Lettre à un ami à propos de la résignation
Quand l’animal politique renonce à la politique, il ne reste que l’animal qui applique la loi de la jungle. (Régis Debray)
Réveille-toi cher ami ! Tu ne mérites pas cette fin ! Elle est trop dure pour toi ! Toi qui étais présent sur tous les fronts ! La résignation, cher ami, est la pire des postures… Je te remercie énormément ami, tes mots me touchent tout droit au cœur. Que dire ? On n'a peut-être plus l’énergie, que l’on avait, il y a quelques années. Pour être bref et précis, souligne bien ma résultante, après tant d’années de combat. Tout le monde fait des rêves. On rêve pendant le sommeil et aussi en étant réveillé. Certains disent que le rêve fait vivre, parce que quelque part ailleurs on construit beaucoup de belles choses à travers nos rêves, on esquisse son propre monde. Certains disent que l’espoir fait vivre ou plutôt tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Moi en revanche, je dis : tant qu’il y a de l’espoir, il y a de la vie. C’est peut-être pour cela que j’ai échappé à la mort, malgré une balle logée dans mon cerveau. Tout le monde fait aussi des cauchemars. Cela a été prouvé que tout le monde se voit en train d’échapper à la pesanteur et voler comme un oiseau. Mais parfois on fait des cauchemars où l’on ne peut se défendre contre une quelconque agression, ni même fuir une menace ou un danger.
On reste cloué. La pesanteur est tellement forte, que l’on ne peut courir malgré la volonté dont on dispose. J’espère bien que cette période que je traverse n’est qu’un cauchemar éphémère… Je me souviens ! Je me souviens, cher ami, de l’âge où la vie s’offrait à nous avec tous ses possibles, à l’âge où tous les rêves étaient encore permis. C’était au sortir de l’université, qui coïncida de quelques années à peine avec la disparition de l’architecte du système totalitaire, ce régime politique de la terreur, qui ne disait pas son nom et qui nous a tant bridé et frustré, qu’il nous léga après sa disparition comme unique héritage et dans lequel nous sommes encore enchaînés à ce jour. Nous avions pourtant tous espéré à ce moment-là, que sa succession allait nous ouvrir tous les champs de l’espoir et de la liberté, enfin retrouvée. L’espoir était tellement immense, que le rêve est devenu aveugle.
Je me souviens ! Je me souviens de tes projets et de tes plans d’architecture et d’urbanisation pour nos villes et nos villages, où tu étais tellement enthousiaste et fier de te sentir utile et disponible à offrir le meilleur de toi-même pour améliorer le cadre de vie de nos compatriotes, si meurtris et si frustrés par tant de décennies de privation coloniale, que tu oubliais de penser à toi et à ta famille. Tu voulais être tellement exemplaire par ton dévouement et ton abnégation que tu frôlais l’obsession. L’honneur et la dignité étaient pour toi la meilleure posture que peut prétendre occuper un homme dans la société.
Je me souviens ! lorsque tu étais confronté au rire envieux et insolent, des insouciants que nous étions, tu n’hésitais pas à justifier le financement de tes projets par nos immenses réserves de champs pétrolifères et gaziers dont tu étais si bien informé. Tes rêves étaient tellement immenses, que tes projets atteignaient des dimensions incommensurables aux yeux des incrédules que nous étions. Et pourtant, tout était une question de volonté pour toi, le reste était une affaire de technique, sans plus, que tu nous présentais avec une facilité désarmante. Il s’agissait en fait, pour toi, de s’appuyer sur nos réserves naturelles, pour déclencher un processus de développement sans fin, s’auto finançant lui-même après un certain niveau de développement, où il pourra s’en passer définitivement de l’apport des richesses naturelles dont nous disposons.
Techniquement comme tu aimais à le dire, il s’agissait de doter le territoire national d’équipements essentiels et strictement nécessaires, tels, les ports et les aéroports, les barrages et les centrales électriques, les routes, les autoroutes et les voies de chemins de fer, des centres de santé et des logements... Dans un deuxième volet, il était aussi nécessaire pour toi d’impulser l’émergence de petites et moyennes entreprises et industries créatrices de richesse, pouvant constituer un réseau qui aurait représenté les poumons de l’économie nationale et qui aurait satisfait nos besoins de consommation domestique, réduisant notre dépendance internationale de façon significative. Enfin, il était indispensable pour toi, de créer un système éducatif, prenant en charge l’Éducation nationale, allant de l’école élémentaire à un réseau de recherche universitaire intégré et de laboratoires de recherche scientifique au même niveau que ceux des nations les plus développés, tels le Japon, l’Allemagne et les États-Unis.
En vain ! Que des chimères ! C’était sans compter avec le processus de violence latent, dans lequel nous étions incubés et qui couvait sourdement dans nos foyers et dans nos institutions. Un engrenage de la terreur dont nous avions sous-estimé la complexité, et qui se nourrissait de tout ce qu’il y avait de plus archaïque et de plus barbare dans l’imaginaire social et mental de notre société. Nous étions amenés à l’évidence, que l’obstacle à nos rêves et à notre libération ne relevait plus de la terreur d’un dictateur ou d’un système politique aussi totalitaire qu’il soit, mais bien plus grave encore. C’était tout l’héritage des conséquences de la colonisation, qui nous a maintenus à l’écart de toute civilisation et de progrès pendant très longtemps, suffisamment longtemps, pour nous dépouiller de toute notre humanité et nous empêché de cultiver nos réflexes de sociabilité et de lien social, d’acquisition du savoir et de la conscience politique nationale, du respect d’autrui dans sa différence et ses droits. Ayant pour conséquence l’aggravation de notre repli sur soi, sur la famille et sur la tribu ou le clan, privilégiant le développement de toutes les formes d’égoïsme, de cynisme et de barbarie, au détriment de tout intérêt général et national. Car, la réalité ne tarda pas à nous rattraper, on eut le droit à deux armées de vigiles pour empêcher que nos rêves ne deviennent réalité, comme ne manqua pas de les appeler le regretté Tahar.
Je me souviens que déjà à cette époque, les barbus se sont mis à absorber tout l’oxygène qui nous entourait, et que la principale armée, dont nous étions les otages, nous avait cédé en tant qu’excédant à ses besoins. Ils avaient leur façon originale d’exercer sur nous leur terreur avec leur laconique la yadjouz, en répliquant sans commentaire et sans sommation par leur lâcheté et leur barbarie, en se ruant sur nous, armés de bâtons et de haches. Ils devinrent tellement puissants et tellement pervers, qu’ils se retrouvèrent naturellement obligés à disputer le monopole de la violence, de la terreur et de la barbarie à l’armée dont on était déjà les sujets. Le conflit, qui s’ensuivit entre eux, et qui déboucha sur une telle surenchère dans la perversion de la violence et de la barbarie, était tellement hors de l’entendement humain, que tous les mots de toutes les langues que parlent les hommes ne suffiraient pas à en rendre compte. Finalement, c’est la ruse qui anéantira la barbarie brute.
Je me souviens que nous étions tellement happés dans les plis de leur folie, que les meilleurs de nous tombaient les uns après les autres, sans que nous sachions, qui de l’un ou de l’autre était réellement le coupable. Nous étions tellement terrorisés à attendre notre tour, avec nos corps exposés sans défense à leur lâcheté, que beaucoup d’entre nous, soit, ils ont péri, soit, ils ont réussi à fuir le champ de la barbarie, pour aller réaliser leurs rêves ailleurs, en allant contribuer à construire et à développer les pays qui ont bien voulu les accueillir. Les autres n’avaient d’autres choix, que l’hibernation ou la résignation dans la soumission. Certains seront traumatisés à vie, soit par des séquelles physiques, et là ! je comprends parfaitement la douleur chronique que tu ressens avec une balle logée dans ton cerveau, cher ami, après avoir échappé miraculeusement à la mort, suite à cette agression absurde, et je comprends également ta douleur devant la disparition de ton épouse regrettée, fauchée à la fleur de l’âge par ce monstre sorti de nulle part. D’autres seront traumatisés à leur tour et à vie, par les séquelles psychologiques dues aux tortures inhumaines qu’ils avaient subies jusqu'à en perdre la raison.
Je te comprends cher ami ! Nous, nous sommes tous dissous dans nos cauchemars éveillés, atrophiés par l’apesanteur de l’ombre de la terreur qui continuait toujours à planer sur les demeures de nos esprits, tel un vautour de son aire en surplomb guettant nos mollesses, comme aimait à nous le rappeler toujours notre ami Tahar, si tu t'en souviens. On n’était jamais à l’abri d’imposteurs qui déforment vos paroles à des fins pervers, car incapables de vivre dans la tolérance en assumant leur singularité dans le respect de la différence. Ceux-là même qui ont donné raison à la barbarie face à l’intelligence, qui a odieusement emporté notre ami Tahar, à jamais, dans le monde du silence. Le temps s’écoula depuis, égrenant par son témoignage, la décadence de nos villes et villages, abandonnés à eux-mêmes, où gisait une population informe, sans passé, sans présent et sans devenir, qui au malheur des uns, portés par l’instinct de survie, risquèrent la noyade dans les mers pour échapper à la force de cette apesanteur. Les plus fragiles et les plus faibles parmi eux, qui ont perdu tout espoir, périrent par les flammes dans l’indifférence complice d’une caste sans honneur.
Rassure-toi cher ami, car, tout à une fin. Toute forme est éphémère, est condamnée à se transformer indéfiniment en une nouvelle forme, qui la renouvelle et l’inscrit dans la durée de l’infinité du temps. Nul ne peut échapper à l’érosion et à la métamorphose. Rassure-toi cher ami, car, pour toi aussi, cette période que tu traverses n’est qu’un cauchemar éphémère. Voie, comment ! Un sursaut de dignité a vaincu la peur et s’est transformé en élan libérateur, qui de Rabat à Damas enfanta une nouvelle ère, sans peur, ni terreur.
À Alger aussi, la peur fut momentanément vaincue, et changea de camp le temps d’une pause, avant que la ruse n’inversât le sens, encore une fois, dans un nouveau genre cette fois. Nous devrions cependant renforcer notre vigilance, car, le vautour rode éternellement en surplomb dans les airs, guettant nos mollesses avec sa malveillance téméraire. Notre victoire sur la peur, qui n’a duré qu’un temps éphémère, fut anéantie par l’ignominie d’une caste sans honneur. Cette infamie accomplie par la ruse, élabora un plan diabolique, par la corruption de puissants et moins puissants complices, motivés par leurs seuls intérêts égoïstes, en achetant leur silence et leur inaction au mépris des droits d’une population martyrisée et sans défense. Réactualisant de vielles méthodes héritées des turpitudes coloniales, par l’ébranlement de la cohésion populaire née de ce sursaut de dignité survenu en janvier de l’année en cours. Diabolisant une partie pour la faire détester par l’autre, pour que dans leur division, s’effondre la cohésion, tellement redoutée, qui a porté le peuple à vaincre la peur dans un élan où tous étaient solidaires. Parallèlement fut mené le renforcement de la castration des deux principaux fronts, qui sont, aussi bien les libertés politiques, que celui des libertés de conscience, ouvrant ainsi le champ libre à l’exclusion de tous ceux et de toutes celles qui entraveraient la réussite de ce plan diabolique. Dès lors ! Le sang pouvait commencer à couler et à avoir son droit de cité dans la longue chaîne de sacrifices consentis par notre peuple perpétuellement martyrisé. Car, la ruse par une diversion sous forme de projet de reforme, commençait à distiller ses intentions machiavéliques. On entre alors, dans une transition vers une dictature explicite, plus répressive et plus privative des libertés individuelles et collectives, qui dit son nom cette fois et à haute voix, faisant de la liberté d’opinion un délit et de la vérité une subversion. Et pour tout dire, si cela ne s’apparente pas à un renforcement de la dictature, ce ne peut donc être qu’un jeu perfide d’enfants pervers.
Dans cette perspective, cher ami, avise-toi que cela ne fait que renforcer le combat contre ces lois, qui restreignent les droits et les libertés, ainsi que la résistance à la dictature, qui devient de fait légitime.
Penses-tu que leur ruse machiavélique a de l’avenir ? Crois-moi cher ami que tout est éphémère ! Surtout lorsqu’un pouvoir n’a plus que la violence comme recours. Sa gouvernance s’entache d’incohérences et il tend inévitablement vers sa déliquescence. Rassure-toi cher ami ! que tout est éphémère, surtout une fuite en avant de cette ampleur, et quel que soit le degré de terreur par quoi ils comptent l’accompagner ! Promets-moi seulement de ne plus te résigner, car, comme tu le disais si bien, tant qu’il y a de l’espoir, il y a la vie, donc, autant la vivre dignement, sans céder la moindre parcelle de ses droits légitimes.
Youcef Benzatat
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