Egypte : un an après, islamistes et militaires, même objectif
Trois forces se présentent comme les dépositaires de la révolution : l'armée, les révolutionnaires et les Frères musulmans. Reportage de notre correspondant au Caire.
Des dizaines de tentes ont déjà été installées, des podiums également. Un peu partout, des vendeurs ambulants de pop-corn, de thé et même de barbe à papa ont disposé leurs étals. Un an après le début du soulèvement populaire qui a conduit à la chute d'Hosni Moubarak, l'Egypte célèbre l'anniversaire de sa révolution. La gigantesque place Tahrir au centre du Caire ne cesse de se remplir depuis plusieurs jours. L'ambiance est étrange, les visages expriment à la fois joie et colère, inquiétude et espoir.
En ce jour de fête, on ne sait pas bien qui va souffler la bougie. Un an après, le contexte politique du pays reste aussi flou que tendu et ils sont nombreux à se disputer la paternité et l'héritage de cette révolution. A les croire, tous les Egyptiens ou presque en étaient le 25 janvier dernier, tous ont réclamé la chute du dictateur, tous ont risqué leur vie. Et bien entendu, tous estiment aujourd'hui mériter leur part du gâteau. Sur le plan politique la situation est à peu près similaire. Trois forces au moins se présentent comme les dépositaires de la révolution et revendiquent leur légitimité populaire : l'armée, les révolutionnaires et les Frères Musulmans. La force, la rue et les urnes. Le passé, le présent, le futur ?
"L'armée et le peuple ne font qu'une seule main" chantaient l'an dernier les manifestants après l'arrivée des chars à Tahrir, le 28 janvier. Il est peu probable que de tels slogans soient lancés aujourd'hui sur la place. On entend plutôt des "Tantaoui dégage" ou "le peuple veut la chute du maréchal" hurlés à pleine voix par des manifestants, jeunes pour la plupart.
Le Conseil suprême des forces armées (CSFA), formé de vingt très haut gradés, a assuré la transition politique du pays avec un autoritarisme qui n'a rien à envier au régime de Moubarak : plus de 12.000 jugements devant la cour martiale parfois pour de simples délits d'opinion, répression violente de manifestations, pression sur les médias... Depuis une semaine, les militaires lâchent du lest. Ils ont annoncé une mesure de grâce pour 1.559 prisonniers et surtout la levée de l'état d'urgence en vigueur depuis plus de trente ans. Selon le calendrier prévisionnel qu'elle a elle-même fixé, l'armée devrait quitter le pouvoir avant juillet, dès que sera élu un nouveau président de la République.
Conscient du fossé qui se creuse et sans doute pour éviter des affrontements, le CSFA, qui a décrété le 25 janvier jour férié, célèbre l'anniversaire de son côté, au stade du Caire. Au programme : feux d'artifices, parades militaires et concerts a annoncé le général Itman, lequel a spécialement écrit une chanson patriotique pour l'événement. Il se murmure même que des lâchers de bons-cadeaux par avion sont prévus.
"Les chefs de l'armée vont-ils recevoir des médailles pour avoir tué des manifestants à Maspero et à Mohammed Mahmoud ?" feint de s'interroger Ingy Hamdy, de la coalition du 6 avril. Son organisation pro-démocratique et les autres forces révolutionnaires réclament la démission immédiate du CSFA et le transfert de l'exécutif au président de l'Assemblée Nationale, élu lundi dernier. Pour ceux-là, ce 25 janvier a un goût d'inachevé. "Les gens ont oublié leur colère. Aucune justice n'a été rendue aux martyrs (1.000 personnes tuées) et les idéaux démocratiques et sociaux ont été abandonnés en chemin. La révolution n'est pas terminée" jure Kamel, un jeune militant franco-égyptien qui espère un second soulèvement de l'Egypte.
Dans le coffre d'une BMW, Kamel et deux de ses compagnons de lutte Ahmed et Samira contemplent le matériel qu'ils viennent de récupérer : k-way, gants, lunettes, masques... Et s'amusent à essayer leur attirail devant l'oeil médusé de deux policiers. Ahmed plaisante : "C'est la révolution-fashion"
Ces trois activistes issus d'un milieu plutôt aisé ont presque tout plaqué pour l'engagement politique. Aujourd'hui, ils vivent, mangent et dorment révolution. Tahrir n'a plus aucun secret pour eux et chaque mètre carré est associé à un souvenir. Sans jamais s'interrompre, Kamel raconte tel un vieux combattant : "C'est là qu'était installé notre hôpital de campagne, ici que j'ai failli me faire arrêter..."
Avec les autres révolutionnaires, ils ont la ferme intention d'occuper la place dans les jours qui viennent. Ce mercredi après-midi, ils participeront à des marches dans toute la ville et se retrouveront vers l'épicentre de la révolte vers 16 heures. Kamel tient à le dire : "Nous faisons cela pour rappeler que malgré les élections, on existe encore. La rue a sa légitimité."
Lui qui fut de toutes les batailles cette année craint que des affrontements violents ne ternissent un peu plus l'image des révolutionnaires. Et accuse les médias de désinformation à la solde du pouvoir militaire.
Si les jeunes activistes ont été le moteur de la contestation et n'ont cessé de battre le pavé, cela ne s'est pas traduit dans les urnes. Ils ont réuni moins de 10% des suffrages aux législatives qui se sont achevées le 10 janvier. Dans le même temps, les différents partis islamistes, salafistes et Frères Musulmans ont totalisé 71 % des voix dont près de 50 % pour les derniers et leur aile politique, le parti Liberté et Justice (PLJ). Une victoire historique après des années de marginalisation politique.
Les islamistes font de l'équilibrisme
C'est fort de ce soutien populaire et de l'espoir suscité par la nouvelle Assemblée nationale que les Frères vont également descendre sur Tahrir aujourd'hui. Leur mot d'ordre est clair : "Nous ne sommes pas là pour protester contre le CSFA. Mais pour célébrer la révolution"
Des propos qui font bondir Kamel qui rappelle que les islamistes n'étaient pas là le 25 janvier dernier (ils ont rejoint le mouvement le 28). Malgré leur position de force, les Frères sont contraints à un périlleux numéro d'équilibriste. Il leur faut à la fois montrer qu'ils sont du côté des manifestants qui réclament justice pour les martyrs tout en rassurant les très nombreux égyptiens qui aspirent à un retour au calme et s'inquiètent pour une économie, au ralenti depuis un an. Déjà, des petites frictions se font sentir entre sympathisants islamistes et révolutionnaires.
Devant une des énormes statues de lion qui marque l'entrée du pont Qasr el Nile, à deux pas de Tahrir, Mustapha se fait prendre en photo en tenant le portrait de son frère, tué le 28 janvier dernier. Ce jeune étudiant en droit incarne toutes ces ambivalences du peuple égyptien. Lui qui se dit à la fois révolutionnaire et proche des Frères est présent, "un peu pour fêter", "un peu pour contester". Avec l'espoir qu'il n'y aura pas de violence. Et une interrogation qu'ils sont nombreux à partager : "Que veut dire célébrer la révolution alors que Moubarak n'a pas encore été condamné ?"
Marwan Chahine au Caire
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