Nabile Farès : "J’écris l’Algérie à la recherche de sa vérité"
Dans cet entretien, Nabile Farès parle des réalités "ogressales" de l'Algérie contemporaine. Avec "Il était une fois l'Algérie" (Ed. Achab, 2010), le héros, journaliste, comme dans La mort de Salah Bey ou la vie obscure d'un maghrébin (L'Harmattan, 1980) est en quête de vérité. La disparition de Selma enlevée par les terroristes est aussi celle d'une Algérie "oubliée".
Il était une fois, l’Algérie comprend deux écritures : celle du conte (merveilleux) et celle d’une chronique politique (fantastique). Comment s’emboîtent-elles ?
Je vous avoue que cela été très difficile, aussi difficile de vivre ce que les Algériennes et les Algériens ont vécu. Dans ce récit, j’ai essayé de concilier un monde qui peut être merveilleux pour les enfants, ce dont ils rêvent, et, une histoire qui remet en cause ce rêve merveilleux et les projette dans une tragédie que l’on peut dire historique et politique en même temps. Politique : pour autant que cela fait un certain nombre d’années, qui comptent beaucoup pour les générations actuelles et antérieures, que ce conte d’indépendance qui aurait pu être merveilleux s’échoue comme une tragédie qui touche absolument toutes les générations. Nous tenons au conte merveilleux dans la façon dont on raconte aux enfants les premières histoires pour les amener à penser, à réfléchir, même si ces contes merveilleux ont des parcours et des tragédies comme celles des ogres et des ogresses par exemple. Mais, quand, dans le monde que l’on vit, des personnes que l’on côtoie qui sont des humains se comportent comme des ogres, il y a quelque chose qui bascule. Alors, le monde, au lieu d’être un monde merveilleux, devient fantastique, c'est-à-dire, imprégné par la mort, la délectation de la mort, la jouissance dans la mort donnée. C’est cela le fantastique, l’horreur descendue dans le monde, de la même façon que l’horreur nazie, les tueries nazies, les camps, les tueries coloniales sont des productions, des mises en scènes que l’on peut aisément mettre au compte du fantastique : la délectation de l’horreur. Slimane Driif, le personnage journaliste et Linda, sa compagne interrogent l’exil, leur exil actuel. Ce sont deux personnages du merveilleux tandis que les personnages qui tuent sont des personnes du fantastique. C’est-à-dire qu’ils sont devenus des ogres. Ils se sont mis la tête en l’air. De plus, ils croient bien faire… Ce qui est un comble.
Les ogres des contes et ceux de la tragédie de l’Algérie contemporaine habitent les mêmes lieux. N’y a-t-il plus de barrières entre les deux ?
Oui, dans les mêmes lieux puisqu’il n’y a pas un lieu en Algérie qui n’ait pas connu les tragédies de la guerre, de la souffrance, des viols, des tortures dans lesquelles, on peut dire, les générations se sont faites. Slimane Driif, mon personnage journaliste, qui doit faire des chroniques du réel, de l’Histoire qui l’a tellement percuté, n’arrive plus à avoir des façons de dire. Il est travaillé par le comment pouvoir écrire, le comment pouvoir dire puisque ce qui l’a touché a mis en cause toutes ses facultés. Comment raconter au jour le jour ce qui a pu se passer pour lui et pour les autres personnages.
Pourquoi Slimane Driif hésite de voir dans les ogres un visage humain ?
Il avait pensé que ces personnages n’existaient que dans les contes mais, tout d’un coup, c’était comme si la barrière des contes avait été franchie et que ces personnages étaient tombés dans la réalité, dans la " ghaba ", la forêt des hommes qui tuent. Ceux-là sont des êtres très avides. L’Algérie est un lieu où il y a de très grands prédateurs, c’est en quoi elle participe, elle aussi, de cette mondialisation financière qui construit de la pauvreté, le mépris et abrase le monde.
Vous dites que "c’est une réalité ogressale"…
Ça dévore. C’est tamacahut à l’envers. Même les enfants ne peuvent plus dormir, on ne peut plus les endormir. C’est ce qui se passe actuellement parce que ces nouvelles générations qui ont vécu cela tout petit disons à partir de 1992, ou nés à ce moment là, qu’est-ce qui leur a été permis dans la rencontre avec la réalité de leur pays dont l’ idéologie, disons gouvernementale, ne cesse de leur dire qu’ il ne faut pas partir de ce pays parce que c’est le meilleur pays du monde. S’il n’y avait pas cette idéologie, et qu’on pouvait dire le pire dans lequel ces jeunes d’aujourd’hui sont nés, à ce moment-là, tout le monde serait d’accord !
Tous les personnages du récit, Slimane Driif, le journaliste, Selma, l’enseignante de français, qui a échappé à une tuerie dans son école, Tania, sa fille, qui a vu… livrent comme dans un délire leurs traumatismes à une psychothérapeute…
C’est ce qui s’est passé un certain moment. On essayait pour les enfants qui avaient vécu ces histoires-là de les prendre en thérapie pour tenter de comprendre ce qui s’était passé. Mais cela s’est révélé difficile : les enfants ont vu mais ne veulent pas raconter. Ils ne veulent pas non plus être doublement victimes par rapport à ce qu’ils raconteraient car ils permettraient d’identifier les personnes qui ont fait cela. C’est pourquoi le mutisme de cette petite Tania qui précisément a vu et dépassée par ce qu’elle a vécu, vu, entendu, et, ne veut plus rien dire. C’est un récit qui se passe quelques années plus tard, après les faits ; d’où cette rencontre avec une psychothérapeute qui essaie de comprendre, à travers les métaphores, ce que raconte cette petite Tania, de temps en temps. Or, même si elle ne parle pas, le pays parle pour elle, en elle. C’est pourquoi, il y a plusieurs narrateurs. C’est le pays qui parle à travers Tania.
Il y a plusieurs "je" dans le texte. Plusieurs paroles ou plusieurs témoins de la tragédie ?
Ils ne sont que des médiateurs d’un pays qui est tombé dans la clandestinité et qui, à chaque fois, est à la recherche de ses paroles pour pouvoir être écouté, se faire entendre, faire entendre les différents lieux de la violence qu’a connue et connaît le pays. Car, il y a quand même des événements que le lecteur peut repérer historiquement et qui ponctue ce récit. Mais, à quel moment le récit narratif, on pourrait dire du pays, s’est fourvoyé ? Eh bien, on pourrait dire, à partir du moment où l’origine de la narration a été faussée. L’Algérie est un pays qui à travers ses romans, ses histoires, je ne parle pas simplement de mes romans, de mes poèmes, est un pays qui, à travers ses médiateurs, personnages, écrivains, romanciers, poètes, est en quête de la vérité, parti à la recherche de la condition de sa vérité. D’une vérité qui a été faussée par le discours politique né après, si l’on veut, l’indépendance ; un discours politique qui masque les sources de sa volonté prédatrice. Si l’on avait voulu construire un pays où les personnes qui le composent, le composaient , devaient vivre ensemble selon des modalités moins inégalitaires et plus solidaires, je pense qu’on se serait pris autrement. Non, le modèle, motif était de prendre, et, de prendre de plus en plus, jusqu’à faire de plus de la moitié des algériennes et des algériens des êtres à la recherche de leurs conditions et possibilités de vivre.
Comment lire cette opposition entre "le pays" vs le "là-bas" ?
Beaucoup de personnes ont vécu cette violence qui a fait exploser la possibilité de dire dans le lieu même où on est quelque chose. Le « Là - bas », c’est l’ailleurs qui permet d’exister ; c’est le lieu à partir duquel on peut interroger tous les disparus en quelque sorte. C’est ce lieu qui demeure malgré la violence, la tentative d’effacement des disparitions ; ce qui a été remarquable pendant toute cette période des années 1990, eh bien, c’est que les personnes meurtries ont réinventé de la sépulture pour les leurs, victimes de la barbarie, même lorsque les corps étaient découpés en morceaux– c’est pas de la folie meurtrière cela ! ; ces actes n’ont rien à voir avec quelque religion que ce soit, idéologie que ce soit, islam que ce soit, c’est du pur désir meurtrier devenu fou. Alors, des actes comme ceux-ci peuvent exploser, pendant un temps, dans la tête de quelqu’un, comme dans celle de Slimane Driif …
Vous allez à la racine du mal. Par ce mot terrible "hogra" comment garder sa vérité psychique, ne pas être déboussolé ?
On peut commencer par cette question : qu’est ce qui s’est passé dans la pensée pour que de tels actes aient pu être commis, aient pu passer pour autre chose que des meurtres ? Qu’est-ce qui de la pensée a été touché ? Et, plus amplement qu’est-ce qui du rapport à soi et à l’autre, autrui, enfant, femme, adulte, a été touché ? Il s’agit d’un défaut de pensée, c’est à dire du rapport à la vérité. Et quand cela se produit, tous les maléfices peuvent survenir …
Si, dans le politique, il y a une usurpation de la vérité, à ce moment-là, le pays qui vit cette fausseté peut aller très mal, exploser, puisqu’ il est construit, non sur une erreur ou un mensonge, mais sur une fausseté. Il déforme et les personnes marchent sur la tête. C’est comme dans les carnavals d’antan où on mettait la panse sur la tête. Au lieu de vraiment penser, on a l’estomac à la place. Slimane Driif tente de préserver en lui une vérité de penser qui correspond pour lui à sa capacité de se maintenir en vie…
"Evénements", "groupes armés", "prédicateurs" : vous réfutez ces termes et vous n’employez pas du tout le mot "terroriste". Pour quels motifs ?
Je ne réfute pas ces termes, je montre que, justement dans ce rapport à la vérité, ce sont les mots qui sont touchés et viennent masquer les délires et désirs de meurtres et de prédations. Ce qui m’a beaucoup touché dans cette histoire était que ces mots étaient des mots anciens qu’on entendait pendant la guerre d’indépendance, anti-coloniale, en Algérie. Ce sont ces mêmes mots qui ont réapparu pour dire ce qui se passait en ces années 1990. Donc, il n’ y avait même pas un nouveau langage auquel on pouvait se raccrocher. Et le travail de Slimane Driif, le journaliste, - c’est pour cela qu’il est très perturbé - consiste à pouvoir raconter cela tout à fait autrement. Il ne le peut pas, d’ailleurs. Il faut que ce soit les gens, les autres qui racontent.
Ce sont les djinns, les spectres qui le font !
C’est-à-dire ceux auxquels on n’a jamais pensé. C’est comme dans le conte repris par Idir. Tamachahut ; "on va faire entendre le conte". Tout d’un coup, la créature tape à la porte et dit "la vérité, elle est où ?" Ténèbres, gris, noir, il y a tous les mots pour la dire. C’est une histoire encore sans vérité.
Et ce mot "terroriste" ?
C’est tellement un terme galvaudé. C’est plus que des terroristes. Ce sont des personnes qui ont une application de la terreur. Ce n’est pas une personne qui s’engage et qui met une bombe. C’est vraiment des gens qui ont décidé de…construire dans la terreur. On a entendu un ministre dire " la terreur a changé de camp" comme si ce pays devait être gouverné toujours par la terreur.
Dans ce récit, y a-t-il un télescopage de générations au sens psychanalytique de l’expression?
Oui, ces générations actuelles sont en quête de vérité ; une vérité qui leur a été cachée, surtout à partir de cet assassinat dont je parle qui est celui de Mohamed Khemisti, je parle d’un assassinat commis moins d’ une année après la date de l’indépendance de l’Algérie, à qui a profité ce crime ? C’est comme si l’Algérie avait été bâtie sur ce meurtre, sur un acte impossible à dire, un manque de vérité qui l’empêche de vivre autrement que dans la fausseté. Or, pour vivre, il faut de la vérité, du futur et quand on a entendu des slogans tels que celui-ci "Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts", quand il y a un pays qui est traversé par des personnes qui partent, qu’on appelle des haragas, qui partent parce qu’ ils n’ont plus d’espoir même dans la tête, alors il est facile de constater ce que ce pouvoir a fait de 1962 à aujourd’hui. Personne d’autres n’a été au pouvoir, toutes les générations sont à l’intérieur même du pouvoir, Celles qui n’y ont pas été ont été labourées au fur et à mesure dans leur famille, leur ville, village, travail, et surtout dans leurs espoirs.
Vous écrivez : "Pourquoi avoir mis tous ces enfants au monde si c’est pour les tuer par la suite ?". Qui se pose cette question?
C’est une interrogation qu’on peut avoir. Pas du côté des gens du peuple. Que pourrait avoir le pouvoir. C’est comme si, tout d’un coup, ce pouvoir n’avait pas pensé que les Algériens allaient s’exprimer à travers ses générations et les enfants qu’ils feraient. C’est à peu prés la même question pour les enfants d’émigrés en Europe. Les pays qui les ont exploités n’ont jamais pensé que ces générations d’expatriés s’aimeraient, se marieraient un jour, feraient des enfants, demanderaient à vivre. Du côté des pays européens, ce n’est peut-être pas du mépris, c’est de l’oubli radical. De la violence radicale. Mais, du côté de chez nous, il y a quelque chose qui demeure d’une structure féodale de pensée, un héritage de la féodalité qui fait que les personnes qui sont sans pouvoir sont à la merci, à l’allégeance du pouvoir. On travaille pour "lui", pour "eux", et "qui êtes-vous, d’abord ?". Rompre cette servitude est pensé comme un acte de lèse majesté. Et, d’abord, pourrait-on dire, "qui t’a fait roi ? "Dans cette situation de violence, le pouvoir n’a que ces mots : "Donnez-leur du travail, créez des chantiers, faites des boites de sardines…". Or, la vraie question, c’est la possibilité d’exister dans son être non pas dans son avoir. Les gens ne demandent pas d’avoir ; ils veulent être et être respectés, pas bafoués, humiliés, assiégés, trompés.
Le style du récit est saisissant. Il est composé pour l’essentiel d’énoncés énumératifs que l’on retrouve dans vos précédents romans. Est-ce une esthétique proprement farésienne ?
C’est un déferlement de mots qui ne tiennent plus, qui se baladent, envahissent la tête, auxquels il faut tout d’un coup pouvoir s’accrocher. C’est un peu tout cela le drame de Simane Driif. C’est ce qu’il vit. L’amour qu’il peut avoir pour son pays a été bafoué, empêché. On l’a transformé, non pas en haine, mais en quelque chose qu’il n’arrive plus à comprendre. Comment un tel retournement a-t-il été possible ? Voilà sa question, tellurique. C’est comme le rapport avec la mer qui, tout d’un coup, se retire à Boumerdès, lors du séisme de 2003 et la déflagration que plus personne ne comprend.
C’est la fin du second chapitre "Les grands départs" qui est la plus lisible du récit. Pourquoi ?
Oui, parce qu’il y a là une sorte de re-rencontre avec le pays qui apaise Slimane Driif, après avoir été obligé de partir pour se protéger pas comme un harraga. A ce moment il n’est plus dans les idées qui se bousculent dans sa tête. Préserver quelqu’un de sa vérité psychique est primordial. Le préserver de la haine, justement. C’est pourquoi, Slimane peut enquêter, entendre, répondre, se déplacer…Après voir été si profondément bousculé, il est pris dans un immense chagrin, d’autres appellent ça, d’un mot tellurique d’ailleurs, météorologique, une "dépression". Oui, la "tête", certaines fois, son "dedans", son "vide nécessaire" est un relief. Le texte essaie de déployer ce qui est pris dans et par cette tristesse de voir un pays parti à la dérive. C’est une géographie mentale qui aurait pu disparaître dans un puits sans fond…
Peut-on établir un lien entre "le puits" de Slimane Slimane Driif et l’outre, métaphore de Abdenouar personnage de Mémoire de l’absent ?
Le puits, c’est un mot pour dire, métaphoriquement, bien sûr, l’espace mental, qui est le puits de la vérité, mais il faut que la vérité puisse passer, tel ce personnage d’une histoire connue, qui est toujours assis devant un puits et qui regarde toujours dedans. Les caravanes qui passent en sont intriguées. A un moment, le chef de la caravane se rapproche de ce personnage toujours penché vers le puits – on sait qu’il est très important dans la traversée du désert – et lui demande pourquoi il reste ainsi, ne regardant rien alentour, ou le rien alentour, toujours penché. Le personnage répond : "J'attends que passe au-dessus le rayon de lune". Il attend le passage de la vérité. Simple allégorie : il risque d’attendre longtemps. Pour l’outre, c’est d’abord un événement très personnel. Dans la maison qu’on habitait, il y a très longtemps en Kabylie, il y avait, dans la cour, une outre de peau de chèvre noire qui m’impressionnait ; j’ai su après, bien des années plus tard, que cette outre avait du sens, qu’elle appartenait non pas seulement à la chèvre, mais aussi au langage, la thailouth, à une ample symbolique : celle qui renferme l’eau, la langue, les usages, les espoirs, les vicissitudes, les malheurs, les désirs, les volontés… c’est-à-dire les principes de la vie et de la mort ; espoir et pauvreté, tout à la fois. Tandis que, dans le puits, il y a une bagarre entre les ténèbres et la surface, surtout que, Slimane Driif, regardant dans le puits, ne trouve pas son image. Il n’y trouve que les violences qui parcourent le pays. Il n’est pas comme Narcisse. Il ne peut pas se délecter de son image. Il est obligé d’approfondir. Si on peut aller de puits en puits, l’outre, en revanche, on l’a avec soi, on peut la transporter. Ce sont deux images différentes du rapport à l’exil, à la vérité et aux marcheurs. Nous sommes de grands marcheurs. Pour aller plus loin.Les personnages qui sont dans mes livres touchent à l’enfance. Pour dire, essayer d’attirer l’attention sur ce qui arrive aux petits bonhommes ou aux petites filles qui sont chamboulés par l’histoire présente, essayer de leur donner Voix. C’est le même travail dans ce présent récit parce qu’on ne peut pas non plus faire en sorte que ces personnes qui ont vécu des disparitions n’ont pas de pensées pour leurs propres disparus. C’est ça le plus grave, faire comme si ces personnes n’avaient pas vécu ce qu’elles ont vécu.
Il était une fois, l’Algérie peut-il avoir sa place dans votre trilogie A la recherche du Nouveau Monde ?
Il peut avoir sa place parce que, à un certain moment, étant entré dans cette écriture, me méfiant de tout ce qui s’apparente à de la violence, surtout ces violences contemporaines – sachant que beaucoup et chacun peuvent trouver son compte dans la guerre, dans le massacre- je me suis mis, pour dire quelque chose qui s’écrivait, alors, en marge des pays en guerre. Une écriture de la marge qui enregistre, qui est à côté de la déflagration, tout en étant à l’intérieur de cette déflagration. Une marge pleine de remous, de solitudes, d’espoirs, d’indignations.
Il était une fois, l’Algérie dit plusieurs fois l’Algérie…
On peut le dire aussi. C’est comme dans Faulkner Il y avait une fois, deux forçats (Les Palmiers sauvages (The Wild Palms, Gallimard, 1952, qui commence par cette phrase : Il y avait une fois, deux forçats, NDLR). C’est vrai qu’il y a plusieurs fois l’Algérie mais c’était aussi comme s’il fallait garder cette pensée de « il était une fois » pour une Algérie qui a existé une fois et pour toujours. Et toutes les Algérie qui viendront seront toujours par rapport à ce conte magnifique du début qui fait a existé cette entité diverse, plurielle, à la recherche d’un nouveau sens, l’Algérie.
Votre premier roman "Yahia pas de chance" vient d’être réédité en Algérie (Ed. Achab, 2009) avec un ajout au titre initial "Un jeune homme de Kabylie". Une manière de s’identifier ?
J’ai toujours pensé à ce titre là parce que l’histoire de « Yahia pas de chance », c’est celle d’un jeune kabyle. Et puis, avec tout ce qu’on racontait sur les Kabyles, c’était une façon de dire qu’un jeune Kabyle, ça existe et a son itinéraire, son imaginaire, ses rêveries et ses façons de faire. Et comme on me pose souvent la question " Vous êtes vraiment kabyle ?", c’est donc un peu ma réponse personnelle. Je suis un Algérien et je suis kabyle, comme beaucoup de mes semblables, algériens et kabyles d’aujourd’hui.
Lecture du roman Il était une fois, l’Algérie, (conte roman fantastique) de Nabile Farès (Ed. Achab, Alger, 2010)
Au pays des Ogres
Nabile Farès vient de publier, pour la première fois en Algérie, un texte où le conte et la chronique politique se côtoient. Le pays magique des histoires pour enfants se transforme en une réalité politique « ogressale » d’une Algérie disparue...
Il était une fois, l’Algérie pénètre ou sonde les profondeurs dévastées du substrat mental de tout Algérien ( de tout citoyen du monde) tant ce qui y est dit, raconté, confié, écrit, exorcisé, révélé dans sa démesure psychique, énuméré aussi dans ses incalculables tragédies - crimes, assassinats, massacres, viols en tous genres, amoncelés, télescopés, sédimentés et sans cesse recommencés, palimpseste de l’Histoire contemporaine de l’Algérie, d’un pays, d’une terre sans pays, exsangue - se donne à lire tel un volcan de mots, de paroles en éruption. Le "Il était une fois" est le prélude à rebours des Milles et une nuit, sauvages, dans lesquelles Shéhérazade, la mythique conteuse, n’a pu sauver sa tête, coupée, tranchée, par le Roi qui ne peut se suffire de ses distractions de palais. Dans Il était une fois, l’Algérie, le conteur-narrateur est un aide-soignant dans un service d’aide psychologique, familier des récits des rescapés de l’horreur des massacres du terrorisme islamiste.
La syntaxe est abondamment énumérative, cascades d’un pays-bazar, d’un "pays qui tue" qui aligne, sur une phrase, hachée de virgules, l’assassinat du premier ministre des affaires étrangères, dans l’hémicycle de la toute jeune république de l’Algérie indépendante, Mohamed Khemisti, le massacre colonial du 8 mai 45, la tuerie du 15 mars 62, celles d’Octobre noir, du Printemps noir, de la décennie noire. Noirceurs d’une saison florale, d’années d’anéantissement, d’incendies de villages, de forêts, mépris d’hier et d’aujourd’hui : "à cause de la Hogra. Le mépris, qui mettait en danger la vie même ; mépris à l’origine, non d’une simple injustice, d’un arbitraire, mais de l’incendie des écoles, du massacre de journalistes, de femmes, d’hommes, qui faisaient d’elles, d’eux, des encore-vivantes », des « encore-vivants », des étrangères, des étrangers, dans le pays même où elles, ils, moi-même, nous-mêmes, étions nés" (p.28).
Slimane Driif, un des principaux personnages (tendre et respectueux), journaliste, revient dans son pays et rencontre Selma Bent Chaïd, enseignante de français avant qu’elle n’ait échappé à un massacre terroriste dans son école, sous le préau où deux enseignants ont été égorgés, à Blida : "La salle de classe était encore allumée, lorsqu’ILS surgirent dans la cour ; elle se souvient des phares qui éclairaient les ténèbres de cette nuit…Elle ne pouvait parler qu’à grand-peine de ce qu’elle avait vu, entendu, lors de la mise à mort qui avait eu lieu ce soir-là dans la cour et de l’enlèvement survenu le lendemain matin. J’ai vu le couple assassiné devant moi. J’ai voulu crier. Aucun son n’était sorti de ma bouche." (p.29). Elle a fui avec sa fille Tania, adolescente de quatorze ans, frappée, depuis, de mutité. Selma revient le lendemain de la tuerie à l’école d’où elle est enlevée puis emmenée dans la forêt des Ogres. Violée. Les Ogres l’ont abandonnée. Enceinte d’eux. Elle avorte d’eux aussi. Elle est recueillie dans un hôpital qu’elle quitte, où Slimane Driif, enquêtant sur les disparus, retrouve sa trace. A-t-elle disparu dans le tremblement de terre de Boumerdès où Slimane Driif est menacé de saisie de son carnet de note par un ministre en visite sur les lieux. Tant de disparus et la question des "disparus" est ici posée dans son énigme politique avant de réapparaître, dans une dimension ironique, à la fin du récit, dans les propos railleurs du gendarme, à l’adresse du journaliste qui lui montre une photo "de vie" de Selma,
Des ogres …à visage humain ?
Ils ? Qui sont-ils ? Pourquoi font- ILS peur, tuent-ILS ? Plus que de simples terroristes, ce sont des Ogres qui vénèrent un dieu de sang, « dieu mêlé à tout ce sang » (p.32), des ogres qui croient en Dieu ? Ceux qui habitent les contes ne l’évoquent pas. Ils font peur aux enfants, abaghezniw – el ghoul. Les Ogres qui vinrent, dans les ténèbres, dans cette école, assassiner un couple d’enseignants, tiennent, éveillés, les nuits d’Horreur, vraies, celles-là, les enfants à tuer, à dépecer. Alors, ils dérogent à la pédagogie du conte : ils ont peur de dormir bien que « … Des bouches d’enfants partaient à la recherche de corps, de seins qui les auraient accueillis, d’Ogresses et d’Ogres qui contrairement à leurs coutumes, les auraient nourris " (p.70) . Ici, le conte ne fait pas dormir. Il tient en éveil ; en alerte.
Dans la tête de Slimane Driif, les Ogres des contes qui soi-disant dévorent les enfants et Ceux qui ont déferlé sur l’école de Selma, qui les égorgent pour de vrai se confondent à des nuances près: "Il pensa (alors) à ces histoires d’enfances qui se répétaient, qui, aujourd’hui, le surprenaient : les mêmes morts, à peu de chair près ; dans les mêmes lieux : le village des enfants tués ! Qui est l’Ogre qui se délecte ? Non, ce ne sont ni des princes ! Ni des émirs ! Ni des… ! Ni des prédicateurs ! S’insurgeait Slimane. Ce sont des ogres. Oui, des Ogres, dit le djinn" (p.71). Nabile Farès qui a consacré des travaux de recherches universitaires sur la figure de Tériel ( l’ogresse) dans la littérature orale kabyle, joue habilement sur ce parallèle métaphorique. D’où la récurrence du mot « Ogre » sorti de son contexte d’oralité pour être accolé, intimement, aux événements, aux faits meurtriers du terrorisme islamiste comme dans cette phrase : "Le village ne s’appelle plus Tbhirin, mais le village des Ogres qui tuent." (p.47)
L’image fantastique de Ces Ogres interroge le concept de la « la banalité du mal » de Annah Arendt : "Tous les Ogres ne sont pas si sanguinaires ?" (p.76 ) "…Certes des Ogres. Il hésitait sur le mot… Humain" (p.76) pour terminer sur cette sentence : "L’Homme est devenu un Ogre pour les siens". Les hommes, tous les hommes sont-ils des bourreaux, des Ogres en puissance ? Nabile Farès, en psychanalyste averti, à aucun moment, ne construit une image " humaine " du bourreau, ni n’emploie le mot "terroriste".
Les séances de psychothérapie se multiplient car "Dans la tête de Slimane un pays a explosé" (p. 51), "La tête de Slimane ressemblait à un tas de chaume que l’on aurait incendié " (78). Tout se passe dans sa tête, au fond de son puits "lbir" autre lieu symbole des contes, qui engloutit, antre de l’hydre ( lafaâ) à sept têtes. Des hallucinations. Mais, Nabile Farès use de l’ironie dans le référentiel politique du mot " Ogre " désignant, cette fois, ces "régimes bizarres", engeance de l’indépendance : "…dans ce pays, cette région où des Ogres fomentaient des orgies sur le dos des populations " (p.76) ; " L’indépendance n’a pas donné naissance à un pays, puisque celui-ci existait déjà, mais, plutôt à des régimes bizarres, riches, encore empruntés, clandestins, avides, mordants, insensés,, farouches et, sans doute, inutiles. Des régimes d’Ogres puisqu’ils finiront par se faire peur. Non pas se manger, mais se dévorer " (p.119)
Slimane Driif, dans le troisième et dernier récit, est reçu par son directeur de journal auquel il demande l’autorisation de quitter le pays pour une enquête plus approfondie sur les disparus. Il est assailli par un djinn et un spectre qui pénètrent dans le bureau sous des formes humaines ; moments forts du texte, visions hallucinatoires, magiques, surréalistes, auxquels Nabile Farès a habitué ses lecteurs dans sa trilogie A la recherche du Nouveau monde.
Le djinn met en confiance Slimane Driif : " Voyez-vous, je vous rassure, nous ne faisons pas partie du monde des Ogres " ( p.119)
Mais, Slimane Driif est tombé au fond d’un puits, non pas ce puits des haltes des caravaniers du désert qui désaltère bêtes et hommes, mais le sien, son gouffre, ses béances. Cette image du puits n’est pas sans rappeler l’outre noire, métaphore d’identité de Mémoire de l’Absent, viatique nourricier lors des grands voyages, devenue pleine de sang, elle-même ensanglantée. Selma Bent Chaïd, fille généreuse du Titteri, meurtrie, d’une Algérie dévorée par les Ogres, condamnée pour enseigner la langue des " Kouffars " ( Infidèles) ; Linda obsédée par l’oiseau mort, éventré, dans la tête de son amant, Slimane Driif ; Tania, fille de Selma, adolescente, traumatisée à vie par les Ogres qui ont envahi son école, assoiffés de sang…sont les voix du pays en quête de ses paroles.
Une esthétique de la "désorigine"
L’événement sur lequel est bâti le récit n’est pas narré dans sa chronologie ; il est éclaté en des réminiscences mnémoniques de l’Horreur qui remontent, rejaillissent dans la tête de Selma, Tania, Slimane Driif, le directeur du journal, l’homme de l’hôpital qui les écoute, s’écoute, aussi les djinns, le spectre…Tout cela dans une circularité à donner le vertige. Des lambeaux de mémoire verbale et sémantique, entrecoupés de longues phrases énumératives, de brefs passages, des blancs signifiants. L’onirisme dibien dans Si Diable veut, est ici saillant. Le même événement est raconté, tour à tour, par les différents « je » des suppliciés bouleversant les titres les titres de chapitres : 1. Jeudi, 15 avril, 16 heures ( chrono); 2. Les grands départs (énoncé, constat) ; 3- Mercredi 21 mai : 19h 45, heure locale (chrono) ; 4 Invisibles, parfois, sont les pluies (énoncé poétique) . Lettre, rapport, discussion, récit pur de l’événement proche du journalisme, mythologie, passages isolés poétisés, analyse lexicale, nombreux épitaphes…, une hétérogénéité de discours qui tourne, sous différentes formes autour du même fait tragique, traumatisant, comme pour le saisir sous ses différentes facettes, au ralenti, par bribes. Ce texte sur l’Algérie contemporaine « conte roman fantastique » met comme sur une scène d’un théâtre tragique une Algérie en quête de sa vérité, de ses paroles, de son Histoire…
Le "Ils" une troisième personne au pluriel anonyme par laquelle le langage populaire désigne un pouvoir qui lui est étranger et qu’il tient à distance, se retrouve dans La mort de Salah Bey ou la vie obscure d’un maghrébin (L’Harmattan, 1980), un roman dans lequel Nabile Farès décrit la violence des cries et des mouvements intérieurs qui traversent la vie et la mort d’un journaliste.
Bio express de Nabile Farès
Ecrivain universitaire, psychanalyste, Nabile Farès est né à Collo, en Algérie, en 1940. Fils de Abderrahmane Farès, Président de l’Exécutif provisoire algérien de 1962, il participe aux grèves lycéennes de 1956, puis rejoint le Front de libération nationale (FLN), mouvement indépendantiste, puis sa branche armée, l'ALN.
Nabile Farès est l’auteur d’une œuvre romanesque dense (dont Le Champ des oliviers, Le Seuil, 1972, Mémoire de l'absent, Le Seuil, 1974, L'Exil et le désarroi, François Maspero, 1976, formant la trilogie A la recherche du Nouveau Monde), étudiée en post graduation dans les universités du Maghreb et de l’Occident. Son premier roman Yahia, pas de chance ( Seuil, 1970) vient d’être réédité en Algérie aux éditions Achab sous un autre titre « Yahia, pas de chance – Un jeune homme de Kabylie.
Note et entretien réalisés par Rachid Mokhtari
Commentaires (7) | Réagir ?
Bouteflika peut bien construire des autoroutes, des tramways, des aéroports devant cette imposture infrastructurelle je n'ai qu'une seule chose à dire ; j'ai mal à l'Algérie non pas celle de Camus mais l'actuelle quand cessera ma douleur ? Je ne sais pas, je ne sais guère, je sais une chose c'est que je ne sais pas.
Le verbe de Nabile Farès est percutant, explosif, dans ce livre il nous donne à lire un moi en éclats, fragmenté, comme le pays qui l'a vu naître l'Algérie;la forme du texte est un palimpseste de discours, de sens, qui révèle les traumatismes successifs qu'a connu ce pays. En psychanalyste averti, il explique dans une fine analyse comment les ogres ont quitté le conte pour prendre un visage humain lors de la décennie meurtrière des années quatre-vingt-dix en Algérie. Dans cette oeuvre on retrouve tous les aspects de la pensée de Nabile Farès, l'anthropologue, le poète, le philosophe, l'analyste, tout simplement brillant.