Les Kabyles, force structurante du nationalisme algérien
Cette structuration s’est effectuée en trois moments, de 1830 à 1927.
1. La conquête de l’Algérie
La prise d’Alger, suivie de l'expulsion des Turcs, embarrasse le vainqueur : changement de régime à Paris, absence de doctrine coloniale, insuffisance de Marseille comme centre de ravitaillement et d’équipement pouvant satisfaire les besoins de l’administration, de l’armée et des colons qui affluent. Très vite, le concours des autochtones s’avère "indispensable". À Alger, ville de 30 000 habitants environ, les autorités ne pouvaient compter que sur les Juifs (intermédiaires, fournisseurs et interprètes) et les Kabyles, la main-d’oeuvre.
Sous les Turcs, la Kabylie formait déjà l'arrière-pays d’Alger. C’est une montagne sûre dont la population nombreuse est organisée en villages, régis par des institutions qui assurent la cohésion sociale, politique, religieuse et culturelle. En liaison étroite avec Alger, par un va-et-vient régulier de colporteurs et de journaliers, la Kabylie lui fournissait les fruits, le miel et la cire, le bois, l’huile, le tabac et le lin. Les artisans étaient spécialisés dans la fabrication des outils de fer agricoles, la menuiserie, la poterie, la meunerie, la taille des pierres et la maçonnerie, la vaisselle domestique, la vannerie, le travail de la laine et du lin. Ils fournissaient aussi les travailleurs saisonniers indispensables pour les travaux agricoles et des soldats.
Les Turcs chassés, les Kabyles deviennent les auxiliaires indispensables de l’armée, à qui ils fournissent ses premiers contingents militaires indigènes, les zouaves. L’administration utilise aussi cette main-d'oeuvre sobre, active et efficace pour les travaux publics à Alger et la mise en valeur de l’Algérois, où sont créés les premiers villages de la colonisation. Le préjugé favorable dont ils bénéficient repose sur une interprétation discutable du passé (les populations berbères autochtones christianisées, submergées et opprimées par les envahisseurs arabes). Mais de façon plus certaine sur l’attraction des Français, ruraux peu instruits, attachés à la propriété privée pour les sociétés villageoises kabyles, différentes des tribus arabes. Le rôle des Kabyles s’accroît avec le développement des infrastructures, des centres urbains et de la colonisation. Les marchands ambulants sillonnent par centaines les nouveaux villages où la main-d’oeuvre est souvent originaire des mêmes régions. Quand le courant des échanges se développe entre Alger et Marseille, les Kabyles se trouvent insérés dans les nouveaux circuits économiques. Les portefaix et les convoyeurs assurent les transports de bestiaux et de marchandises, les terrassiers aménagent les ports d’Oran et de Marseille, les colporteurs se retrouvent chaque été sur les plages et dans les villes d’eau, les journaliers fournissent un salariat agricole occasionnel pour le vignoble du Languedoc.
Dès les années soixante, un flux migratoire saisonnier, limité par les règlements sur la circulation des Algériens en France, mais régulier, s’établit entre la Kabylie, les régions céréalières et viticoles d’Algérie et celles du littoral français, un flux qui s’enfle pendant la période des moissons et des vendanges. Les salaires versés sont investis en Algérie dans les commerces, le bâtiment, l’élevage et la petite industrie. Face à Alger, Marseille devient un môle d’ancrage des Kabyles, dont les premiers noyaux s’établissent dans les villes du Midi ou du Massif Central, où ils prennent le relais des ruraux qui "montent" à Lyon ou à Paris.
La conquête de la Kabylie en 1857 n'entraîne pas une expropriation importante des terres et une forte colonisation européenne. En revanche, elle intègre plus étroitement la Kabylie dans une Algérie où le mode de production capitaliste tend à se généraliser. Les Kabyles fournissent une large partie de la main-d’œuvre employée dans la construction des villes, l’exploitation des mines, et le développement des infrastructures de l’Algérie (les ports, les barrages-réservoirs, les routes, les ponts et les voies ferrées). Ils fournissent aussi les soldats de l’armée d’Afrique (unités de tirailleurs, de spahis et de zouaves) et ils se trouvent engagés dans les guerres de Napoléon III en Italie et en Crimée. Les revenus de l’artisanat et du commerce, les primes d’engagement, les soldes et les salaires relativement élevés des ouvriers agricoles sont envoyés au pays. Mais, dans le contexte colonial, la richesse n’entraîne pas en Kabylie une différenciation sociale marquée; elle renforce plutôt les institutions traditionnelles et la vitalité de la confrérie des Rahmaniya. Une nouvelle étape s'ouvre au lendemain du voyage de Napoléon III en Algérie (3 mai-7 juin 1864) qui inaugure la politique du "royaume arabe". C’est pendant ces années, où l’Algérie est dirigée par le maréchal Mac-Mahon (1864 1870) que les Kabyles protégés des convoitises des colons affamés de terres, deviennent la population autochtone la plus associée à l’œuvre de la colonisation française en Algérie. Trois faits l’établissent : le nombre élevé de jeunes Kabyles à l’École Normale d ’Alger, la création d ’une École indigène d’Arts et métiers, à Fort-Napoléon (Fort national, actuel Larbaa Nath Irathen), le soutien de l’administration à la résistance de la Grande Kabylie face à la politique d ’évangélisation de l’archevêque d ’Alger, Mgr Lavigerie. Au terme de cette période, la colonisation a intégré la Kabylie dans une économie capitaliste sans que les bases économiques et sociales qui soutenaient les institutions traditionnelles de cette région aient disparu. La situation change avec la guerre franco-allemande de 1870 qui entraîne une série de bouleversements en France comme en Algérie.
2. La période 1871-1914
La répression qui suit l’échec de l’insurrection de Kabylie de 1871 entraîne l’exode de plusieurs tribus vers la Tunisie ou la Syrie, une très forte contribution de guerre (36 millions de francs or), frappant toute la population (800 000 environ) et un séquestre collectif des meilleures terres représentant 70,40 % du capital des indigènes séquestrés. Durement pénalisés, les villages durent s’endetter et vendre à vil prix les biens communaux et le bétail. Le processus d’accumulation qui s’était réalisé chez les Kabyles se trouve cassé, empêchant la formation d’une classe moyenne de paysans, de commerçants et d’artisans, tandis que le flot des candidats à l’immigration va en grossissant. La Kabylie se voit frappée dans ses ressources, mais aussi dans ses institutions, contrainte à fonctionner de façon souterraine. Cette immersion des institutions dans la clandestinité laissera des traces dans le mode d’organisation de la migration kabyle, en Algérie comme en France.
La Kabylie sera aussi traumatisée par la brutalité de la répression, la désagrégation des structures sociales et politiques traditionnelles, et l’occupation de la patrie ancestrale, même si création de villages de colonisation sur ses terres reste limitée. La violence coloniale et la douleur de l’exil fourniront la matière d’une poésie et de chansons nombreuses. Après 1880, le développement des infrastructures (ports, routes, chemins de fer), des nouveaux villages et le boom de la vigne ouvrent de nouveaux débouchés à la main-d’œuvre kabyle. Les salaires versés servent au rachat des terres du séquestre et à l’implantation des commerçants, épiciers, artisans et restaurateurs dans toute l’Algérie. La conquête de la Tunisie donne aux Kabyles l’occasion d’un nouveau déploiement. De nombreux Kabyles intégrés dans les troupes coloniales prennent racine en Tunisie où ils renforcent la colonie précédente. Ils deviennent alors de précieux auxiliaires. Ils fournissent les interprètes de l’armée, les cadres intermédiaires de l’administration ainsi qu’une main-d’œuvre qualifiée pour développer les infrastructures et l’exploitation des mines de phosphates de Sfax-Gafsa. Une partie de ces mineurs sera recrutée par les sociétés minières du Nord de la France.
Les Kabyles jouent aussi un rôle important dans la conquête du Maroc (régiments de zouaves et de tirailleurs) et dans l’installation du protectorat. Ils fournissent les auxiliaires de l’administration (interprètes, secrétaires, agents dans les postes et les transports) et de l’armée. Au cours de ce processus, la migration kabyle en France change de nature et de caractère. Elle est provoquée par le renforcement du système colonial, la prolétarisation de la paysannerie algérienne, la rupture d’équilibre entre la poussée démographique et l’emploi, en l’absence d’industrie et par l’attrait des bons salaires et des conditions de vie plus favorable en France. Après 1880 quand la IIIe République est bien installée, l'Algérie bien intégrée à la France est dirigée par le parti colonial qui va obtenir deux résultats importants : l'autonomie administrative en août 1898 et les Délégations financières. Il s ’agit d’une assemblée élue au suffrage restreint et dont les membres (24 colons, 24 non-colons et 24 indigènes, dont 13 Arabes et 6 Kabyles) sont chargés de discuter et de se prononcer sur le budget présenté par le gouverneur. Sitôt approuvé, ce budget est soumis, pour vote, au Conseil supérieur du gouvernement, une assemblée de 60 membres (31 membres élus par les conseillers généraux et les délégués financiers, 22 hauts fonctionnaires et 7 membres nommés par le Gouverneur). Le décret fait du gouverneur, dont l'autorité directe s’exerce sur les hauts fonctionnaires, les préfets et les services civils — sauf l’éducation, la justice et la radio — le chef d’un exécutif algérien responsable devant des délégations financières, où les indigènes sont représentés par 6 délégués kabyles pour 700 000 habitants et 15 délégués arabes pour 3 330 000 habitants.
En décembre 1900, une loi dote l’Algérie de la personnalité civile et d’un budget distinct de celui de l’État français. Voté par les Assemblées algériennes, il doit être approuvé par les ministres des Finances et de l’intérieur. Le caractère colonial de ces institutions a été souligné: surreprésentation des Européens par rapport aux Algériens, système d’élection qui favorise la désignation de notables dociles, toute puissance de l’administration et pseudo débats au sein des Délégations. Dans les faits, les lois de 1898-1900 ne créaient pas les conditions permettant une évolution graduelle et maîtrisée de la colonie vers l’autonomie puis la République associée ; il s’agissait en fait d’une simple forme de décentralisation, qui laissait l’essentiel des pouvoirs économiques, financiers, législatifs et politiques à la métropole. C'est dans ce contexte que les Kabyles deviennent indispensables pour le patronat qui a développé la rationalité du travail (le système Taylor) dans les mines, la sidérurgie et la métallurgie pour briser l'autonomie ouvrière (le salaire lié au métier, le statut du travailleur, l'application de la législation sociale)et que les cycles migratoires belge, allemand et italien s'épuisent. Pour les gouvernements qui cherchent à refondre l'outil militaire pour la guerre de revanche contre l'Allemagne. Dans la formation de l'armée d'Afrique, une place particulière est accordée aux Kabyles qui ont participé à la conquête de la Tunisie et du Maroc et à la mise en place du protectorat dans ces deux pays.
A la veille de 1914, la migration algérienne est insérée dans le cycle des autres immigrations étrangères. Mais elle présente une série de traits particuliers qui la différencient des migrations européennes du Sud et la construisent comme une structure communautaire originale, une matrice qui est le produit des conditions sociopolitiques intervenues en Algérie depuis 1871 (le séquestre, la formation d ’un important prolétariat rural et le durcissement du régime colonial) et de la composition ouvrière et kabyle rattachée à sa région d ’origine. Cette immigration se coule dans le modèle français d’intégration, élaboré et bien rodé dans le cadre de la République, depuis l’application du Code de la nationalité (1889). Elle s’insère aussi dans un processus de production moderne où elle s ’imprégne des traditions de la classe ouvrière française. Cette matrice regroupe pour l’essentiel des hommes seuls (célibataires ou ceux dont l’épouse est restée au pays), vendeurs d’une "force de travail provisoire, temporaire, en transit". Elle a facilité l'intégration des Kabyles dans le travail de la société, ce qui l'apparente aux immigrations méditerranéennes (Espagnols, Italiens), où la tradition communautaire reste longtemps vivace.
Elle a maintenu des liens étroits avec le pays (le mariage au pays avant le départ en France, l’envoi régulier d’une partie des salaires, le retour au pays après le délai fixé). Elle regroupe les émigrés par villages ou par régions d’origine et fonctionne en adaptant les institutions kabyles. Elle réalise ainsi la cohésion de ses membres, construit des réseaux de solidarité, maintient les traditions culturelles et religieuses du pays et assure sa propre reproduction. Elle fonctionne enfin comme une contre-société qui produit ses référents culturels, ses repères, son code moral et sa définition des interdits et du licite (le vêtement, la fréquentation des femmes françaises, la consommation d’alcool, la pratique de la religion, ses élites et ses juges, ses réseaux d’information et de solidarité ainsi que son opinion publique. Elle fonctionne aussi comme une caisse d’épargne ou une banque et prend appui sur un réseau de cafés-restaurants, d’hôtels et de garnis qui forment des points d ’ancrage et d’organisation de l’émigration algérienne en France.
Cette matrice a constitué un important facteur d’intégration sociale et culturelle des Algériens en France, en même temps qu’elle a freiné ou empêché l’assimilation par la dissolution de ses membres dans la population française. Composante organique, mais, différenciée de la classe ouvrière française après la guerre, elle deviendra aussi le creuset où se forgera une identité berbère qui s’élargira en devenant algérienne et même nord-africaine.
3. De 1914 à 1926
Pendant la Grande Guerre, la contribution des Algériens à dominante kabyle a été très importante dans l'armée et les usines. Au départ : surveillance des Maghrébins sur le front, contrôle des "officiers indigènes" par des officiers des Affaires indigènes et discrimination marquée entre Algériens et Français, mais de façon progressive, la situation s’améliore et le moral des unités maghrébines pendant le repos est soutenu par des "fêtes divisionnaires" : méchouis en plein air, matches de football, chants et danses folkloriques, etc. Cette attention toute paternaliste de l’encadrement explique en partie l’intégration des Maghrébins dans l’armée française où l’ordre militaire leur semblait plus égalitaire que l’ordre colonial. Les protestations les plus vives concernent la discrimination dans le régime des permissions, qui disparaît peu avant l’arrivée sur le front de la classe 1917. Ainsi le passage dans l'armée française a-t-il imposé à des milliers d’Algériens d’entrer dans les structures du monde moderne, ce qui a modifié leur mode de vie, leur perception de la France et leurs mentalités.
Cependant, plus que dans les casernes et les tranchées, c’est dans la sphère de la production que les transformations furent plus profondes et plus durables. Dans les usines l'adaptation a été difficile, mais après 1917, le travail en usine entraîne malgré tout, une amélioration de la situation des ouvriers coloniaux (conditions de travail, salaires, logement ainsi qu’un alignement sur les normes de production et de fonctionnement du salariat français. Cette revalorisation de leur condition, associée à une insertion dans des équipes mixtes, encadrée par des ouvriers français et une aide apportée dans le domaine social, sanitaire, culturel et professionnel contribue à modifier les mentalités. La mutation de l’Algérien rural en ouvrier industriel intervient lorsque plusieurs conditions sont réalisées : l’acceptation de la discipline de l’atelier, l’intériorisation des rythmes et des normes du travail salarié, l’intégration dans un procès collectif de travail, la compréhension que la force de travail est une marchandise qui doit être vendue à son juste prix et que les relations entre salariés et patrons ne sont pas fondées sur des solidarités religieuses et, mais sur des rapports de force entre classes sociales antagonistes. Sans se dégager complètement de la chaîne des Rahmaniya et des comités de village qui restent présents, le travailleur kabyle suit ou s’engage dans des actions impulsées par la CGT. Dans ce mouvement, le rapport à l’écrit se modifie, avec la lecture des journaux, des tracts et des affiches, en même temps que des formes nouvelles de mobilisation : les assemblées générales, les meetings, les comités de grève, les défilés et les manifestations.
L’insertion d'une fraction importante de la population active algérienne dans les secteurs vitaux de l’appareil de production et de la défense nationale a constitué un élément décisif dans la transformation de l’émigré en un ouvrier de type moderne. Pendant la guerre, les Algériens sont devenus une composante organique du salariat français. Ils ont aussi facilité la modernisation de l’appareil de production par la rationalisation du travail. Cette mutation s’est produite dans un contexte marqué par la victoire de la Révolution russe et la montée d’un puissant mouvement ouvrier en France et en Europe. La participation reconnue des travailleurs coloniaux à l’effort de guerre, le rôle important joué par les régiments nord-africains lors des offensives de 1917 et 1918, la paix sociale et politique qui régnait en Afrique du Nord, expliquent la sympathie dont jouissaient travailleurs et soldats nord-africains, les turcos en France. C’est la période où les fêtes musulmanes sont célébrées avec un certain faste, où beaucoup d’Algériens ont des épouses ou des compagnes françaises et où une relative égalité existe sur le plan des salaires. Comme le dira Messali Hadj dans ses Mémoires, les relations entre les Algériens et "les indigènes de France" étaient bonnes.
Ainsi les soldats et les travailleurs nord-africains participent-ils avec chaleur à toutes les manifestations populaires à l’annonce de la capitulation de l’Allemagne. Cette situation qui contrastait avec la triste condition des Algériens dans leur pays a joué un rôle considérable dans la maturation politique des Algériens en France.
A la fin de la guerre, les Nord-Africains sont réexpédiés dans leur pays, mais des milliers de Kabyles restent en France, car ils sont installés dans des commerces et des logements à Paris et dans les banlieues ouvrières et qu’ils sont indispensables pour effectuer la reconstruction du pays. En 1920, lorsque l'immigration algérienne reprend, elle concerne majoritairement les Kabyles qui sont embauchés dans les villes et les régions industrielles de l'Est, du Nord et surtout de la région parisienne.
La matrice initiale va s’étoffer et se consolider dans le même temps que les travailleurs algériens deviennent une composante de la classe ouvrière française. C’est donc naturellement qu’ils vont adhérer à la CGTU puis en 1926 à l'Etoile Nord-Africaine où ils formeront la grande majorité des militants et des cadres. Ils ont donc été lorsque l’Étoile se prononce en 1927 pour l'indépendance de l'Algérie par l'élection d'une Assemblée Constituante, la force structurante du mouvement national algérien, mais l’Étoile fut aussi le cadre où se forgea les nationalismes tunisien et marocain. En d'autres termes, l’Étoile, en préconisant l’unité des peuples d’Afrique du Nord dans un cadre commun, préfigure le combat mené actuellement pour la formation de Tamazgha.
Jacques Simon
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nice article thanks for your information
merci