Racha El Ameer : "Youm eddine" ou les confessions d'un imam pour l'amour d'une femme
"Youm eddine", sorti en arabe aux éditions Barzakh (Alger, décembre 2010), traduit en français aux éditions Actes Sud sous le titre "Le jour dernier" est le premier roman de Racha El Ameer, écrivaine et éditrice libanaise.
Son héros, un imam né dans un petit village montagne, quelque part dans le monde arabe, occupe un poste au ministère des Biens de mainmorte. Il s’est ensuite installé dans un pays voisin – qu’on devine être le Liban – où il a exercé les fonctions d’imam, de prédicateur et d’enseignant, avec des passages remarqués à la télévision étatique où il est remarqué pour ses prêches télévisuels. Affecté dans une grande bibliothèque, il y rencontre une fonctionnaire, jeune femme citadine et laïque qui lui confie l’établissement d’un index de la poésie d’ El Moutanabbi, le grand poète arabe du Xe siècle dont elle est une grande spécialiste passionnée, comme l’auteur du reste. Une solide amitié s’est rapidement nouée entre eux et s’est transformée en une relation amoureuse. Représentant de l’islam officiel, l’imam est menacé de mort par une fetwa. Sorti d’une école des Oulémas, ayant étudié les sciences du Coran et du Hadith, la théologie, le droit, la langue et la littérature et âgé d’une quarantaine d’années, ce profil de l’imamat soulève l’ire des intégristes qui ne lui pardonnent pas son côté vedette à la télévision nationale.
Protégé par les services de sécurité et mis dans une caserne, il épanche son cœur en une confession sans fard adressée à celle qu’il aime. Il écrit donc ce roman à la première personne, sous la forme d’une longue lettre d’amour adressée à la femme aimée et par laquelle il lui déclare son amour dans la langue sertie d’El Moutanabbi. Habitué aux prêches, aux discours oraux, c’est la première fois de sa vie que l’imam prend la plume. Introverti, tortueux, issu d’un village clos que la civilisation occidentale, celle de la femme aimée, n’a jamais pénétré, l’imam épanche avec candeur ses sentiments amoureux sans omettre de relater les faits relatifs à sa menace de mort par cette fatwa. Les confidences de l’imam commencent par l’évocation en flash-back de sa première rencontre avec cette femme totalement étrangère à son milieu social et se terminent sur sa réclusion, sous la protection de la police, à la suite de cette fatwa émise contre lui par des intégristes. La chute du roman laisse présager une fin heureuse, celle d’une rencontre prévisible entre l’imam et son égérie.
Ce roman ne saurait cependant n’être qu’une histoire d’amour qui pourrait paraître surprenante pour un imam qui s’en confie. Les deux protagonistes, l’imam et la jeune femme, pourraient constituer une synthèse, dans la différence, entre le sacré et le laïc, entre la beauté du texte coranique et celle de la poésie d’El Moutanabbi dont le choix ici n’est pas fortuit. Ce poète qui s’est déclaré par ce pseudonyme être un "Nabi" n’a pu finalement le devenir mais sa poésie a traversé les siècles sans usure et sans étiolement. Le fait générateur de cet écrit intimiste est cette condamnation à mort d’une fetwa, un fait politique d’une brûlante actualité dans le monde arabe et maghrébin qui renvoie à l’antagonisme entre un islam officiel, protégé et celui du terrain. Une confrontation dont est victime l’imam qui, par l’amour d’une femme, se métamorphose, abandonne l’imamat à l’âge de 40 ans non en raison de cette condamnation à mort mais pour sa flamme inextinguible pour sa compagne. Il assume son humanité. D’une rare beauté, fourmillant de références religieuses, politiques et littéraires, ce roman est un hymne à l’amour en même temps qu’il est un appel à un "islam tolérant."
Racha el Ameer, fine connaisseuse d’une langue arabe châtiée mais avec ses différentes déclinaisons prosodiques liées aux cultures spécifiques des pays du monde arabe, dirige au Liban une maison d’édition depuis une quinzaine d’années. Elle a publié des œuvres poétiques majeures de Mahmoud Darwich et prospecte de jeunes talents libanais dans cette voix (et voie) poétique d’El Moutanabbi. Son prochain roman Mattar essourour est consacré à cette passion des langues. Youm eddine sortira prochainement en langue anglaise.
Entretien avec l’auteur
Racha El Ameer : "Pour l’amour d’une femme, mon héros a arrêté d’être un imam "
Dans cet entretien, Racha El Ameer se défend d’avoir écrit un roman subversif. Elle dit son amour pour le texte coranique, la poésie d’El Moutanabbi. Pour l’auteure, le roman écrit à la première personne est une longue lettre d’amour en même temps qu’une réflexion complexe et humaine sur la crise civilisationnelle du monde arabe.
C’est l’imam qui écrit à la première personne ce roman à la femme aimée. Peut-il être lu comme une longue lettre d’amour, un testament ?
Racha El Ameer : L’imam a décidé d’écrire ses confessions, pour se dévoiler. Avant de découvrir l’amour, il n’a jamais écrit, il faisait des prêches le vendredi et rédigeait certainement des textes pour son émission de la télévision car c’est aussi un imam télévisuel. Il a besoin de cet instant confessionnel dans sa vie car il a été mis comme en garde-à-vue dans une caserne où le gouvernement, depuis qu’une fetwa a prononcé sa mise à mort. L’islam qu’il représentait était vraiment différent de celui qui existait sur le terrain. Là, il s’est donc mis à écrire « ce roman » à cœur ouvert parce qu’il croyait ne jamais revoir la femme qu’il aime ; il avait gardé en souvenir cet amour et cette passion qu’il a eus avec elle. Elle l’a tout le temps poussé de manière que son absence ne soit que présence. Son absence ressentie est devenue une présence très forte à travers son écrit qui est en fait une très grande lettre d’amour qui démarre à partir d’un flash-back, au temps où ils vivaient ensemble dans un pays où tous les deux étaient étrangers. L’imam s’accroche à la vie par cette longue et belle confession d’amour. Il lui doit sa survie. L’écriture pour moi, pour lui, devient aussi importante que la vie. Il était dans sa caserne, prisonnier, ne sachant pas si la fetwa allait le tuer, s’il allait revoir sa bien aimée. Alors, l’écriture devient l’accroche à la vie, à cet amour fantastique. La fin du roman est imprévisible. Elle est en chute libre. Elle laisse entendre qu’il va retrouver la femme aimée. Le roman est construit en boucle: il commence par un flash-back de leur première rencontre et finit par leur rencontre prévisible et heureuse.
N’y a-t-il pas un paradoxe entre "Imam" et "l’amour d’une femme" ?
Au contraire, c’est une description très amoureuse des affres de cet homme, de l’âme humaine. En tant que romancière, je ne peux qu’aimer mes personnages pour les vivre et les décrire. Je suis dans une vision complexe, je n’ai jamais voulu que mon personnage soit un méchant, extrémiste, intégriste ou gentil seulement. En tant que romancière, je me mets dans le corps et l’esprit de mes personnages, de mon imam ; je réfléchis dans sa tête. Il faut absolument que mon personnage et tout personnage de bon roman ne soit pas caricatural. Mon imam est un personnage qui réfléchit différemment sur la réalité et la réalité n’est jamais simple.
L’imam écrit dans l’espace féminin et non dans l’espace du religieux, du sacré. Vous en faites l’auteur d’un roman d’amour intimiste…
Il y a des faits dans ce roman : le jour où on a voulu le séquestrer dans sa mosquée, le jour où la télévision l’a reçu en tant que star, beaucoup de choses se sont passées dans sa vie. Or, le plus important, c’est ce qui se passe en son for intérieur, c’est sa réflexion, ses affres, sa souffrance qui m’intéresse, beaucoup plus que les événements extérieurs. Dans ses confessions amoureuses, l’imam raconte à la femme aimée les événements qui se sont déroulés dans sa mosquée, à la télévision, dans sa famille (le décès de son père…), mais il n’est pas pour autant un être de l’événement. Il est introverti et c’est ce qui le rend humain.
C’est un imam officiel mais ouvert aux sciences, aux langues. Que lui a apporté cet amour pour une femme si différente de lui ?
Cet amour l’a libéré en quelque sorte ; il lui a permis de réfléchir sur lui-même, sur la vie, sur beaucoup de choses. Cette femme a été importante dans sa vie sinon il ne lui aurait pas écrit cette longue confession. Il avait besoin, dans sa vie d’imam, de faire une pause, de s’arrêter, de réfléchir, pas à haute voix, mais par écrit, un écrit profane. C’est ce qui fait la force de cette femme qui a pu sortir l’ imam comme il le dit lui-même de "ses ténèbres" ; de formuler ce qu’il pense dans sa tête, révélateur de ce qui était dans son corps, sa peine, son esprit. Cet amour l’a profondément métamorphosé. C’était quelqu’un de tortueux, de timide, il avait honte de s’extériorise. Originaire d’un village clos que la culture européenne n’a jamais pénétré, sa culture se limite au Coran, ignorant Freud et Nietzsche. Il a rencontré cette femme en ville dans une bibliothèque où elle travaillait à classer le patrimoine poétique d’El Moutanabbi. Mes héros sont de deux pays différents. Elle, c’est une fille de la ville alors que l’imam est issu d’un village. C’est dans la différence qu’ils s’aiment, qu’on s’aime.
Pourquoi le choix d’El Moutanabbi ? N’ a-t-il pas une relation intime avec les confessions de l’imam ? Quelle est sa fonction dans le texte ?
Par ce choix d’El Moutanabbi, un poète qui me fascine, il y a effectivement ce grand questionnement métaphysique qui traverse le livre : Qu’est-ce qu’un Nabi ? Où est le texte sacré par rapport au profane ? L’imam a vécu toute sa vie dans le Texte, qui est l’un des plus beaux textes que cette civilisation ait produit, le texte coranique. Or, il est confronté à un autre texte, très important dans notre culture, le diwan d’El Moutanabbi. A un certain moment, il se pose des questions, il a des doutes et semble se dire Auxquels des deux j’appartiens ? Suis-je plutôt coranique ou un Moutanabbi bis ? Suis-je l’homme, suis-je le sacré ? Où est l’homme, où est le sacré en chacun de nous ? Chaque début de chapitre enclenche ces métamorphoses. Pour dire que l’être humain ce n’est pas aussi simple. Un être humain intelligent, qui souffre, qui aime et qui écrit. Ce personnage est complexe. C’est, en fait, la quintessence de deux livres que je n’arrête pas de lire et qui sont importants dans ma propre vie pas celle de mon personnage seulement : ce sont le Coran et la grande poésie arabe. Et surtout celle d’ El Moutanabbi. Mon personnage en est la synthèse. Il n’aurait pas pu être un banquier ou un journaliste ; il ne pouvait être qu’un homme qui vit à la fois dans le sacré et le profane et ce mélange de sacré et de profane est, pour moi, immense, c’est ce que je peux exprimer le mieux.
El Moutanabbi porte en lui-même cette problématique…
El Moutanabbi voulait devenir prophète c’est pourquoi il a choisi ce pseudonyme d’El Moutanabbi qui signifie celui qui voit plus loin. Finalement, il n’a pas réussi à devenir prophète ; il est devenu poète mais un poète qui reste avec et en nous depuis maintenant dix siècles. Or, depuis le dixième siècle, ce fut le début de la fin de la poésie arabe. Après lui, il n’y eut plus de grand poète. On connaît sa poésie par cœur. Il a renoncé au pouvoir pour la poésie. Il y a un peu cette idée dans mon roman. Mon héros a arrêté d’être un imam pour l’amour d’une femme. Il faut faire des choix dans la vie et c’est qui manque dans nos sociétés. Ainsi, j’ai voulu mettre dos-à-dos le Poète et le Nabi.
Il y a une double écriture dans le roman. Celle de l’urgence et celle de la poésie, sans lieux précis
C’est un livre à l’intérieur d’un autre livre. C’est complexe et c’est dans cette complexité que j’ai voulu inscrire mon roman. C’est un roman actuel et intemporel. Mes personnages n’ont pas de nom, et les pays où ils ont vécu et vivent n’en ont pas également. Il n’y a que le poète qui en porte un : El Moutanabbi. Ce n’est donc pas libanais, algérien...
Pourquoi le recours à la langue arabe classique ?
Comment faire d’une langue ancienne une langue hypermoderne? Utiliser un arabe classique, trop classique même pour dire une problématique moderne. Je pense que c’est une langue arabe châtiée et non de chasteté qui convient au roman, à ses lettres d’amour. Elle est proche du Coran et c’est avec cette langue que l’imam s’adresse à sa bien-aimée. Cela dit, la langue est une voix je reste émerveillée comment une même voix, une même langue change. J’aime quand ma mère m’appelle avec ses propres sonorités. J’écoute toujours avec le même envoûtement la récitation coranique d’un " mouqri " (liseur). Comment vous dire combien j’aime cette langue arabe faite de belles sous langues. On a un legs commun qu’on ne peut dénigrer. J’aime écouter les Algériens parler les dialectes. Il y a beaucoup de dialectes dans mon prochain roman Matar essourour. C’est l’histoire d’un personnage nommé à la tête d’une académie des langues fictive fondée par la banque mondiale pour défendre toutes les langues en danger. C’est l’automne à New York, il quitte son bureau et va rejoindre son poste dans cette Académie. Il est libanais, Beyrouth est pour lui une ville trauma. Il a vécu beaucoup de violences, mais aussi l’amour des femmes, des langues. J’ai pensé à Amin Maalouf.
Pourquoi ce titre "Youm eddine" ?
C’est son jour de grand amour. C’est un titre tellement simple et beau. Des milliards de musulmans le disent en prononçant cinq fois leur fatiha. Il est coranique. C’est un beau titre, intraduisible. On disait également à l’époque antéislamique, dans la djahiliya, "Ayam el aârab" pour dire la nostalgie ou la fierté des batailles victorieuses. Le mot "youm" est polysémique. Nous sommes familiers à cette expression depuis 2300 ans.
Il y a beaucoup de notes en bas de page…
Elles constituent un roman Bis, celui de El Moutanabbi, le roman non officiel, si je puis dire. Des notes qui ne figurent pas dans la version française. C’est un travail de réflexion.
Comment a été accueillie la sortie du roman au Liban ?
Il y a eu d’abord une excitation. Puis, les gens ont commencé à dénigrer le roman en le traitant de tous les noms. Il leur a donné une peur bleue par cette association entre la religion et le sexe. On me reprochait d’avoir choisi un imam sunnite ; on m’accusait de porter atteinte à la dignité de mes parents, jusqu’à s’immiscer dans ma vie privée. Pour tout dire, j’ai été et mon roman avec, traînée dans la boue. Tout cela a fait que j’ai eu beaucoup de presse. Le roman est à sa deuxième édition. La traduction en français a accentué l’ire de la rue. Youcef Seddik que je ne connaissais pas a été enthousiasmé par le roman et l’a traduit. Chaque jour, je recevais des appels téléphoniques méchants, des lettres d’insultes, me reprochant d’écrire sous la plume d’un homme, d’un imam qui plus est. Ce fut pour moi un drame. Ce livre m’a tué. Mon imam parle de ses petites morts, moi je suis écorchée vive, contrainte de vivre dans ma solitude. Est-ce une malédiction de youm eddine. Avec cette édition en Algérie chez Barzakh et la prochaine traduction anglaise, je vais aller mieux !
Note et entretien réalisés par Rachid Mokhtari
Commentaires (2) | Réagir ?
Ce livre a pour principal personnage un homme religieux c'est ce qui dérange, il est du côté de la lumière alors s'il ne fait pas plaisir aux adeptes des ténèbres c'est qu'il est réussi et c'est tant mieux. Je constate encore une fois que face à l'hypocrisie ambiante qui règne dans le monde arabe, le courage est du côté de la femme, un texte à lire sans plus tarder.
J'ai hâte lire ce livre, les dilemmes ont inspiré beaucoup d'auteurs ; surtout classiques. l'Islam permet à l'imam de prendre femme, Quel est exactement l'interdit dans ce livre ? Avoir des sentiments d'amour avant mariage ou y a t-il autre chose ? Que veut-on dire dans "avoir des relations amoureuses" ? S'agit-il d'un amour platonique ? Pour juger l'oeuvre il faudrait la lire...