L’histoire mouvementée de la Base de l’Est (2e partie et fin)
Février 1957, Bouglez entreprend une tournée qui le conduit de La Calle au nord, à Louenza au sud.
Il explique aux chefs de ses unités combattantes la portée de l’effort qui est demandé à la Base de l’Est. Le mot "acheminement" a été prononcé pour la première fois par le chef de la Base de l’Est, accompagné par Si Mahjoub de la wilaya II, au lieudit Tabia où campaient les moudjahidine de la 8e katiba du valeureux Sebti Boumaâraf. En les passant en revue, il s’arrête de temps en temps pour dire un mot à ceux qui se sont armés sur l’ennemi, et que Boumaâraf a placés au premier rang. Ils portent le Mas 45 ou 49, le Garant, le Mat 49 ou le FM 24/29. Corps minces, gestes félins, visages aux traits durs, treillis fripés, pataugas épousant toutes les aspérités du pied et le même éclat dans le regard. Boumaâraf interpelle, par leurs faits d’armes, les hommes qu’il affecte, d’autorité, à l’opération : "Ceux qui ont été avec moi au djebel Boussessou un certain grand jour !". Quatre hommes avancent d’un pas. "Celui qui a affronté, seul dans la plaine, un half truck et qui lui a fait rebrousser chemin !" Un homme avance d’un pas.
L’acheminement, une épopée algérienne
Après cette singulière façon d’amorcer les choses, qui fait sortir des rangs une vingtaine de combattants, les volontaires affluent. Bouglez s’adresse à eux en ces termes. Ses mots font vibrer le cœur des hommes : "Ceux qui ont l’honneur d’être reçus par une unité comme la vôtre savent que l’Algérie vaincra. Partout les moudjahidine sont mobilisés mais beaucoup n’ont pas d’armes. Aider nos frères des wilayas II, III et IV est pour nous un devoir patriotique. Je sais que vos souffrances seront grandes. Une marche longue de plusieurs centaines de kilomètres, le dos brisé par une lourde charge, vous attend. Certains d’entre vous périront sur le chemin. Qu’importe ! Plus tard, dans l’Algérie libre, les fils et les fils des fils de ceux qui survivront parleront avec fierté de ce vous aurez accompli. Lorsque vous direz «j’ai fait l’acheminement» et que vous montrerez vos cicatrices, les jeunes Algériens qui vous écouteront sauront ce qu’a coûté la victoire et ils accorderont de l’importance à la liberté". La première compagnie d’acheminement, confiée à Mohamed Kébaïli, secondée par Mohamed Chebila, quitte Ouled Béchih au nord-est de Souk Ahras, au début du mois de février 1957. Si Mohamed Kébaïli tombera au combat sur le chemin du retour. Elle est suivie par trois autres, commandées respectivement par Ahmed El Bessbessi, Youssef Latrêche et Slimane Laceu. Lorsque le retour de la troisième compagnie, conduite par Youssef Latrêche, lui est signalé, Bouglez se rend auprès d’elle à Garn Halfaya, où elle a été envoyée se refaire une santé après son long calvaire. En passant en revue les hommes alignés au garde-à-vous, Il est frappé par leur état physique. Ils n’ont plus que la peau sur les os. La course, le poids du fardeau, le qui-vive permanent et les privations ont gravement marqué leurs corps et leurs visages. Et pourtant, pas un murmure et pas une plainte. Beaucoup portent des sandales qui laissent voir leurs pieds passés au henné jusqu’à la hauteur des chevilles. (Le henné est censé avoir un effet cicatrisant). Youssef Latrêche, le futur héros de la bataille de Souk-Ahras (fin avril-début mais 1958 ), qui a conduit sa compagnie jusqu’aux hauteurs de Médéa, où elle a été accueillie par le commandant Lakhdar Bouragaâ, s’aide de béquilles pour marcher. – "Pourquoi es-tu dans un tel état alors que tes djounoud sont relativement indemnes ?" — "C’est que j’ai fait le trajet deux ou trois fois, mon colonel". — "Comment cela ?" — "A force de courir sans arrêt d’avant en arrière de la colonne, mon colonel !" Bouglez opine respectueusement du chef. Avant de quitter le bivouac de Garn Halfaya, il rend visite aux malades dans l’infirmerie. Non loin de l’entrée du baraquement, son regard bute sur un tas de "pataugas" usés jusqu’à la corde, laissés à dessein dans cet endroit pour l’édification du colonel. Certaines semelles, décollées, apparaissent verdâtres et alvéolées. La plante des pieds des sherpas de l’acheminement avait laissé son empreinte crevassée dans le cuir des "paladiums"… Bouglez, remué par le message pudique des hommes de Youssef Latrêche, suggère à Krim Belkacem de renforcer les moyens de la Base de l’Est par un renfort encore plus important de katiba de convoyeurs d’armes. Krim n’a pas attendu les avis de Bouglez pour agir. Dès le début de l’opération, il était convaincu qu’il fallait gagner la course de l’armement pour prendre de vitesse les parades mobiles et statiques que l’ennemi ne manquera pas de mettre en place pour parer à la menace d’une ALN disposant en quantité et en qualité d’armes modernes. Avant même le départ de Youssef Latrêche pour l’Algérois, une première compagnie venue de la Wilaya II en mars 1957, conduite par Abdelouahab Guedmani, ancien élève du collège moderne de Constantine et futur wali dans l’Algérie indépendante, est prise en charge et conduite à bon port par les hommes de Tahar Zbiri qui campaient sur le Dahret Ouenza. D’autres katibas la suivront. Des camps sont ouverts à l’extrême ouest de la Tunisie. Le plus important est installé non loin de la ville frontalière de Ghardiamaou, au lieu-dit Ezzitoun. Au summum de sa période fébrile, il abritera jusqu’à un millier de maquisards. C’est à une cadence de plusieurs centaines par mois que les armes rentrent en Algérie, au grand dam des généraux français, incapables d’en tarir le flot. "Un seul problème, les armes qui proviennent de l’extérieur !" Ce cri désespéré de Robert Lacoste, le socialiste contaminé gravement par l’épidémie de rage, rebelle à toute thérapeutique médicale, qui sévit dans Alger l’européenne, ainsi que les mises en demeure de Paris, conduisent l’état-major français à rechercher une parade efficace. La construction d’une ligne de fortification le long des frontières est et ouest de l’Algérie va être entreprise. La deuxième division motorisée, qui comprend des régiments d’infanterie mécanisée et des régiments de légionnaires parachutistes ainsi que des groupes d’artillerie, qui est déjà positionnée autour de Souk-Ahras, reçoit dans peu de temps le renfort de la 11e division mécanisée qui occupait jusque-là l’ouest de la Tunisie. Ces deux importantes unités se déploient de telle sorte à couvrir entièrement le Nord-Est algérien. Le dispositif de combat est repensé pour aboutir à une configuration qui lui offre des possibilités optimales. Les états-majors s’implantent au cœur du théâtre d’opération des bataillons de la Base de l’Est : Guelma, Machroha, Souk-Ahras, Taoura, El Kala. Aidés puissamment par le barrage fortifié, qui a avancé à grands pas depuis le mois de juin 1957, des régiments de troupes d’élite, disposant d’hélicoptères pour leur déplacement, tentent de reprendre l’initiative sur le terrain. Dans une contribution parue récemment dans Le Soir d’Algérie, le commandant Mohamed Chebila, acteur éminent de la guerre de Libération, a décrit dans le détail la nature des fortifications édifiées par l’armée française pour isoler l’ALN.
1958, l’année terrible
Fin 1957. Les bataillons de la Base de l’Est, face aux puissants moyens qui leur sont opposés, ont adapté leur stratégie. L’insécurité dans les territoires où ils opèrent est encore totale. L’offensive du 20 octobre 1957, décidée par le CCE, est en général couronnée de succès. Amara Bouglez coordonne personnellement, dans les territoires qu’il contrôle, les opérations. Des camps sont durement harcelés et quelquefois emportés d’assaut. Mais vers la fin de l’année, le dispositif ennemi, sans cesse renforcé, commence à recueillir des résultats. Les unités de l’ALN, affectées à l’acheminement, rencontrent des difficultés pour passer. Elles sont de plus en plus interceptées. Bouglez, au mois de décembre, inquiet de l’évolution des choses, entreprend une tournée à l’intérieur. Il n’est plus escorté par un escadron de jeunes citadins ayant à peine subi l’épreuve du feu, mais par Slimane Laceu à la tête de son commando. Il a troqué la carabine US contre un Mas 49. Aux abords du barrage, il fait des croquis et prend des notes. Dans son rapport à Krim, il insiste sur la disproportion de ses moyens en regard de ceux de l’adversaire. Il demande le retour immédiat en Algérie des katibas stationnées encore en Tunisie avant que la nasse ne se referme. Au moment où son appréciation personnelle est nécessaire sur le terrain, alors que le général Vanuxem à implanté son fanion entre Guelma et Souk-Ahras, Krim est paralysé à Tunis. Il s’échine à pousser le rocher de Sisyphe d’une toujours inachevée cohésion des rangs. L’ALN qu’il veut restructurer et moderniser est encore çà et là dans l’Est, aux mains de seigneurs de la guerre à la vision amoindrie par des œillères, englués dans leur routine, ligotés par des affinités régionalistes et quelquefois aussi manipulés par des mentors animés, soit par un antikabylisme primaire, soit par une lecture au premier degré de la formule "blasphématoire" de Abane : "La primauté du politique sur le militaire". Il est en butte aux pressions du gouvernement tunisien qui voit avec un effroi non déguisé les affrontements se rapprocher de son territoire.
Au début de l’année 1958, Krim, pris par des tâches toutes importantes et toutes prioritaires, est seul pour soutenir la pyramide et il l’est davantage encore depuis qu’il a donné son blanc seing aux bourreaux de Abane. Il est seul comme le sont toujours ceux qui font le choix de ne s’entourer que de collaborateurs qui ne les contredisent jamais. Mouloud Idir, ancien officier de l’armée française, assurément patriote et certainement dévoué à la cause commune, n’a jamais imaginé son rôle aux côtés du responsable des forces armées comme celui d’un médiateur ni son bureau comme une utile étape de concertation, de dialogue et de mise à plat des problèmes pour en dénouer, d’abord à son niveau, la complexité. S’il est vrai que le secrétariat politique de Krim était constitué par la fine fleur des cadres intellectuels de la révolution, le responsable des forces armées, au moment où il ployait sous le fardeau, n’a pas eu la chance d’avoir à ses côtés – dans son cabinet militaire — des hommes de grande envergure. Il n’a eu que des commis. Plus que de métier, il a manqué à ces fondés de pouvoir, cette longue proximité avec les moudjahidine qui donne la capacité de gérer les grognes, les impatiences, les conflits subalternes qui naissent des heurts des caractères et de l’enchevêtrement inextricable des "bonnes raisons". En plus des bilans secs qui caricaturent les situations et où ressortent les noms, soulignés en gras, dans la colonne "débit" des colonels Bouglez et Lamouri, établis par Idir à l’usage du responsable des forces armées, ce dernier prête l’oreille aux commentaires, rapportés par la police du CCE, des "experts" en stratégie qui siègent à la terrasse du Palmarium ou sous la coupole de la Rotonde, les deux cafétérias cossues qui donnent sur les belles avenues de la capitale tunisienne. Krim finit par s’aligner progressivement sur les conclusions, tirées au rabais, qui affirment que les difficultés que rencontre désormais l’acheminement sont essentiellement imputables à une "carence" des responsables de la Base de l’Est et de la wilaya I, "carence" qui aurait permis au génie français de travailler "dans une quasi-totale impunité". Il ne s’est pas déplacé pour constater que le chantier du barrage était protégé par des forces à même de contrer efficacement toute tentative de lui faire échec. Bouglez affirme que chaque portion du barrage achevée est immédiatement intégrée dans le disposition de défense prévu par ses concepteurs et que nul ne peut l’attaquer frontalement sans risquer l’annihilation, il prêche dans le désert. Après une énième inspection in situ, il écrit, en soulignant chaque phrase : "Aux harcèlements incessants dont l’ouvrage est l’objet, répondent des efforts ennemis d’adaptation et de renforcement. L’entreprise a été mûrement réfléchie. Elle a bénéficié d’options d’extension selon les contraintes que nous faisons peser sur elle chaque nuit." Bouglez n’est ni écouté ni entendu. Krim est décidé, sur le plan militaire, à casser une routine qui semble ne plus convenir. Il veut faire de l’armée un ensemble cohérent et discipliné, et il ne peut pas le faire sans casser le lien d’allégeance entre les chefs autoproclamés ou cooptés et leurs hommes. La situation de blocage face au dispositif français lui offre l’occasion d’opérer les changements qu’il juge nécessaires. Il ne veut plus plaider. Il veut agir. "Pour une nécessaire restructuration de l’ALN", il décide de centraliser le commandement. Sa démarche portée par Mouloud Idir se révèlera plus difficile que ce qu’il imaginait. Elle n’est pas comprise par les officiers supérieurs visés par le mouvement. Bouglez et Lamouri lui donnent une coloration politique. Ils pensent que Krim veut écarter ceux qui ont prêté l’oreille au grand politique assassiné en décembre. "Pour une nécessaire restructuration de l’ALN", il décide de centraliser le commandement.
Le Comité opérationnel militaire (COM)
Le 8 février 1958, le Comité opérationnel militaire voit le jour. Il est démembré en COM-Est et en COM-Ouest. Mohamedi Saïd dit Si Nasser, ancien chef de la wilaya III, est placé à la tête du COM-Est. Le nouveau chef d’état-major, côté est, a une vision du monde d’une grande simplicité. La planète du colonel Nasser est peuplée d’hommes voués à l’enfer et d’hommes destinés au Paradis. Dieu, dans son infinie sagesse, a créé des êtres prédestinés à renforcer les rangs des élus, mais ils doivent d’abord s’accomplir dans le sacrifice suprême. Bénie soit la révolution qui offre au mollah-soldat l’opportunité de prêcher le martyr. La ligne Morice, tous les moudjahidine qui ont été commandés par Si Nasser le savent, a été inventée pour l’accomplissement du destin de ces bienheureux. C’est cet homme considérable par la taille, officiellement compétent, en principe courageux, ostensiblement pieux, illuminé par la sainte Révélation que les dynamiques humaines relèvent de la seule volonté d’Allah, qui est opposé au général Vanuxem et aux six autres généraux qui sont à la tête des forces qui occupent de la zone Est Constantinois. Fin janvier 1958, le commandement de la Base de l’Est est retiré au colonel Amara Bouglez au moment même où des actions militaires aux conséquences politiques considérables sont menées par ses unités. Le 11 janvier, un petit contingent français est pris à parti par les hommes du troisième bataillon de Tahar Zbiri, Les cinq prisonniers que les moudjahidine ramènent déclenchent un tintamarre considérable en France et en Algérie. La quatrième République est ébranlée. L’armée française, au diapason des hystéries des ultras d’Alger, menace la Tunisie tenue pour responsable de ses malheurs. Le trop-plein de fureur des lobbies algérois se déverse sur les enfants de l’infortunée Sakiet Sidi Youssef. Mais les échos des explosions des bombes de l’aviation française, qui ont frappé la petite ville tunisienne, parviennent aussi à Manhattan. Un tollé considérable s’ensuit. Les grandes puissances s’en mêlent. Le conflit algéro-français est brutalement internationalisé. Bouglez fort de ses succès, faisant la sourde oreille aux accusations dont il est l’objet, décide la création d’un quatrième bataillon… Il demande, mais il ne l’obtient pas, un sursis avant de rejoindre sa nouvelle affectation au COM. Il veut veiller personnellement à la mise en place, sur un itinéraire plus au sud, de cette nouvelle grosse unité articulée autour des vétérans de Youssef Latrêche. (Nous verrons, dans une autre contribution, ce qu’il en coûtera à ce quatrième bataillon d’avoir été déployé au delà de la ligne Morice, par le chef du COM, dans un moment de grand flottement).
Celui dont dépend le sursis demandé par Bouglez est le commandant Mouloud Idir, directeur du cabinet militaire de Krim. Des contentieux anciens opposent les deux hommes. Le chef de la Base de l’Est n’a jamais accepté d’être bousculé par des ordres intempestifs concernant la meilleure façon (vue de Tunis) de détruire le barrage. Il s’est gaussé, souvent ouvertement, des "alibis" qui empêchent Idir de tester, en personne, la profondeur et les aspérités aiguisées, tranchantes et détonantes du glacis fortifié. Il a été ouvertement critique devant l’amateurisme qui a caractérisé la préparation et l’exécution, par le même Idir, de l’expédition de juillet I957, censée atteindre, via la Libye, les champs pétroliers déjà prometteurs de Hassi Messaoud. Mouloud Idir, avant le franchissement de la frontière libyenne, avait écarté du commandement de l’opération les officiers expérimentés mis à sa disposition par Bouglez et Lamouri, dont Nour Lamouri, frère du chef de la Wilaya I, Lakhdar Belhadj, chef de la Zone V de la wilaya I, Laïd Sabri, compagnon de l’intrépide Hogass, Ferhat Berrahal, vétéran de Novembre 1954, ainsi que le deuxième homme du commando de Slimane Laceu, pour désigner à la tête de l’unité, selon des critères connus de lui seul, Mohamed Bernou — un brave type — qui était, un mois avant le départ de l’expédition, paisible employé de la compagnie qui gère l’aéroport de Bône-les-Salines. Cette façon de faire mettra Mohamed Lamouri et Amara Bouglez, de passage à Tripoli, dans une indescriptible colère. Bouglez, n’ayant pas d’autres moyens de se défendre, hormis de s’insurger, ce à quoi il se refuse, range ses affaires et fait ses cartons. Il sait que son affectation dans un bureau est la fin de la ligne ascendante de sa carrière militaire sur le terrain. Il en est très affecté. Averti, il sait qu’il ne paie pas une éventuelle faillite de la stratégie de la Base de l’Est, mais son franc-parler et ses positionnements aux côtés de Abane Ramdane. Au cours du second semestre de l’année I957, son refus, ainsi que celui du colonel Mohamed Lamouri de respecter la quarantaine appliquée à l’un des architectes du congrès de la Soummam ont fortement inquiété. Non seulement les deux colonels ont partagé ouvertement les critiques de Abane concernant "la gouvernance" des "3 B", mais Bouglez est allé plus loin encore en proposant à Abane, au mois d’octobre 1957, de prendre le commandement de la Base de l’Est. Le fait accompli d’un Abane à la tête de la force militaire d’où le CCE tient son pouvoir, aurait changé le rapport des forces au sein de ce directoire. La proposition – au nom de l’ensemble des membres de l’état-major de la Base de l’Est – a été faite à Abane dans l’enceinte de l’hôtel Claridge, à Tunis, au mois d’octobre 1957, soit deux mois avant sa mort. Le colonel Bouglez, les commandants Mohamed Aouchria et Tahar Saïdani (Tahar Saïdani est toujours de ce monde) ont tout fait pour que Abane accepte cette proposition. Cette proposition a-t-elle précipité la mort de Abane ?
Sous la couronne des chênes
Amara Bouglez, le 17 février 1958, fait ses adieux à ses compagnons réunis non loin du camp français de Aïn Ezzana, sur le terrain d’opération du 2e bataillon. Il quitte la Base de l’Est à un moment crucial de la guerre, l’importance de ce qu’il a accompli, attesté par le dispositif extraordinaire que l’ennemi a mis en place face à lui. Sous l’ample et majestueuse couronne des chêneszéen, un silence insolite règne. L’atmosphère est chargée de cette densité pesante qui imprime chaque image, pour longtemps, dans la mémoire des hommes. La nouvelle de la mort de Tahar Zbiri, de Sebti Boumaâraf, de Chérif Mellah et des cent vingt combattants qui les accompagnaient venait de parvenir. La 8e katiba, qui avait forcé le passage du barrage fortifié, encerclée au sud de Guelma, au lieu dit Sfahli par le 9e RPC du colonel Buchoud, avait succombé au bout de trois jours de durs combats. (Tahar Zbiri, donné pour mort, reparaîtra quelques jours plus tard à la tête d’une poignet de rescapés, dont Cherif Braktia futur colonel de l’ANP). En embrassant du regard les rangs des hommes venus le saluer, et connaissant la raison de leur tristesse, il prononce quelques mots de consolation : «Si Tahar a échappé à la planche fatale dressée pour lui et pour Benboulaïd dans la prison de Constantine, parce que son destin était de mourir debout et les armes à la main. Lui et ses compagnons nous ont précédés dans les jardins d’Allah. Gloire à nos martyrs», puis il poursuit dans une de ces envolées dont il a le secret : "Ensemble, nous avons réussi une chose extraordinaire. Je ne parle pas de la prouesse de ceux d’entre vous qui ont traversé de part en part l’Algérie quadrillée par une armée. Je ne parle pas de la preuve donnée sur les champs de bataille de votre valeur. Je ne parle pas des souffrances que vous endurez et que vous endurerez encore longtemps. Mes frères des djebels de Souk-Ahras, mes frères venus de l’Aurès, du Djurdjura, de Collo, du Souf, de L’Ouarsenis, de Fellaoucen ou de Béchar, mes frère venus de France, du Maroc, d’Allemagne ou de Tunisie, vous combattez côte à côte, épaule contre épaule, avec la même ferveur, pour la liberté de l’Algérie. Votre compréhension du monde convergente et vos valeurs communes sont le véritable ciment de l’unité de notre peuple. Si la Base de l’Est devait être fière d’une chose, c’est de vous avoir réunis autour de la seule idée qui vaille : renforcer dans le creuset brûlant de la Révolution les liens indéfectibles de la nation algérienne". Jamais les mots "peuple uni et nation forte" n’ont eu autant d’intensité que ceux prononcés ce jour-là par le colonel Bouglez. La ressemblance entre les maquisards venus des horizons les plus divers était saisissante. La mystérieuse alchimie du milieu conducteur où ils se trouvaient, transcendait les dissemblances des traits des visages, les différences des tournures des phrases, les particularités des inflexions du parler, les faisaient proches comme le sont les enfants d’une même mère chez qui perlent le même sang et la même lumière du regard. Les moudjahidine rassemblés dans la petite clairière de la forêt de Ouchtetta sont trop émus pour penser à applaudir Amara Bouglez. Ils le seront davantage encore quand ils le verront, quelques instants plus tard, remettre son «Mas 49», symboliquement, à un jeune maquisard.
Les affligeantes réalités de l’arrière
Amara Bouglez était un grand réaliste dans ses rapports avec les hommes, tant il avait palpé, avant la ligne burinée de novembre, le faux tissu qui les parait. Il aimait la révolution parce qu’elle avait transmuté, telle une pierre philosophale, les sentiments de ceux qui l’accomplissaient. Il savait que la constance dans l’amitié était conditionnée par l’avantage que l’autre escomptait en tirer, le prix indiscutable qu’il exigeait pour se laisser convaincre était le partage des mêmes valeurs. Le pécule commun à tous les moudjahidine — vivre et mourir pour l’Algérie — le fit ainsi l’ami de tous. Il s’arrêtait souvent au milieu d’une phrase pour évaluer le degré d’attention de son vis-à-vis. Quand il découvrait l’indifférence ou la distraction, il l’imputait d’abord à la faiblesse de son exposé, il réajustait alors son approche, multipliant les "tefhem ?", attentif à la direction du regard, au lapsus révélateur ou aux raclements de la gorge qui traduisent souvent l’agacement et plus souvent encore l’insolence. Devant l’entêtement, impossible à déliter par la raison, il savait asséner, avec le ton idoine, l’obligation de l’obéissance aux ordres du chef. Ses colères n’étaient jamais feintes, mais elles étaient rares. Aucune de ses unités n’entra jamais en dissidence contre lui. Lorsqu’un petit chef – les petits chefs, en temps de révolution, ont souvent de grandes ambitions — commence à exprimer quelques velléités de dissidence, il savait fourvoyer le capitaine em… dans l’impasse étroite d’un bureau afin qu’il puisse, sans danger pour personne, soulager son stress en éructant tout à loisir ses diarrhées verbales. Le plus rugueux, il l’affectait dans une de ses unités de combat — chez Laceu ou Boumaâraf de préférence — où, voyant la Faucheuse quotidiennement à l’œuvre, le prétendant sera très vite convaincu de cette précarité de la vie qui amène à relativiser les choses et à apprécier les bonheurs simples comme manger de la "souika", boire de l’eau saumâtre, espérer que l’aboiement d’un chien derrière la crête ou la lumière pâlotte, que l’on devine dans les profondeurs des ténèbres, marquent la présence d’une hutte de paysan qui n’a rien à envier, après plusieurs nuits de marche et de privations à une suite dans un "cinq étoiles". Maître incontesté d’un immense territoire, il n’usa jamais de son pouvoir pour mettre à mort des moudjahidine. Le pénitencier qu’il ouvrit et qu’il confia à Chaïb El Hasnoui, ceux qui y séjournèrent découvriront un jour qu’il leur avait évité le seul voyage d’où nul jamais ne revient. Amara Bouglez, désormais membre du COM, sera chargé de la formation et de l’instruction. Il sera très vite confronté aux affligeantes réalités de l’arrière. Le poids des rancœurs accumulées depuis que Krim a cédé au principe vieux comme le monde, hermétique comme les certitudes : «Les miens sont toujours les meilleurs», (et ils le demeureront hélas, même quand ils auront démontré, au pied du mur, le contraire), ajoutés aux jeux malsains de ses pairs du CCE qui travaillaient dans l’ombre à sa perte, ajoutés encore au traumatisme provoqué par l’assassinat de Abane mettront, dans très peu de temps, en branle la dynamique du complot dit "des colonels".
Mohamed Maarfia
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