Leïla Merouane : la langue d'une femme libre

Leila Merouane, journaliste et romancière. Dernier roman paru "La vie sexuelle d'un islamiste à Paris" ( Julliard, 2007) traduit dans plusieurs langues.
Leila Merouane, journaliste et romancière. Dernier roman paru "La vie sexuelle d'un islamiste à Paris" ( Julliard, 2007) traduit dans plusieurs langues.

Ses romans ne sont pas publiés en Algérie. Leila Marouane refuse, à l’occasion du Festival panafricain d’Alger de 2009, l’offre du ministère de la Culture algérien de rééditer un de ses romans en Algérie," La jeune fille et la mère", le seul roman à peu près acceptable par le pouvoir, car elle y relate le combat de sa mère, sans pour autant épargner le népotisme d’Etat, la corruption. Portrait.

C’est dans les tranchées du maquis algérien qu’elle est conçue, et c’est à Djerba, en Tunisie, à l’abri de l’armée française et sous l’aile d’amis tunisiens que Leyla Zineb Mechentel est née en juillet 1960. Plus tard, dans un nouvel exil, à Paris, elle signera ses romans du pseudonyme de Leïla Merouane. C’est en Algérie qu’elle passe son enfance et son adolescence où elle affûtera ses premières armes de la rébellion. Son père, homme de lettres érudit, membre du Parti communiste français et militant nationaliste de la première heure, fervent partisan de la cause de l’indépendance de l’Algérie, aura, lui, affûté ses armes grâce à des camarades français, puis rencontrera Paul-Marie de la Gorce, journaliste et partisan de l’Algérie indépendante, qui le soutiendra jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en 1962. Sa mère, fille et petite-fille de propriétaires terriens, qui avaient combattu l’Allemagne nazie, mène elle aussi un combat : féministe "sans le savoir", souffrant des affres du colonialisme, après une dénonciation, elle prendra le maquis à l’âge de 15 ans et sera surnommée à juste titre "la Jeanne d’Arc des Djebels".

Des dons littéraires précoces

Dès l’âge de 6 ans, comme beaucoup d’écrivains, dont Yamina Mechakra, l’auteure de La grotte éclatée dont elle a la finesse des traits berbères et la rudesse du franc-parler des descendantes de la Kahina, Leïla Merouane noircira ses cahiers d’écolier de poèmes et de contes qui lui seront inspirés par les contes et légendes racontées par sa grand-mère. Progressivement, alors qu’elle prend conscience de la vie difficile des femmes et des mères qui l’entourent, de la tristesse de sa propre mère reléguée du jour au lendemain aux seules tâches de mère et d’épouse, ses écrits deviendront iconoclastes. Le refus de vivre par intérim sera un de ses premiers combats. Entourée des livres de la bibliothèque de son père, elle se lance avec frénésie dans des lectures ardues : "Mon père m’ayant interdit de lire la Comtesse de Ségur ou Le Club des cinq, "Trop bourgeoise, trop niais" : Je n’avais d’autre lecture que celles que je dégotais dans la bibliothèque de mon père et dans des cartons dans la cave. Des policiers, comme James Hadley Chase, à Sartre, tout y passait. Sans compter les auteurs imposés par le père, Corneille, Racine, Lafontaine, Stevenson…" Ses dons précoces pour l’écriture poétique ne passent pas inaperçus. Dès 10 ans, elle est repérée par ses enseignantes. A 12 ans, son professeur de français, une Corse, lui propose de publier un premier recueil. Craignant la déception de ses parents, qui la voulaient médecin, elle refusera. "J’ai toujours écrit en cachette de mon père, lui-même écrivain autocensuré." De ce fait, même adulte, elle n’a jamais pensé à la publication, ses lecteurs, après ses professeurs de français et Mme Baba Ahmed, sa surveillante générale d’internat au lycée Hassiba Ben Bouali, à Alger, seront essentiellement ses amies et condisciples. C’est à la mort de sa mère, en 1991, alors qu’elle entamait son exil en France, qu’elle prend la décision de publier ses écrits. "En général la mort précoce d’un parent nous procure un besoin de procréation, dans mon cas, j’ai été prise par ce désir violent de livrer mes écrits au monde."

Journaliste à El Amel interdit par le pouvoir

A 25 ans, en 1984, après des études de médecine écourtées, et une inscription à la Faculté des lettres d’Alger, là même où son père avait fait ses études et commencé son engagement politique, elle devient journaliste à El-Amel, un mensuel lancé par le ministère de la Jeunesse et des Sports, qui sera une année plus tard saisi la police, puis interdit par l’Etat. "Nos articles devenaient trop subversifs… Le choc que nous avions subi en découvrant le matin la porte sous scellé, on eût dit une scène de crime", se souvient-elle. Parce qu’elle a décidé de vivre seule, loin de la famille, les vivres coupés, elle passe le concours lancé par le jeune quotidien du soir Horizons pour devenir correctrice. Neuf mois plus tard, alors qu’elle s’était promis de ne plus s’approcher d’une rédaction, elle accepte la proposition de redevenir journaliste. "Les espoirs d’un changement se profilaient, tout le monde y croyait."

Souvent censurée, elle réussit cependant, avec d’autres confrères et consœurs, à s’attaquer à des sujets tabous, comme la situation des mères célibataires et des enfants abandonnés. Le ministre aux Affaires religieuses de l’époque, M. Mohamed El-Kacimi, lui donnera une interview où il déclarera que le Prophète lui-même faisait preuve de clémence à l’égard des "mères pécheresses". L’entretien publié, le ministre en question reviendra sur ses propos en publiant une mise au point. Malgré tout, dès l’avènement du multipartisme, avec la Constitution de février 1989, et la légalisation des islamistes, elle se fait remarquer par une série de chroniques corrosives dénonçant la corruption érigée en système de gouvernance, s’insurgeant contre les tabous et les interdits de la société algérienne d’alors. Impliquée dans le combat des femmes dès 1981, proche des militantes féministes de l’époque, comme Louiza Hanoune et Khalida Messaoudi, l’actuelle Khalida Toumi, ministre de la Culture, elle s’attaque au Code de la famille et aux islamistes. Elle reçoit des lettres d’insultes et de menace, où on lui reproche entre autres de s’attaquer à l’islam. Des inconnus dans la rue l’invitent à « se couvrir ». Son rédacteur en chef, au vu de l’affluence du courrier qu’elle reçoit, lui propose de se faire rare au journal. Elle ne prend garde ni aux lettres ni aux inconnus ni aux conseils de son red-chef. Elle continue de ratisser la Casbah, de donner la parole au démunis et laissés-pour-compte, de couvrir les manifestations de ses camarades féministes, elle s’intéresse aux femmes islamistes, qui se qualifient elles aussi de "féministes", elle couvre la fameuse marche de celles-ci, en 1989. Elle condamne leur appel d’appliquer la charia. Quelques jours après la publication de son article et une série de lettres aussi menaçantes les unes que les autres, elle est victime d’une "expédition punitive".

Journaliste à Horizons, elle est frappée à mort à Bou Ismaïl

Des hommes l’attaquent à l’arme blanche. Une coupure profonde au bras, une autre moins profonde, au crâne. Ils étaient trois. Ils la laissent pour morte, en sang, sur un trottoir de Bou Ismaïl, ville du littoral ouest d’Alger, située dans ce que l’on avait baptisé "Le Triangle de la mort". Elle s’en sortira et quittera la ville pour habiter çà et là, à la Casbah, notamment, chez une amie, ou dans des hôtels. Que peut alors la plume journalistique contre de telles violences annonciatrices des massacres terroristes, des mêmes agressions à cette même période contre les femmes travailleuses de Hassi Messaoud, brûlées vives ? En 1990 : démissions massives des journalistes de la presse étatique. Leïla Merouane quitte Horizons et l’Algérie, sans demander son reste. Elle s’installe à Paris, "Juste pour prendre du recul", passe un stage au quotidien Le Monde et retourne en Algérie avec le bateau de Ben Bella, en partance de Barcelone, le 26 septembre 1990. Sa mère apprend son projet de retour et l’en dissuade. "C’est elle, La Jeanne d’Arc des Djebels, le petit soldat qui cisaillait les fils électriques de la Ligne Maurice, qui m’a poussée à m’installer à vie en France." La France et nulle part ailleurs. Elle rappelle alors à sa mère son combat contre la France… "Contre la France colonialiste, pas celle des Lumières et des Droits de l’homme qui a enfanté Sartre et Beauvoir, Vidal-Naquet et Henri Alleg, Maurice Audin et Jean Senac. Et puis ma compagne de maquis Michèle, et ton parrain Paul-Marie…"

L’écrivaine d’avant-garde

Un an plus tard, sa mère décède. Leïla n’arrive pas à temps pour les obsèques. Elle entame un double deuil, celui de cette mère décédée de mélancolie à 49 ans, et celui de son pays, qu’elle désigne aujourd’hui comme étant seulement celui de ses parents, ce pays qu’elle ne veut plus revoir dans ses déshérences ; un pays qui jette ses enfants sur les routes de la harga, les ennoblit quand ils deviennent terroristes, les crible de balles le 5 octobre 1988, lors desquelles, en tant que membre du Mouvement des journalistes algériens, né dans la clandestinité, elle avait fait partie des 70 journalistes signataires de la fameuse déclaration. Ce jour-là, elle s’en souvient : "Nous avions bravé le couvre-feu et avions passé une partie de la nuit dans un appartement à Alger, non loin de la Grande Poste, au-dessus de la librairie du Parti". Plus tard, juste avant de quitter Horizons, dans un article, elle qualifiera le code de la presse, élaboré dans le cadre du multipartisme, de "code pénal bis".

En cette année 1993 de l’assassinat de son collègue et ami Tahar Djaout, qu’elle recevait chez elle lors de ses passages à Paris, et d’une Algérie mise à sac et à sang, le souvenir aussi vif que les blessures qu’elle taira, elle commence l’écriture de ce qui deviendra La fille de la Casbah (Ed. Julliard, 1996) , un texte où elle n’épargne rien ni personne. Elle y dépeint avec justesse la montée de l’intégrisme et la complicité du pouvoir algérien dans cette montée. L’écrit d’une femme libre, sans compromis, traquant les interdits et les injustices, les soumissions et les muselières. Elle publie cinq romans, plusieurs nouvelles et un récit, Le papier, l’encre et la braise, une commande des éditions du Rocher, qu’elle signera, en 2009, avec son vrai nom, "Une façon de répondre à ceux qui continuent de croire que je me cache, que je suis une femme libre", dont elle approuve le qualificatif de "Littérature de combat", titre d’un essai sur la littérature et la poésie algérienne de Mostefa Lacheraf dans lequel elle aurait pu figurer aux côtés de ses illustres aînées, Myriam Ben, Anna Greki, Yamina Mechakra…, tout comme elles se revendique féministe sans condition. Leïla Merouane refuse, à l’occasion du Festival panafricain d’Alger de 2009 l’offre du ministère de la Culture de rééditer un de ses romans en Algérie, La jeune fille et la mère, le seul roman à peu près acceptable par le pouvoir, car elle y relate le combat de sa mère, sans pour autant épargner le népotisme d’Etat, la corruption...

Si, dans ses précédents romans, Leïla Merouane s’est toujours placée du côté des femmes dans leur espace physique et leur énonciation intime, dans La vie sexuelle d’un islamiste à Paris, elle se met dans la peau d’un homme, un Maghrébin jusque-là engoncé dans la religion, qui confesse ses complexes et ses fantasmes à l’égard des femmes occidentales pour lesquelles il cultive le complexe fanonien de "peau noire et masque blanc". Écrit à la première personne, ce roman au un titre subversif, sciemment provocateur, dévoile, loin des clichés, un personnage aux complexes multiples, qui n’est ni un terroriste, ni un islamiste dans son acception politique. C’est au contraire un roman très sensuel, poétique et, par certains côtés, ironique à l’endroit du triptyque sexe, religion et identité, si manifeste dans le substrat mental du monde arabe en général et maghrébin en particulier. Dans ce roman, plus que dans les précédents, Leïla Merouane se livre à une autopsie implacable de l’univers asphyxié de l’homme arabe et maghrébin ligoté par la religion, enfermé dans une sorte de schizophrénie dont il ne peut se libérer, sinon par une sorte de guerre ethnique livrée contre soi-même et qui le mènera à la déraison. Leïla Merouane le libère-t-elle, le force-t-elle à se "démasquer", à "ramoner sa cheminée" noire de suie, en sondant son intériorité ravagée par un "je" confessionnel ?

Ecrit à rebours des poncifs d’une littérature friande d’Arabes terroristes et de musulmans kamikazes, donnés à lire dans un émotionnel exotique qui les absous de leur crimes dans une forme romanesque de condescendance puérile, La vie sexuelle d’un islamiste à Paris se veut une critique sans complaisance de la politique d’intégration de de l’hexagone. Son écriture, au regard froid, est proche du mouvement formel des écrivains nord américains ; des romans proches de la complexité du Réel ; une "écriture photographique" de William Faulkner qui ne sacrifie rien à leur épaisseur poétique.

Rachid Mokhtari

Plus d'articles de : Actualité

Commentaires (4) | Réagir ?

avatar
Leila Marouane

Bonjour Lili Marlène, bonjour Zoheir A, et Z.

1) Le dernier numéro d'El Amel a bien été saisi dans les kiosques.

2) Je ne me souviens pas que Boukella et Benmerad ont été débarqués à cause de moi ; si c'est le cas, alors je suis très flattée.

3) Aucun des deux frères Benmalek n'a quitté la rédaction avant que la porte de la rédaction soit mise sous scellés.

4) Horizons était peut-être un torchon, mais un torchon que nous essayions d'embellir du mieux qu'on pouvait, et où beaucoup auraient tué père et mère pour y tracer une ligne.

Sinon aucune envie de me justifier davantge, c'est pas bon pour la santé, et je demeure pleinement ravie de compter nombreux mes détracteurs. Sans eux le talent n'existe pas. En d'autres termes Lkhbar ijibouh twala.

avatar
N .

Saha Zoheir A. Je vois que vous avez connu le mensuel El-Amel.. Iiiiih, liyam de ce mensuel où on veillait parfois tard dans la nuit pour arriver à fignoler des pages... Liyam...

Celà étant, El-Amel a disparu tout simplement parce que les premiers journalistes avaient quitté les lieux et aussi, parce que Si-Mohamed Baghdadi n'avait plus les coudées franches au Mjs. Je ne me souviens pas d'une quelconque descente de la police !! Quanf au frangin de Djamel Abdelmalek - qui avait donc lancé le mensuel avec Aziz (j'oublie son nom, en tous cas : mrebeb) et l'actuel D. G de la Tribune, HacèneBachir-Chérif avec l'aide considérable de Si-Mohamed Baghdadi (je témoigne de l'intégrité et du désinteressement de ce grand monsieur) ; le frangin donc de Abdelmalek a quelque peu foutu la pagaille et précipité le départ de la totalité des journalistes. Quoique, ce frère de Abdelmalek était plutôt sympa.

J'ajouterai d'autres noms aussi en plus de ceux que vous avez cité : Messaoud Benbrika (parti ensuite à El-Massa), Youcef Yakhlef, cadre au Mjs, Djamila Djerrar, Samia Khamouet d'autres encore. De beaux souvenirs tout de même.

p. s : oui, vous avez cité mon nom, lol

visualisation: 2 / 4