Résistance intellectuelle : régression féconde contre savante faconde

Francis Jeanson représente ce type d'intellectuel totalement engagé pour l'indépendance algérienne
Francis Jeanson représente ce type d'intellectuel totalement engagé pour l'indépendance algérienne

En ces temps préélectoraux en Algérie, les intellectuels résistent ; analysant et critiquant, ils se renvoient la balle via les médias, se soutenant les uns les autres comme les membres d’un club élitiste de la réflexion et de l’intellectualité.

Ils rappelent ainsi l’arène aux débats des philosophes de la Grèce antique qu’on dit abusivement démocratique, mais qui réservait cette pratique à sa classe supérieure en la conditionnant par, entre autres, la possession de terres et le fait d’être Athénien, ce qui contradictoirement excluait de ladite "démocratie" la majorité, c’est-à-dire la masse.

Aussi, dans les lignes du Matindz, lors de ces échanges, d’aucuns ont appelé "traître" un révolutionnaire historique, d’autres ont conclu que la guerre d’indépendance a accouché d’une souris, ou encore, pour expliquer la chose Algérie et la violence de ses enfants, trouvé des réponses chez Sisyphe et Freud, invitant subséquemment et non subtilement, la progéniture accidentelle de la souris, à s’allonger sur un divan. Pour peu que l’analyste qui l’écouterait alors soit un matou, on comprendra dès lors que c’est un cartoon dont il est question, on rigolera, mangera un couscous et ira voter oui à la énième transition. Cette gymnastique cérébrale, ce suage neuronal fleurant le moisi et qui en vérité fatigue le lecteur plus qu’il ne l’éclaire - si tant est qu’un éclairage soit le but visé plutôt qu’un certain plaisir à gloser -, pousse à hurler la question : cela sert à quoi ? Ou qui ?

L’intellectuel et le philosophe : les sens des mots et l’essence des maux

Déjà, un très élémentaire examen des significations des mots, via un encore plus simple coup d’oeil dans un dictionnaire, Le Larousse par exemple, éveillera quelque peu :

- Intellect vient du latin intellegere et signifie comprendre

- Philosophe vient du grec philosophos, ami de la sagesse

Selon donc Le Larousse, réfléchir ou essorer ses neurones pour en faire sourdre une sève qui ni ne nourrit ni ne désaltère, n’est ni comprendre ni aspirer à la sagesse. Et selon la culture populaire et les principes basiques de la communication, il est recommandé et sage de parler aux gens suivant leur capacité à comprendre. À moins qu’on s’adresse à un club restreint et donc ne vise pas à toucher les masses qui bourrent les urnes. Car la société humaine la plus sophistiquée génère naturellement et nécessairement plus de malades que de docteurs et plus de chauffeurs que d’ingénieurs qui conçoivent et construisent leurs voitures : la société humaine engendre plus de masse que d’élites.

Donc, spécialement en période préélectorale, il semblerait plus judicieux d’utiliser un langage simple et clair, sans pour autant être populiste ni démagogique, mais cela signifie une pédagogie désintéressée devant laquelle on s’efface pour le bénéfice de l’autre, du plus grand nombre. À moins que, convaincu de faire partie d’une élite qui n’a pas à s’abaisser au niveau humiliant de la masse, on choisisse de ne s’adresser qu’à ses pairs.

L’histoire, le monde réel, les intellectuels

Pourtant, ces questions ordinaires peuvent éclairer et même inciter à quelque retenue ou susciter quelque réflexion : quel impact ont les intellectuels sur la masse qui vote et sur le cours des choses ? Quel intellectuel a réellement pesé sur l’histoire ? Martin Luther, Calvin, Érasme ? Bien sûr, dira-t-on. Cependant, quant à la rupture d’avec le pape induite par ces derniers, ne fût-elle pas déjà consommée par le roi d’Angleterre Henri VIII pour une affaire loin, Ô combien !, des élucubrations cérébrales ? Une histoire de sexe. L’impact des trois intellectuels s’étant concrétisé via le Concile de Trente en 1545, puis l’Édit de Nantes en 1598, donc des années après la rupture d’Henri VIII en 1533, n’est-il pas indiqué de se demander qui a effectivement pesé sur les choses ?

Restant dans le même registre, qui a le plus contribué à la chute de l’URSS, les géants Soljenitsyne et Sakharov ou Vladimir Vetrov, l’ingénieur en électronique dont on peut s’informer sur le Net et dont est retracée l’histoire dans le récent film L’affaire Farewell ?

Certes, des intellectuels puissants ont influé sur le cours des choses et de l’histoire : il y a Karl Marx, bien sûr, mais il ne s’est pas contenté d’analyser et de critiquer ; il a proposé une alternative et n’a pas méprisé les masses. Pareil pour Lincoln, Lénine, Trotski, Gandhi, Mandela, Martin Luther King, Adenauer, Willy Brandt, Khomeiny, Pahlavi, Atatürk… tous ont certes théorisé, mais ils avaient aussi proposé et mis en chantier l’alternative… Et même Kadhafi, l’autocrate, qui n’était pas que dictateur.

Mais avant de voir brièvement ce qu’il en est de Kadhafi, en dehors de nouveaux courants de pensée ou de mode intellectuelle tel le cubisme ou le surréalisme qui n’ont rien changé et ne changent rien au panier de la ménagère ni à la paie de son conjoint besognant chez Peugeot ou chez la SNCF — tous deux élisant démocratiquement leur gouvernement —, on peut encore se demander quel fut en France l’impact sur le réel des grands écrivains et penseurs, tels les Nobel Camus ou Sartre. Ou celui d’un autre Nobel, Naguib Mahfouz en Égypte. Peut-être qu’une sérieuse étude sur l’effet des intellectuels d’envergure sur le cours des choses mériterait d’être entreprise, ou rapportée si elle est déjà faite, ce qui est sans doute la tâche de l’intellectuel soucieux de comprendre et d’argumenter.

Cependant, de la même façon qu’il est constaté de manière quasi indubitable que le petit ingénieur Vetrov contribua beaucoup plus que donc deux autres Nobel, Sakharov et Soljenitsyne, à la chute de l’URSS, il est également établi que d’autres géants, et aussi Nobel, Einstein et Oppenheimer, malgré leur cri d’alarme soutenu par une flopée de confrères aussi géants, ne purent empêcher le pouvoir de construire la première bombe atomique dont les conséquences néfastes sont aujourd’hui aussi terribles qu’incommensurables.

Mais tout cela est vieux ! Qu’en est-il à présent ? La question se pose par exemple quant à, ces autres géants, Pablo Neruda et Vargas Llosa ; ont-ils plus concouru à la chute des juntes militaires en Amérique du Sud, ou des mamans éplorées — ces folles de la place de Mai à Buenos Aires ? N’y a-t-il donc pas d’intellectuels aujourd’hui qui ont réellement pesé sur le cours des choses ? Pourrait-on alors se demander. Bien sûr que oui. Seulement, ils ne sont pas dans le camp des gentils, selon l’éculée formule hollywoodienne, ni adéquate ni réelle.

Deux exemples suffisent pour illustrer les faits.

- Le premier, Milton Friedman, encore un prix Nobel, dont la doctrine influença Reagan et Thatcher qui mirent au chômage des milliers de besogneux de General Motors et de British Rail, et rendirent quelques dizaines de nantis encore plus riches, beaucoup plus riches (voir "La stratégie du choc" de Naomie Klein sur le Net).

- L’autre, Bernard Lewis, père du concept de "Choc des civilisations" qui servit de prétexte grossier à Bush père pour envahir et détruire l’Irak, faisant des millions de déshérités, déportés, éclopés, orphelins et orphelines, veufs et veuves… et des dizaines de nababs beaucoup plus riches (Alain Gresh ; L'islam, la république et le monde, Fayard, 2004). Cependant, quant à ces deux intellectuels, il faut dire qu’ils n’ont pas vraiment influencé le cours des choses, mais que le pouvoir utilisé leurs thèses pour légitimer son action volontariste et désastreuse pour les hommes, et qui aurait paru sinon injustifiable.

De la séparation du politique et du religieux

S’il est admis que, non le roi d’Angleterre Henri VIII mais des intellectuels fussent à l’origine de la division du monde chrétien en deux courants : le catholicisme et le protestantisme, il est également reconnu à un autre intellectuel l’origine de la séparation de l’Église et de l’État, la laïcité si chère aux démocrates, vrais ou imitations. Il s’agit bien sûr de René Descartes. Cependant, il est moins, beaucoup moins, voire pas du tout reconnu que Descartes s’inspirât grandement d’un autre intellectuel… paradoxalement croyant, de surcroît musulman. Il s’agit d’Al Ghazali.

Aussi, si à la lumière du cas Al Ghazali, il est permis d’affirmer que le véritable intellectuel peut en effet influencer le cours des choses et même de l’histoire, ne s’agirait-il pas alors de s’interroger sur la puissance de ce penseur ? Se demander ce qu’il a et de peut-être s’en inspirer ? Sinon, il serait très facile, quoique assez réducteur, de croire que, tels Friedman et Lewis, l’intellectuel peut être au service du puissant, pouvant fort bien cautionner alors le pouvoir, tout en croyant s’y opposer. Dans une démocratie de façade, justement afin que ladite façade joue son rôle de leurre, il est nécessaire qu’un avatar de résistance existe et se fasse voir et entendre hurler fort.

Si dans le passé, révolutionnaire signifiait gauchiste, tel n’est plus le cas aujourd’hui, la gauche s’étant éloignées des masses laborieuses. Si dans le passé, gauchiste signifiait quasiment intellectuel ou vice-versa, aujourd’hui la droite et les pouvoirs, tous les pouvoirs possèdent leurs intellectuels, les Friedman et ses golden boys de l’École de Chicago, et les Bernard Lewis et son héritier Huntington, des diplômés des plus grandes universités du monde, des Nobel, des experts, des multi polyglottes, des spécialistes connaissant des petits bleds et les habitudes de consommations des villageois bien mieux que leurs maires.

Il serait plus que naïf de croire que les pouvoirs totalitaires sont des brutes sans culture ni intellectuels qui les servent le plus honnêtement du monde. Et les pouvoirs s’en servent. Parfois ouvertement et avec leur complicité : ne fut-ce pas le cas en Algérie en 1992 lors du sursaut républicain salutaire quand les résistants intellectuels hurlaient : "pas de liberté pour les ennemis de la liberté", faisant leur la phrase de Saint-Just, le républicain ? (Ah, ah, ah… ça sent vraiment la BD).

L’alternative à la démocratie de façade et la résistance intellectuelle

Sachant que le Conseil national de la transition a récemment décrété la Libye État islamique et la charia source du droit, n’est-il pas indiqué que les "intellectuels" s’interrogent sur l’avenir immédiat de l’Algérie ? Et proposent une alternative concrète, faisable, réelle… Mais, cela ne signifie pas qu’il faille s’aligner sur, ni s’allier au pouvoir qui a stoppé en 1992 dictatorialement un processus démocratique digne de tout État de droit : alors qu’un certain chef de parti démocratique s’indigna de s’être trompé de société et qu’un autre tout aussi démocratique qualifia le peuple de "ghachi" ou, ce qui n’est point meilleur, de gâchis, le pouvoir annula le deuxième tour des législatives pour sauver le République, un acte tsariste soutenu sans condition et sauvagement par les "intellectuels" (voir les archives du Matin et d’El Watan, ou taper janviéristes sur Google et s’abreuver d’horreur) qui ont déclaré l’ukase de la junte salutaire avant d’aller se mettre à l’abri sur le front de mer, pris en charge par le pouvoir qui tirent ses deniers de la dépossession des masses.

Vingt ans plus tard, après 200 000 morts et 10 000 disparus, le remake ? Autre scénario aujourd’hui avec les mêmes acteurs ? Même scénario avec un autre casting ? Retournement, trahison, maturité ? Je ne le sais. Mais ce que je sais, c’est que l’accoucheuse de souris fût engrossée en 1954 par des gamins, en fait de véritables géants, de très grands David qui, à la différence des raisonneurs qu’ils n’attendirent pas, osèrent piquer le très méchant Goliath, et qui ne furent influencés par nul intellectuel : seuls leur courage et leur amour de la dignité les poussèrent à enfanter l’histoire. Bien sûr, mais après les gamins chahuteurs selon une formule bénigne de diplomate mais tout aussi non amicale qu’inadéquate, il y eut Abane Ramdane qui pensait et théorisait, mais pas seulement ; il agissait aussi sur le terrain. On sait ce que ses frères en ont fait.

Mais ce que me dit Le Larousse et que je sais aussi, c’est qu’être un philosophe ou un intellectuel, ce n’est pas phosphorer et théoriser, mais aspirer à la sagesse et comprendre. Puis, en tant qu’intellectuel soucieux d’efficacité, expliquer et agir, c’est-à-dire militer.

Cette résistance intellectuelle dont le pouvoir fait sembler de s’irriter apparait comme un élément de la démocratie de façade du moment qu’elle n’a absolument aucun contact avec le peuple et aucun impact sur le cours des choses, lequel est totalement contrôlé par les promoteurs et tenants dudit avatar de démocratie ; ces derniers le savent, l’ont compris et font semblant de jouer, jusqu’à décréter tout à l’heure : "la récréation est finie", donner une image aux bons élèves et mettre les mauvais au piquet, coiffés d’un bonnet d’âne. Cette résistance intellectuelle ne semble pas avoir d’autre rôle que de faire-valoir, et d’être choyée tant par les médias, notamment déclarés de droite, renforce cette thèse.

Il n’est d’ailleurs pas interdit ni malsain de croire que toutes les démocraties sont en réalité des façades, car si hier les politiques défendaient d’abord une doctrine, anarchiste, socialiste ou républicaine, aujourd’hui force est de constater que l’économie, pire la finance, souvent véreuse et indigne de Wall Street, du FMI et de la Banque mondiale, dicte les politiques et formatent les politiciens qui, prenant le relais, puisent la sève vitale des jeunes masses, puis les abêtissent pour les transformer en boeufs castrés et besogneux ne désirant, après avoir longuement labouré, que chanter, danser, puis brouter, s’abreuver et somnoler. Résumant cela, on peut cyniquement dire : dictature = tais-toi. Démocratie = cause toujours.

Car si cette résistance intellectuelle n’est pas un élément de la démocratie de façade qu’elle dénonce tant, ses acteurs et ses promoteurs ne devraient-ils pas plutôt aller hurler leur indignation à Bab El Oued et Bentalha ? Plonger dans les yeux de ces orphelins aux regards hagards et leur raconter ce qui s’est passé quand ils avaient l’âge de l’école, leur narrer la version algérienne du petit chaperon vert et du grand méchant loup noir. Peut-être même devoir faire mea culpa et demander pardon sincèrement pour les convaincre de ne pas voter, ou de ne pas voter pour l’Alliance qui, on le sait, ne peut s’empêcher de décréter la charia car elle se renierait, ni pour la junte qui ne peut se renier, on le sait aussi.

Montrer à ces masses qu’à l’hégémonie des puissants, à la dictature de la démocratique majorité, au puissant courant de la mondialisation et au dédain des intellectuels, il y a des alternatives altermondialistes ou désinflationnistes. Ou arriver avec le langage approprié à convaincre les riches et les très riches d’investir dans de véritables écoles ou de créer des bourses qui ne seront pas réservées à une seule classe. Ou encore leur raconter l’histoire du village utopique, mais non imaginaire de Marinaleda en Andalousie, qui pourrait commencer ainsi : savez-vous qu’il y a un maire communiste réélu régulièrement depuis 31 ans ? Que dans sa commune, il n’y a pas de chômage ? Que tous les salaires sont égaux, que tous ses administrés deviennent propriétaires après 15 ans en payant un loyer de 15 euros, qu’il n’y a pas de policiers, que tous participent à la construction des logements sur des terrains communaux, réduisant ainsi les coûts et empêchant la mafia du béton de naître même, que les terres agricoles appartiennent à tous, que, que… ? (http://www.torrentfrancais.com/torrent/marinaleda-un-modele-dauto-gestion-unique-en-europe/10555204/)

Croire et crier que la démocratie ne se décrète pas par le haut telle une loi céleste ni comme un code du commerce, serait-il celui d’un État de droit. Apprendre aux petites gens à respecter la loi, c’est-à-dire le feu rouge et le sens interdit, autant que l’horaire de travail de caissier aux CCP pour lequel on est payé et montrer, non de l’adversité, mais de la disponibilité envers l’autre qui vient encaisser la sueur de son labeur ou sa pension de veuve ou de victime du terrorisme ; apprendre à être responsables avant de prétendre contribuer aux décisions.

C’est certainement de cela dont le pays manque et a besoin ; il n’a que faire de faiseurs d’histoire, mais nécessite des faiseurs de l’histoire qui l’engrossent pour qu’elle enfante, non la souris, mais d’abord le rêve. Car pour être réelle et se vivre, la démocratie se construit par le bas, à partir des foyers, des rues, des quartiers, des communes pour s’élargir et englober la nation entière. Pour être réelle, la démocratie est comme tout projet ; d’abord rêvé, semé dans le cœur, irrigué et édifié dans l’imaginaire avant de pouvoir apparaître au dehors, sur le terrain. Nul n’a bâti sa maison sans que d’abord il en rêvât.

La démocratie n’est pas un système de gouvernance opposé à la charia et dicté par le haut, mais un état d’être, un éveil à la responsabilité et à la liberté, son corollaire. Et la liberté ne peut être enfermée par définition dans aucune définition, limite ou système démocratique. À propos de quoi, il semble approprié de citer l’intellectuel Emil Michel Cioran qui dans son Précis de décomposition a écrit : "Essayez d’être libre : vous mourrez de faim. La société ne vous tolère que si vous êtes successivement serviles et despotiques."

Ou, pour débattre de cette assertion, évoquer un auteur chilien, Luis Sepúlveda, jadis résistant anarchiste, bien sûr emprisonné, torturé puis exilé, qui dans son roman, L’ombre de ce que nous avons été, a écrit : "On n’est vraiment libre que durant la lutte pour la liberté." Peut-être est-ce cela qui meut les intellectuels résistants qui, pour goûter à la liberté, n’ont d’autre alternative que de dire les maux avec les mots que, dans une arène à huis clos, ils se renvoient les uns aux autres comme des écrivains aux écrits vains.

Tahar Demmou

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