L'ex-chef de l'armée turque en prison
Le général Ilker Basbug est accusé de conspiration contre le régime islamo-conservateur.
Jeudi, l'audition d'un ancien chef d'état-major en tant que suspect par un procureur constituait une première dans l'histoire de la République turque. À l'aube, hier, sa mise en détention préventive a surpassé l'événement de la veille. Ilker Basbug, en poste de 2008 à 2010, a été mis en examen pour constitution et direction d'une organisation terroriste ainsi que pour tentative de renversement du gouvernement. L'ex-chef des armées turques a été incarcéré à la prison de Silivri, dans la grande banlieue d'Istanbul, où sont déjà emprisonnés 250 officiers accusés d'avoir conspiré, à partir de 2003, contre les islamo-conservateurs qui dirige le pays. L'arrestation d'Ilker Basbug à la demande d'une cour civile entérine la perte d'influence et la fin de l'inviolabilité de l'armée, auteur de quatre coups d'État en cinq décennies.
L'ex-numéro 1 de l'armée, qui a été interrogé pendant sept heures par un procureur, a déclaré que les charges à son encontre étaient "tragicomiques", selon son avocat. "Pour moi, être accusé d'être un terroriste est la plus dure des condamnations", a-t-il ajouté. Ilker Basbug devient donc le plus haut gradé suspecté d'être membre de la nébuleuse militaro-mafieuse appelée Ergenekon - du nom d'une vallée mythique berceau du peuple turc. Des dizaines de militaires, journalistes, hommes d'affaires ou universitaires sont actuellement jugés pour leur appartenance présumée à ce réseau. Ils auraient planifié assassinats et actions violentes pour faire vaciller le gouvernement perçu comme une menace islamiste. Le chef d'état-major à la retraite avait été convoqué par le Parquet dans le cadre de la branche d'Ergenekon chargée de la propagande antigouvernementale sur Internet. "Son arrestation n'est pas une surprise car des officiers ont déclaré, au cours de leur procès, qu'il était responsable de ces sites", détaille Ahmet Altan, directeur de Taraf, quotidien qui a fait de la lutte contre l'ingérence de l'armée dans les affaires publiques sa ligne éditoriale. Mais d'autres accusés ont affirmé que le donneur d'ordre était un général subalterne.
Fractures politiques
Sans surprise, les réactions à l'emprisonnement d'Ilker Basbug ont suivi les lignes de fracture habituelles de la classe politique turque. Le camp du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir a choisi de mettre l'accent sur la séparation des pouvoirs politique et judiciaire ainsi que sur le respect de la présomption d'innocence. «La loi est la même pour tous, a commenté le président de la République, Abdullah Gül. Il convient de garder son sang-froid.» Le leader du CHP, le parti fondé par Atatürk et, jusqu'à récemment, allié politique de l'armée, a lui mis une nouvelle fois en doute l'indépendance de la justice. Selon Kemal Kiliçdaroglu, les «cours spéciales», chargées de juger les personnes accusées de complot contre le gouvernement, "ne rendent pas la justice mais suivent les décisions prises par l'autorité politique".
Fin d'une époque
Au début des années 2000, l'armée, au nom de la sauvegarde de la laïcité et de l'intégrité de l'État, dictait encore la marche à suivre aux civils. À cette époque, un général était intouchable. C'est sous escorte policière qu'Ilker Basbug a été conduit en prison. Signe que le pouvoir a décidément changé de main en Turquie. Lancée il y a cinq ans, avec la découverte d'une cache d'armes sur la rive asiatique d'Istanbul, l'affaire Ergenekon a été saluée, au départ, comme une occasion unique de faire le procès de l'"État profond", aux ramifications illégales et incrusté au cœur de l'État, et donc de favoriser la démocratie. Au fil des années, d'autres tentatives de déstabilisation du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, répondant aux noms de code de "Masse du forgeron" ou de "La cage", ont conduit des dizaines de militaires supplémentaires derrière les barreaux. Mais la multiplication des interpellations, des durées de détention excessives, des enquêtes bâclées et des incohérences flagrantes dans les actes d'accusation selon leurs détracteurs ont également jeté le trouble sur la finalité de ces procès à grand spectacle. À travers eux, c'est aussi un épisode de la guerre entre les islamo-conservateurs de l'AKP et l'armé qui se poursuit. Les premiers, issus du parti islamiste de la Prospérité, chassé du pouvoir par les généraux en 1997, sont soupçonnés de mettre à profit le processus judiciaire pour régler leurs comptes avec leurs ennemis.
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