(Sur) Vivre aux temps de la détresse…
Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut, roman de Yahia Belaskri ( Ed. Vents d’ailleurs, 2011) est l'itinéraire d'un couple, Dihia et Adel qui a survécu à la violence innommable de leur pays où les fils tuent leur mère, quand ils ne sont pas violés par les magnats de la corruption systémique ou rejetés, cadavres de harragas sur les récifs de l'ailleurs. Un récit poignant et dur...
Si tu cherches les voix des temps de la détresse, elles viennent, dans ce roman, d’une tragédie couplée, accouplée, celle de deux voix à peine audibles mais si parlantes, à peine vivantes mais si désirantes de vie, qui, parce que se répondant l’écho de leur déchirure, s’unissent hors des temps et des territoires de la violence, d’un pays des encore vivants.
Dihia et Adel ne se sont pas rencontrés par une simple et banale histoire d’amour. Ils avaient l’âge, l’envie, l’énergie, l’intelligence, le désir de graver leur appêtit de vivre au fronton des libertés inassouvies. Mais le pays qui les a vus naître et grandir est devenu un territoire de fracas, de violence, de déflagration, de haine, de l’intolérance; un territoire de dangers, ensauvagé où tous les crimes sont permis, le matricide, le parricide, le lynchage, les huées qui se mêlent à la stridence des klaxons de voitures, aux immondices qui jonchent les pas de portes, au miracle de voir finir ou commencer la journée encore en vie. Ce pays – est-ce encore un pays ? - n’est pas nommé. Sa géographie ? Un no man’s land. Son Histoire ? La foi inquisitrice, la vindicte des FV ( Frères Vigilants).
Dihia, cadre dans une entreprise nationale après de brillantes études universitaires, s’impose dans un milieu professionnel déjà rongé par les passe-droits et la corruption systémique où la compétence des cadres est recherchée au sens policier du terme. C’est une battante qui ne baisse pas les bras. Son compagnon chez qui elle va se ressourcer, est enseignant universitaire. Confronté aux marchandages des notes et des sujets d’examen, tente de résister à cette gabegie en s’opposant aux offres alléchantes d’être lui aussi otage d’un système scolaire et universitaire corrompu. Il mène une résistance farouche au sein d’ une université dont il ne reste plus que le nom. Les premières pages du roman, très « sonores », décrivent cette ville tohu-bohu dans laquelle Dihia, à bord de sa voiture tente de se frayer une voie de sortie sous une pluie battante, persistante, pour rejoindre son compagnon avant de retrouver la maison familiale où la menace de ses frères gagnés par l’endoctrinement religieux jette le froid puis sème l’horreur. Ses deux frères égorgent leur propre mère jugée par eux infidèle et impie. L’effroi s’empare de Dihia quand, après avoir cru à un crime crapuleux, apprend la vérité. Le père, rentré de France, renie sa progéniture et encourage sa fille à quitter le pays en désastre, irrécupérable. Elle n’est pas encore remise de ce matricide qu’elle apprend la mort de son ami, tué par un groupe d’illuminés dans l’enceinte de l’université sous le regard impuissant de Adel. Ce qui reste de pays ne vaut plus la peine de sacrifices. Les élites sont étêtées, les fils tuent leur mère, le ver est dans le fruit et le pourrit. Alors, tout se télescope, se mêle, s’emmêle pour Dihia, la survivante, la « encore vivante ». Dans une tentative d’oublier le cauchemar de l’assassinat de sa mère par la chair de sa chair, elle se love dans les bras de son ami, se donne à lui dans un élan enfiévré mais le sang qui gicle de la gorge de sa mère s’égoutte de son corps et un corps à corps syntaxique s’enclenche. Les phrases de l’effroyable récit du meurtre de sa mère viennent cogner contre celles du désir charnel de l’amour. Des lambeaux de phrases mises en italique, celles de la démence, de la mort violente, celle d’une mère face à ses fils qui lacèrent son corps, s’incrustent dans le récit d’une union de deux autres corps dont la fusion est comme un prélude de malheur.
Le récit de Adel est plus sociologique que ne l’est celui de Dihia. Issu d’une famille pauvre, acculée à la mendicité, il est le seul de sa fratrie pour lequel le père a tout sacrifié pour lui assurer l’école. Il quitte sa famille et poursuit ses études dans une grande ville. Bien qu’absent, il est la fierté morale de sa famille, une réussite mirifique pour son petit frère à travers lequel l’auteur décrit la condition épouvantable de la condition des enfants livrés à des malfrats du marché noir qui les font travailler comme des forçats, les viole et les jettent dans la rue sans scrupule aucun. L’histoire de ce petit frère d’Adel est poignante. Comme tous les jeunes de son âge, il rêve d’un ailleurs sans violeur, sans affameurs, sans le patron pédophile qui règne sur les marchés de la casse automobile. Après bien de déboires, il arrive à pénétrer le milieu des passeurs et se jette à l’eau. Pour lui, l’eau bienfaitrice ou mortelle ne vient pas d’en haut, mais d’en bas, dans les remous océaniques. La barque d’infortune dans laquelle il a embarqué avec d’autres harragas, garçons, filles, mères et enfants, subit le fracas des tempêtes et les survivants sont rejetés à l’eau d’un pont d’un navire tant attendu. Les corps, encore ces corps, le corps vieilli de la mère tailladé au couteau par sa progéniture, le corps de Dihia qui se crispe et se refuse à l’amour mêlé dans une orgie du sang maternel, le corps du petit frère d’Adel violé, englouti par l’eau qui vient des gouffres océaniques pour être vomi, aux calmes des tempêtes sur une rive d’un pays de soleil où le corps- couple de Dihia et d’Adel se reconstruisent au contact d’un bonheur silencieux, fragile, d’autant plus fragile qu’il est ce corps mémoriel d’une innommable tragédie. Par une matinée ensoleillée au bord d’une plage d’un pays dont la beauté, le charme et les saveurs andalous redonnent le goût de vivre à Dihia, Adel apprend par les pêcheurs que la mer a rejeté des corps humains sur les récifs. Parmi eux, il trouve la trace de son petit frère. Le ressac du malheur l’atteint et l’étreinte de Dihia semble illusoire.
Dans ce roman aux contrastes saisissants, mêlant le réalisme tragique et le conte merveilleux d’exilés rescapés dans un pays de songes, de musées, de soleils, de quiétude, Yahia Belaskri fait s’entrechoquer, dans des scènes habilement syncopées, les temps de la détresse et les instants de plénitude éphémère. Un roman d’une actualité vive qui ne fait sans doute pas du drame de l’Algérie ou de tout autre pays ensanglanté par les massacres et rongé par la corruption de ses gouvernants-bourreaux qui viennent à l’actualité par leur déchéance. Cependant, en se refusant à nommer les lieux de l’hécatombe et ceux de l’exil de ses personnages survivants, en voulant sans doute, dans le cadre de la fiction, échapper aux frontières de toute inscription réelle, géographique, toponymique du cadre spatio-temporel de la tragédie, l’auteur, par ces effacements esthétiques, n’enlève-t-il pas à cette même tragédie ses propres nominations…
Rachid Mokhtari
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