L'écrivain Fadela M’Rabet et la génération Algérie post-indépendance
On ne fait pas taire facilement Fadela M'Rabet.
Invitée à Alger en décembre 2011, cette intellectuelle algérienne exilée en France sidère la salle par son audace : l'écrivain critique de façon véhémente le régime, fustigeant la "caste" au pouvoir et les "nouveaux pilleurs de l'Algérie". C'est sa façon toute personnelle de rendre hommage à Frantz Fanon, l'auteur des Damnés de la terre (Maspero, 1961), l'un des fondateurs du tiers-mondisme, dont on commémore le cinquantenaire de la mort. "Je me suis dit qu'il aurait été fier de moi, dit-elle dans un sourire, il a été tellement important. Il disait exactement ce que nous avions l'impression de vivre, nous les colonisés."
Génération Fanon ? En 1962, Fadela M'Rabet a moins de 30 ans quand elle rejoint l'Algérie indépendante, après ses études à Strasbourg. La lectrice de Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952) trouve un pays en plein bouillonnement intellectuel. Partout, à l'université, à la cinémathèque, on débat, on réfléchit, on réinvente l'internationalisme. La parole semble libre. "La capitale algérienne était devenue le foyer intellectuel de la contestation révolutionnaire internationale", écrit, en 2005, l'historien René Gallissot. Alger est de fait un point de rencontre pour les dirigeants des mouvements de libération, d'Afrique et d'ailleurs. Malcolm X y séjourne en 1964. Un an plus tard, Ernesto "Che" Guevara y fait escale, avant d'aller au contact des maquis du Congo.
Parce que tout semble alors possible, Fadela M'Rabet prend position contre les mariages forcés dans les émissions qu'elle anime à la Radio-Télévision algérienne. Elle devient rapidement une figure du féminisme algérien. Son audience est immense, l'émission un symbole de la liberté d'expression du jeune pays.
En France, l'heure n'est pas à la fête. Ni à l'effervescence. En quelques mois, le souvenir de ce qui est encore qualifié d'"événements" disparaît de l'horizon politique. Un effacement d'autant plus frappant que la guerre a déclenché une insurrection des consciences chez les jeunes clercs. Dès 1955, le massacre de civils et le déchaînement des représailles soulèvent une première vague d'opposants, principalement des catholiques, comme l'historien Henri-Irénée Marrou, le latiniste André Mandouze ou l'écrivain François Mauriac. Puis un second groupe se forme autour du comité Audin, du nom de ce jeune mathématicien communiste disparu après son arrestation ; on y trouve les historiens Pierre Vidal-Naquet et Madeleine Rebérioux, le mathématicien Laurent Schwartz, ou encore Jérôme Lindon qui anime les Editions de Minuit. Jean-Paul Sartre comme Raymond Aron, par-delà leurs divergences, prennent position pour l'indépendance.
Plus large encore est le cercle des jeunes gens concernés au début des années 1960 par cette expérience amère : l'armée française, l'armée de la République, organise la répression collective, torture et enferme la population dans des camps. "La guerre d'Algérie a fait éclater les contradictions entre les valeurs humanistes et les enlisements coloniaux", explique l'historien Claude Liauzudans La Guerre d'Algérie et les Intellectuels français (Complexe, 1991).
Dès lors, comment expliquer que les luttes, pétitions et publications clandestines qui ont marqué les années précédant les accords d'Evian n'aient plus que d'infimes échos dans l'espace public ? "On se battait pour solder un passé, et pas pour l'avenir, témoigne le philosophe Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit. Nous étions des dinosaures pour une certaine France technocrate, obsédée par la modernité économique et sociale." Certes, le tiers-mondisme trouve une nouvelle expression dans les comités Vietnam, créés àpartir de 1965. Mais les enjeux spécifiques de la guerre d'Algérie sont enfouis. D'autant plus que les déceptions, pour les militants de la cause algérienne, se multiplient : non seulement la réconciliation n'a pas eu lieu, et les pieds-noirs ont dû partir dans des conditions parfois dramatiques, mais dès le mois de décembre 1962 les débats sur la définition de la nationalité algérienne, fondée sur l'islam, portent un coup rude à leurs idéaux laïques. Tout concourt à leur plus grande discrétion.
Si la guerre d'Algérie est vite reléguée, c'est aussi parce que le général de Gaulle en a décidé ainsi. Pour surmonter les amertumes, il fait revivre le mythe mobilisateur de la Seconde guerre mondiale et de la Résistance, multiplie les musées et les commémorations. Comme le montre l'historien Benjamin Stora dans La Gangrène et l'Oubli (La Découverte, 1991), une France largement rêvée est censée faire oublier la perte de l'empire et retarder le sentiment du déclin.
Plus étonnant encore, Mai 68 ne réveille pas le souvenir de la guerre d'Algérie. Six années seulement séparent pourtant les deux événements. "C'est stupéfiant, s'exclame l'éditeur François Gèze, en 1968, aucun slogan ne porte la trace de la guerre d'Algérie ! Et pourtant tous les leaders de Mai avaient vécu la fin de la guerre à l'UNEF, le syndicat étudiant, ou au PSU, les deux organisations les plus engagées pour l'indépendance." Mais c'est vrai, "en 1968 même, on a très peu parlé de l'Algérie", écrit Pierre Vidal-Naquet, mort en 2006. Est-ce parce que l'Algérie appartient déjà à un passé révolu ? "Beaucoup de ceux qui s'engagent en 1968 le font à cause de la matrice algérienne, affirme l'historienne Ludivine Bantigny, spécialiste de la transmission en politique. Les lycéens étaient très marqués par cette cause et les établissements scolaires étaient de véritables laboratoires politiques. C'est tout un répertoire d'action et de savoir-faire militant qui est repris en 1968."
Les convictions politiques forgées à cette époque sont déterminantes. "Cette jeunesse détestait de Gaulle pour les exactions de l'armée qu'il avait couvertes et elle tirait de cette guerre le sentiment qu'il existait une fausseté de l'Etat français, se souvient le journaliste et historien Gilles Manceron. L'expérience algérienne et l'attitude des autorités sous l'Occupation se superposaient dans nos esprits." Mais nulle référence explicite dans les rues parisiennes : cette filiation reste étonnamment invisible. Ou indicible.
Côté algérien, l'excitation intellectuelle née de l'indépendance retombe bien vite. Fadela M'Rabet qui aimait tant prêter sa voix aux autres sur les ondes est contrainte au silence. Son féminisme dérange le Front de libération nationale (FLN). En 1965, le livre qu'elle consacre à la femme algérienne est retiré des vitrines. C'est aussi l'année du coup d'Etat du colonel Boumediene contre Ben Bella. Pour l'élite intellectuelle, il signe la fin du rêve algérien. La politique d'arabisation, intensifiée par le nouveau régime, permet de reprendre en main les lycées et l'université. "Ces professeurs incompétents venus de Damas ou du Caire avec leur Coran sous le bras ont été nos fossoyeurs, affirme Fadela M'Rabet, notre génération a été mutilée, intellectuellement et physiquement."
De fait, la torture et la "gégène" n'ont pas disparu avec le départ de l'armée française. "On passe de l'autocensure à la censure", se souvient le journaliste et écrivain Maurice T. Maschino. Lui est venu s'installer à Alger dès la proclamation de l'indépendance, où il rencontre sa future épouse, Fadela M'Rabet. Il ne fut pas seul : des milliers de Français, baptisés les "pieds-rouges", ont voulu participer à la construction du nouveau pays.
Ils ont été des milliers aussi à revenir progressivement en France entre 1965 et 1970. Et "ils se sont tus, écrit notre consœur Catherine Simon dans Algérie, les années pieds-rouges (La Découverte, 2009). Revenant du pays de la révolution, ils étaient eux-mêmes imprégnés, en dépit de leur expérience personnelle, de cette idée qu'il ne se passait des choses importantes qu'en Algérie." François Gèze confirme : "Cette génération donne le sentiment d'avoir très tôt disparu dans la nature : elle s'est retrouvée coincée entre la reconstruction gaullienne d'une France résistante et la vision fantasmée de l'Algérie dont personne n'avait le cœur à reconnaître le pathétique échec."
D'un côté, en Algérie, une génération qui échoue dans son projet révolutionnaire et qui subit un véritable essorage intellectuel, de l'autre des hommes et des femmes engagés mais à qui la société refuse le droit de capitaliser sur des actes pourtant courageux. Evoquant, en 1979, le témoignage d'humanité qui fut celui des "porteurs de valises", ces Français qui ont aidé le FLN, André Mandouze soulignait que ces derniers, "à la différence de tant d'anciens résistants, n'ont pas fait carrière, ni en Algérie ni en France".
Une génération occultée ? Un même silence a recouvert le courage intellectuel des uns et des autres, leur liberté critique parfois chèrement payée. Un silence franco-algérien. "Le plus frappant est que la guerre d'Algérie est une référence tous azimuts... dès qu'on quitte la France et l'Algérie", remarque l'historienne Raphaëlle Branche. A commencer par Frantz Fanon, si cher à Fadela M'Rabet : dans le monde entier, il existe une critique vivante qui tente de prolonger sa pensée. "Il faut s'arracher à ce tête-à-tête pour comprendre à quel point la guerre d'Algérie est une matrice extrêmement féconde partout ailleurs, observe la sociologue Nacira Guénif. Albert Memmi est commenté à Taïwan pour comprendre la situation impériale chinoise, Frantz Fanon est étudié dans les universités d'Amérique du Nord et du Sud. Ça résonne de partout !" La guerre d'Algérie n'est peut-être plus aujourd'hui un objet enseveli, comme en témoigne le nouvel intérêt pour son histoire, mais sa dimension émancipatrice est encore à redécouvrir... du moins dans les deux pays qui en furent les principaux acteurs.
Julie Clarini
Commentaires (4) | Réagir ?
vive l’Algerie
faculté de droit m’sila
La révolution menée par les femmes algérienne est à médailler. Mais elle a vite été écartée du pouvoir mis en place après l’indépendance. Mais pourquoi !! ? C'est la question que je vous pose Madame Fadela M'rabet. Avez vous une réponse à ma question???!!! Le reste n'est que légumes sur le couscous