Hommage au colonel Sadek : un chef politico-militaire de premier plan
Le 5 novembre dernier, le colonel Sadek disparaissait. Ami et compagnon d’Abane Ramdane, il a écrit avec d’autres parmi les plus belles pages de nos maquis anticolonialistes.
Le 14 novembre 1920, des youyous stridents retentissent joyeusement dans une maisonnée du petit village Aït Berdjal nichée dans les hauteurs de l’aarch Iwadiyen (les Ouadhias). La famille At Hemmu (Déhilès de son nom attribué par le fichier d’état civil du XIXe siècle par l’administration française) accueille la naissance du petit garçon Slimane. La famille est pauvre mais digne, comme l’exige le code d’honneur kabyle. A la précarité économique qui prévalait à cette période de la nuit coloniale, répondait une solidarité sans faille des groupes agnatiques qui peuplent le village. Le jeune Slimane grandira dans l’onde de choc de la Première Guerre mondiale qui venait de s’achever deux années auparavant. Les Algériens (dénommés indigènes à l’époque) étaient directement investis dans cette confrontation des puissances européennes qui emporta le monde entier dans la tourmente. Naturellement, la parole des aînés parvenait aux oreilles de Slimane et de tous ses jeunes contribules : souffrances, victimes, injustice, peur, gloire, guerre, paix… autant de mots gravés avec violence dans la tête d’une jeunesse de seconde zone qui va à son tour vivre d’autres tragédies.
Une expérience de baroud
Ce contexte des lendemains apocalyptiques met tous les sens du jeune Slimane en éveil. A 15 ans, il voit son père s’éteindre et se résigne à quitter l’école, de toute façon non prometteuse, pour aller travailler dans la plaine d’Alger chez un riche colon. L’expérience renouvelée dans les vendanges n’est pas heureuse et Slimane reprend, par à-coups, des activités dans le village marqué par l’agriculture de montagne ; autant dire une vie à moitié désœuvrée. Mon père, Amokrane dit Si Mouh, ami de la famille, l’aide à se marier avec O. D., une fille du groupe At Lhoussine du même village. Ma mère s’en souvenait parfaitement, elle qui avait cédé, pour l’occasion, quelques-unes de ses "robes" à la jeune mariée plus démunie qu’elle. Plus que la richesse, la misère engendre solidarité et luxuriance des rapports humains. La vingtaine d’années bien sonnée, le jeune Slimane, las de vivoter entre les fermes de Rouiba et le bricolage à Aït Berdjal, décide, coûte que coûte, de prendre son destin en main. Il reprend la route vers l’Algérois mais cette fois hors des chemins battus des fermes coloniales.
Il franchit la porte d’une caserne à Maison-Carrée (El Harrach) pour s’engager résolument dans l’armée qui, de toute façon, allait le cueillir. Il faut dire qu’à l’époque aucune autre issue n’est offerte aux jeunes autochtones justes bons pour servir les intérêts des plus forts et, la France, engagée dans un nouveau conflit avec l’Allemagne, avait besoin de renforts. Très vite, il débarque avec les troupes alliées au sud de l’Italie, près de Naples, une ville qui venait tout juste de subir de lourds bombardements allemands et une révolte populaire sans précédent contre le nazisme et le fascisme. Octobre 1943, il vit sa première grande expérience de baroud dans la lutte contre l’occupant allemand dans la province de Veneto au nord-est de l’Italie. Durant plus de trois mois, les combats ont été d’une rare intensité. Le 20 août 1944, le jeune soldat Slimane rejoint, avec son bataillon, la France au prix de très lourdes pertes. Fin 1944, il parvint à Strasbourg alors que le régime nazi vit ses derniers soubresauts. Slimane se distingue par son courage et cette guerre le façonne de manière irréversible pour le prédestiner à une vie de combat. Alors que les événements de mai 1945 éclatent dans la Kabylie sétifienne et le Nord-Constantinois, Slimane est encore mobilisé dans l’Allemagne libérée du führer. A peine le nazisme vaincu, il se rend vite compte que le regard des officiers français sur les soldats indigènes n’est plus le même. Il vire à la suspicion. Loin de comprendre le désir des Algériens de s’émanciper à leur tour, l’armée française vit la révolte du 8 mai 1945 comme un acte de sédition. Le fossé entre les deux communautés s’agrandit et ce qui devait arriver, arriva : certains ont été envoyés au Vietnam et d’autres qui ont pu refuser cette option ont été démobilisés.
Un chef incontesté
Libéré de l’uniforme français, il gagne Paris où il s’engage comme ouvrier dans les usines Simca près de Nanterre, ville connue pour ses "célèbres" bidonvilles où s’entassent les familles algériennes. Très vite, le jeune soldat devenu ouvrier rejoint les rangs du PPA-MTLD dirigé par Messali Hadj et dont l’écrasante majorité de militants vient de Kabylie comme Slimane. La guerre d’indépendance éclate et Déhilès Slimane devient vite un chef incontesté de la révolution. Dès les premières heures de sa remobilisation, il devient l’interlocuteur de Krim Belkacem, Amirouche, Mohamedi Saïd, Abderrrahmane Mira, etc. Aguerri dans le combat contre l’ennemi, il entraîne activement ses troupes à récupérer des armes et des fonds pour mener une vraie guerre contre l’armée coloniale.
Fort de son expérience dans les troupes alliées, il lui incombe le devoir de lever et former la première compagnie en Kabylie. En moins d’un an, il est à la tête d’une véritable organisation politico-militaire. Entre-temps, sorti de prison, Abane Ramdane rejoint les rangs du FLN et s’impose tout de suite comme chef naturel de l’insurrection. Entre Abane et Déhilès, c’est tout de suite la grande entente. Tout se passe comme si le côté stratège d’Abane et le côté baroudeur de Déhilès entraient en symbiose. Après la wilaya III, Abane le charge de prendre en main la wilaya IV et participe avec lui au congrès de la Soummam. L’assassinat d’Abane le traumatise irrémédiablement. Il prend conscience que souvent les révolutions dévorent leurs propres enfants. L’élimination de cet illustre dirigeant par des apparatchiks du FLN/ALN a laissé une blessure collective profonde mais aussi, hélas, une culture de violence au sein des «élites» politiques. Il finit par épouser la veuve Abane avec laquelle il partage le reste de sa vie. Je le croisais souvent au village et à chaque fois nous profitions pour échanger à bâtons rompus sur tous les sujets. Il adorait débattre et avoir le point de vue des plus jeunes. Il avait de l’admiration pour les études, sans doute parce qu’il en a été sevré mais aussi parce qu’il a encadré de nombreux intellectuels qui ont rejoint le maquis de la wilaya IV.
De façon plus "officielle", je l’ai rencontré en 1985 pour un reportage avec des journalistes de la radio suédoise. Nous avions frappé à la porte de plusieurs chefs nationalistes : Ouamrane, Mohamedi Saïd, Ben Khedda, etc. Dda lhadj, parce qu’en 1974, il a accompli le pèlerinage à La Mecque, ne mâchait pas ses mots pour dire tout le mal qu’il pense de ses compagnons d’armes responsables de crimes contre leurs propres frères comme il n’hésitait pas à dénoncer le système dictatorial de Boumediène. Je l’ai revu à plusieurs reprises à Aït Berdjal dans sa maison qu’il affectionne particulièrement et à Paris chez son ami Daroul, restaurateur au boulevard de Picpus. Toujours plein d’énergie et polémiste, il adore discuter avec des universitaires. J’étais surpris par l’étendue de sa culture à la fois occidentale et islamique mais profondément marquée par l’habitus kabyle. Il m’a expliqué comment mon père a été victime de la bleuïte et m’a remis, à ce sujet, des écrits pour les faire valoir auprès de l’ONM. Beaucoup de moudjahidine lui sont restés fidèles comme Kader Firoud mais aussi Bessaoud Mohand-Arab et bien d’autres qui lui vouaient une grande admiration. En 1959, il fait partie des 10 colonels réunis à Tunis pour remanier le CNRA dont il est membre et le GPRA mais, de l’aveu du colonel Sadek, il était difficile d’obtenir le consensus. Boussouf, disait-il, avait une lourde responsabilité dans les divisions au sein de la révolution. Ce poulain de Fethi Dib, chef des services secrets égyptiens, a été pour beaucoup dans l’assassinat d’Abane et dans l’instrumentalisation du Malg (ancêtre de la Sécurité militaire).
L’homme de tous les temps forts
L’indépendance de l’Algérie ne signifie pas une paix retrouvée. Le coup de force du groupe d’Oujda qui place Ben Bella à la tête de l’Etat algérien signe la volonté de ce groupe d’assujettir la société. La grande espérance est déçue. Alors, le colonel Sadek, député de Tizi-Ouzou en 1962, allait immanquablement reprendre les armes. Il rejoint Aït Ahmed dont il admire l’intelligence et la grande culture mais avec lequel le courant ne passe pas toujours. L’armée de Ben Bella commandée par Boumediène ne fait pas de quartier. En Kabylie, bastion du maquis FFS, elle se comporte en armée coloniale. Des saccages, des viols, des centaines de morts ont jalonné cet épisode resté plutôt tabou jusque-là. Je me souviens d’un jeune Déhilès de Tizi Hibel (commune de Beni Douala), camarade de lycée à Tizi Ouzou, qui me racontait les exactions que subissait sa famille par les hommes du colonel Bouhara pour la seule raison que cette famille portait le même nom que le colonel Sadek ! Cette nouvelle guerre contre la nouvelle tyrannie finit en queue de poisson suite à l’arrestation de Hocine Aït Ahmed et au ralliement du colonel Mohand ou Lhadj soucieux de livrer bataille à la frontière algéro-marocaine violée par les troupes royales.
Signataire des accords de juin 1965
C’est lui, le colonel Sadek, accompagné du commandant Abdelhafid Yaha dit Si Lhafid, un homme de droiture, qui signe les accords entre Ben Bella et le FFS. Sans le coup d’Etat militaire de Boumediène qui viole ce fragile accord, peut-être aurions-nous connu le multipartisme dès 1965 ? La prise de pouvoir de Boumediène replonge l’Algérie dans une interminable nuit noire : assassinat des opposants (Khider, Krim, Medeghri… et la liste est longue), autocratie, clientélisme, socialisme arabo-centrique, violence institutionnelle en tout genre ! Boumediène a fait des institutions et organisations de masse non pas l’ossature d’un Etat, mais des organes de prédation ce qui n’a pas échappé au colonel Sadek fin et averti et connaissant bien Boumediène pour avoir été son adjoint à l’Etat-major général. Conscient que le système est totalement verrouillé, le colonel Sadek s’éloigne de la vie politique et s’entoure de jeunes compétents comme Smaïl et Akli Deghal dans l’activité économique somme toute très modeste. En 1990 avec l’avènement du multipartisme, il reprend brièvement du service au côté du commandant Si Lhafid, une autre grande figure de la résistance, et créent le nouveau FFS mais ce parti comme tant d’autres ne fera pas long feu.Le samedi 5 novembre, le colonel Sadek, devenu aussi Hadj Slimane, vient de s’éteindre. En dépit de ses quelques détracteurs qui lui reprochaient de petites affaires commerciales sans doute hors de son rang, il faut reconnaître que le colonel Sadek a incarné le combat contre l’occupation coloniale et contre l’oppression et a été un homme de tous les temps forts des mouvements de résistance. Il s’en va en laissant derrière lui une Algérie malade d’avoir été spoliée de son indépendance. Ce 14 novembre 2011, tes proches, tes compagnons de lutte auraient fêté ton 91e anniversaire ! Mais, va dda Lhadj, tu restes un héros et sans doute un mentor pour plusieurs générations, tu n’es donc pas mort. Le combat continue, comme diraient les archs.
Hacène Hireche, universitaire et consultant
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