"Oran, 5 juillet 1962: chronique d'un massacre annoncé"
Pierre Daum, journaliste, auteur notamment du livre "Ni valise, ni cercueil. Les pieds-noirs restés en Algérie après l'indépendance." Préface de Benjamin Stora. Solin / Actes Sud, 2012) est allé enquêter sur place. Voici ce que cet envoyé spécial du "Monde Diplomatique" a publié dans l’édition de janvier 2012 du mensuel.
Il y a cinquante ans, le peuple algérien accédait à l’indépendance. En juillet 1962, les journées de liesse ne furent entachées d’aucune violence envers les Français encore présents. Sauf à Oran, où des dizaines de pieds-noirs furent tués par la foule. Depuis un demi-siècle, les principaux récits de ce massacre ignorent les témoignages des Algériens.
Oran, cinquante ans après. Le vieil homme ajuste avec habileté son beau turban immaculé. "Vous êtes sûr qu’il faut reparler de cela, soulever toute cette boue ? Cela fait si longtemps ! Ici, on préfère oublier." Il y a plus d’un demi-siècle, cet homme – qui ne veut pas donner son nom – participa à la guerre de libération de son pays. Sous-officier de l’Armée de libération nationale (ALN), il se retrouva souvent, mitraillette au poing, à combattre des soldats français. Même si, très pieux, il n’aime pas évoquer tous ces morts, il reste convaincu de la justesse de son combat d’alors. "Vous, vous êtes français, lance-t-il sur un ton provocateur. Vous ne saurez jamais ce que c’est que d’être considéré comme un bougnoule ! Et en plus, dans son propre pays ! » En revanche, à l’évocation de la journée du 5 juillet 1962 à Oran, à laquelle il a participé, son regard se brouille. « Même si j’ai tout fait pour arrêter la tuerie, cette journée reste une honte pour nous..."
Ce jour-là, l’Algérie tout entière fêtait son indépendance. Dès le petit matin, dans chaque ville, dans chaque village, des millions d’Algériens envahirent les rues, brandissant des milliers de drapeaux vert et blanc, dansant, riant, chantant. Les quatre cent mille Français encore sur place (sur un million avant la guerre), d’abord un peu inquiets, finirent pour certains par se mêler à la foule. Aucun incident, nulle part, ne fut relevé. Sauf à Oran. Dans la grande métropole de l’Ouest, où se trouvaient toujours cinquante mille pieds-noirs, aux côtés de deux cent mille Algériens, la fête se transforma soudain en tuerie. Pendant quelques heures, une chasse à l’Européen s’organisa, et des dizaines, voire des centaines d’hommes et de femmes furent massacrés à coups de couteau, de hache et de revolver.
Tout avait pourtant bien commencé. "C’était un jeudi, il faisait très chaud ce jour-là, se souvient M. Hadj Ouali, qui avait 18 ans à l’époque. Avec ma famille, nous habitions le quartier Saint-Antoine, mais l’OAS nous avait plastiqués trois fois, et nous avions été obligés de déménager à Ville-Nouvelle, où ne vivaient que des Algériens. Ce matin du 5 juillet, tout le quartier est descendu au centre- ville, en direction de la place d’Armes. Soudain, un peu avant midi, on a entendu des coups de feu. Sans qu’on sache très bien d’où ils venaient, ni qui tirait, la rumeur est partie : “C’est l’OAS qui nous tire dessus !” Tout le monde s’est mis à fuir, ça tirait de tous les côtés. Ensuite, on ne peut pas savoir ce qui s’est passé. Personne ne peut vous le dire. C’est pas possible ! Parce que vous êtes pris dans un engrenage, et quand vous vous réveillez... Il y a eu beaucoup de morts, c’est certain. » Quand on lui demande si lui-même s’est retrouvé à tuer quelqu’un ce jour-là, il esquive avec un rire crispé : "Ne me faites pas dire ce que je ne vous ai pas dit ! Non... Je vous dis que les gens étaient pris dans un engrenage, et puis... il s’est passé ce qui s’est passé... Toute cette histoire-là, il faut l’oublier..." On insiste. Qu’a-t-il vu là, au centre-ville, à partir des premiers coups de feu ? "J’ai oublié." Long silence. "Ma mémoire s’est effacée."
On n’obtiendra pas plus de cet homme, ni des nombreux Oranais rencontrés, qui ont assisté de trop près, voire participé, aux horreurs perpétrées ce jour-là contre les Européens. Certains, moins impliqués peut-être, ont accepté de témoigner, tel M. Rachid Salah, jeune instituteur à cette époque. "Un coup de folie, une foule hystérique qui ne se contrôle plus, l’explosion d’une rage accumulée..., je ne sais pas comment appeler cela autrement, tente de décrire l’ancien enseignant, devenu plus tard policier. A un moment, je me suis retrouvé sur l’Esplanade, à Ville-Nouvelle. Là, devant une foule hystérique, je vois un homme attraper un Français et lui ouvrir le ventre avec un couteau, sous les yeux de son fils. J’essaye d’empêcher le petit garçon de voir, et alors la foule se met à hurler contre moi ! J’ai vite déguerpi, je suis allé me réfugier chez ma copine, boulevard Paul-Doumer, à la frontière avec Plateau-Saint-Michel. De son balcon du premier étage, j’ai vu des petits groupes de quatre ou cinq pieds-noirs emmenés par des Algériens hystériques. Pas des soldats, pas des fedayins, non, juste des gens hystériques."
Tous les témoins le confirment : tandis qu’une grande partie des manifestants rentrent précipitamment chez eux, d’autres restent au centre-ville, dans ces rues strictement européennes depuis de si longs mois, et se déchaînent contre n’importe quelle personne au faciès trop "français". "C’est vrai que c’est horrible, mais on ne peut pas parler du 5 juillet sans parler de ce que nous avons subi avant, s’emporte M. Mokhtar Boughrassa, Oranais de 80 ans, pourtant toujours très posé. Moi, j’ai eu un beau-frère qui a été arrosé d’essence et brûlé vif, Plateau-Saint-Michel, rue Dutertre, en octobre 1961, lors d’une manifestation de pieds-noirs. C’est un cas parmi des milliers ! A partir de l’été 1961, tous les jours, à Ville-Nouvelle, nous avions des morts, abattus comme des lapins par des tireurs pieds-noirs postés en haut des immeubles proches de notre quartier. Et parfois, ils nous balançaient même des obus de mortier ! Un jour, ma fille devait avoir 3 ou 4 ans, elle marchait dans la rue, accompagnée par une voisine de 9 ans qui la tenait par la main. Celle-ci a été abattue par un type embusqué en haut de la rue Stora, Plateau-Saint-Michel, avec deux balles dum-dum. Elle est tombée, sa main dans celle de ma fille..."
La foule a laissé exploser sa rancœur, comme un abcès qui crève
M. Saddek Benkada a été maire d’Oran de 2007 à 2010. Avant cela, il s’est surtout illustré par ses travaux universitaires sur l’histoire de la ville pendant la période ottomane. En 1980, avec son collègue Fouad Soufi, il a entrepris de reconstituer ces derniers mois de la présence française à Oran. "On a du mal à imaginer la pression et les souffrances endurées par les Algériens d’Oran pendant l’année qui a précédé ce 5 juillet, explique M. Benkada. Certes, le Front de libération nationale [FLN] tentait de répliquer, mais le combat était complètement inégal. L’OAS, qui jouissait de complicités dans l’armée et l’administration, disposait d’un armement considérable, alors que les fedayins se partageaient un petit pistolet pour un groupe de cinq ou six. J’ai retrouvé la liste complète de tous les morts algériens à Oran entre le 1er janvier et le 30 juin 1962 : il y a eu 859 victimes musulmanes, contre une poignée de tués européens. Un événement particulièrement traumatisant fut l’explosion simultanée de deux voitures piégées, le 28 février 1962, sur l’Esplanade, au cœur de Ville- Nouvelle. Il y a eu 78 morts, sans compter les corps trop pulvérisés pour être reconstitués. C’était un soir de ramadan, des milliers de lambeaux de chair se sont répandus sur la foule très nombreuse. Le 5 juillet, c’est cette foule-là, continuellement agressée par l’OAS depuis un an, qui soudain a laissé exploser sa rancœur, comme un abcès qui crève."
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Commentaires (1) | Réagir ?
Que dire de tout cela sinon que, malheureusement, ceux qui sont morts ces jours là ne sont certainement pas les sinistres membres de l'OAS. Ceux là ont surement assuré leurs arrières bien avant. Ils ont les moyens et les réseaux.
Cet OAS qui a tout fait pour qu'aucune évolution positive de notre pays ne soit possible. Cet OAS là a nourrit les extrémistes coté algérien et a renforcé le parti de Nacer-bukherruba. De l'"oeuvre" de l'OAS est né un climat de peur panique et c'est toute l'économie algérienne qui a été disertée par les compétences euroipéennes au lendemain de l'indépendance et laissée en proie aux charognards égyptiens et aux coopérants russes. Les évènements évoqués dans cette contribution ont amplifié une situation déjà très compliquée. Tout ça était-il voulu ? C'est la question.