer l’autre indifféremment de l’ordre de leur hégémonie. Et c'est d'ailleurs cela qui pose problème pour la constitution d'une volonté collective. Cette situation est aggravée par le fait que l'éparpillement des forces populaires est incontestablement la conséquence de cette incapacité ou de manque de volonté des élites à restituer le passé à l'histoire, à dissocier les instances et à se fonder sur la raison.
Youcef Benzatat
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