Le "printemps" couve toujours à Bahreïn
La révolte de la majorité chiite il y a un an n'a pas porté les fruits escomptés, et menace de se radicaliser.
Debout sous les portraits du martyr Ali, une cinquantaine d'hommes vêtus de noir recevaient ce soir-là les condoléances des villageois chiites d'al-Daï. Moustapha, 37 ans, et Abbas, 25 ans, étaient morts la veille. Le premier tué par la police, après avoir été interpellé au volant de sa voiture, le second mort des suites de coups de feu reçus il y a deux mois. Leurs proches assurent qu'ils ont été torturés. À deux pas du centre financier de Manama, la capitale, la colère couve dans cette localité déshéritée, qui a perdu six de ses fils en un an de révolte.
"Je veux la chute de Hamad (la famille régnante sunnite de Bahreïn, NDLR)", s'écrie Aoura, la belle-sœur d'Abbas, debout dans le couloir de sa maison. Quelques heures auparavant, profitant de l'absence des hommes partis aux funérailles d'Abbas, une quinzaine de policiers ont pénétré de force chez elle, diffusant des gaz lacrymogènes après avoir brisé la porte d'entrée. "On a vu la mort en face, tremble encore Aoura, mais nous avons décidé de ne plus nous taire. Nous n'avons plus d'autre choix que de combattre pour la démocratie et de réclamer nos droits".
La majorité chiite de Bahreïn enrage. S'inspirant des révolutions tunisienne et égyptienne, en février et mars 2011, des milliers de ses membres étaient descendus dans les rues de ce minuscule royaume de 700.000 âmes pour demander une limitation des prérogatives de la famille régnante et la fin des discriminations dont ils sont victimes. Un an après, leur révolution n'a engrangé aucun acquis de poids. Les al-Khalifa, au pouvoir depuis des siècles, ne veulent rien lâcher. Pas question d'aller vers une monarchie constitutionnelle, qui verrait le premier ministre, Cheikh al-Khalifa, quitter le poste qu'il occupe depuis quarante-un ans. Pas question non plus d'organiser des élections législatives pour donner aux 65% de chiites la place qu'ils estiment leur revenir dans un gouvernement représentatif. Au contraire, après avoir pris d'assaut la place de la Perle, épicentre de la rébellion, le régime a jeté en prison de nombreux opposants. D'autres ont perdu leur emploi.
À l'approche de cet anniversaire, les accrochages nocturnes se sont multipliés avec les forces de l'ordre. L'intifada est encore de basse intensité, mais jusqu'à quand les disciples d'Ali renonceront-ils aux armes ? Bahreïn est la nouvelle ligne de front de la guerre froide que se livrent l'Arabie saoudite sunnite et l'Iran chiite de l'autre côté du Golfe persique. Voire, sur fond de tensions nucléaires, Téhéran et l'Occident - les Américains disposant à Manama de la Ve Flotte.
À la tête du Mouvement national pour l'unité, Cheikh Abdelatif al-Mahmoud rassemble les sunnites, qui se sont radicalisés. "Comment voulez-vous faire confiance aux chiites, martèle-t-il depuis son bureau du quartier de Muharraq gagné sur la mer. Comme en Iran, leurs responsables sont pour le velayat faqih, c'est-à-dire la suprématie du religieux sur le temporel".
D'anciens cadres de la sécurité ont même distribué des armes et créé leurs propres milices. "Réformer le système ? Mais c'est faux, ils veulent prendre le pouvoir et changer de régime", renchérit Samira Rajaab, une journaliste en pointe contre la menace chiite. "La preuve, ajoute cette pasionaria, l'an dernier avant les émeutes, ils ont refusé la main tendue du prince héritier Salman qui était prêt à négocier avec eux pendant trois semaines."
Cette erreur, que les chiites ont encore beaucoup de mal à reconnaître, a crispé les positions. D'autant que, quelques mois après, les partis chiites ont refusé de participer à la Commission du dialogue national mise en place par le régime. "Dans ces conditions, ajoute un expert étranger, ils n'auront pas plus que les recommandations du rapport Bassiouni", du nom de ce juriste américain qui a présidé la Commission d'enquête indépendante mise sur pied par le roi pour faire la lumière sur les troubles. Elle a dénoncé un "usage excessif et injustifié de la force" dans la répression qui fit alors 35 morts.
"Le régime se tire une balle dans le pied"
"Très bien, mais il faut aller plus loin", affirme Abdallah Dirazzi, responsable d'une ONG chiite, qui a accepté d'être membre du comité de suivi, ce qui lui a valu d'être mis à l'écart de son association. Selon lui, "le régime prescrit du paracétamol pour soigner un cancer". L'amendement constitutionnel prévu pour limiter le pouvoir du gouvernement est jugé très insuffisant. De même que le recrutement de 5000 "policiers de proximité", y compris des chiites, alors que ces derniers sont exclus de la police et de l'armée, composées jusque-là de sunnites pakistanais, yéménites ou irakiens, auxquels nationalité et logement social sont rapidement accordés. Quant à la réintégration promise des fonctionnaires ayant participé aux manifestations, elle est très loin d'être complète. "J'attends toujours", déplore ce médecin qui préfère taire son identité. "Punir les gens comme moi ne va faire que renforcer leur détermination. Le régime se tire une balle dans le pied", poursuit-il en sortant de la mosquée de son village, où chaque nuit des jeunes encagoulés affrontent les forces anti-émeutes.
Le comportement de ces dernières est souvent jugé pire qu'avant les manifestations. "Maintenant, ils battent les gens dans la rue au lieu de les emmener au poste de police", déplore Abdulnaby Alakry, un vieux militant des droits de l'homme. Le palais royal a recruté un ancien de Scotland Yard qui a suggéré d'utiliser des canons à eaux plutôt que le gaz lacrymogène…
Georges Malbrunot
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