Mohamed Benchicou : "Se battre pour la patrie garant-il la liberté ?"
Dans cet entretien accordé à Rachid Mokhtari pour le quotidien de l'est algérien "L'Est Républicain", Mohamed Benchicou revisite le personnage de Bélaïd, épine dorsale de son roman "Le Mensonge de Dieu" et explique en quoi cet aïeul est l'antinomie des figures ancestrales africaines...
Dans cet entretien qui porte sur la figure littéraire de l’ancêtre qui constitue l’épine dorsaqle de la littérature maghrébine, Mohamed Benchicou qui ne cache pas son admiration pour "son" ancêtre Belaïd tel qu’il est donné à lire et à méditer dans Le Mensonge de Dieu, explique en quoi cet aïeul est différents des Keblout. Mû par la "folie de l’honneur", Belaïd a fait cinq guerres à cheval entre le 19 ème et le 20 ème siècle pour libérer l’humanité alors que son pays était sous la domination coloniale. Le chiffre 5 est si maléfique dans la mythologie africaine que Belaïd, éternel soldat des combats homériques et des défaites historiques, a légué à ses enfants et à ses petits-enfants, non la certitude des origines, des victoires, d’un nom, mais la perplexité d’un présent interrogé à partir de cette "folie de l’honneur" de leur aïeul interpellé non plus par une nation, un Etat, une conscience d’être au monde, mais par les laisser-pour-compte, les harragas, les survivants des massacres terroristes, les exclus, la jeunesse algérienne qui voient en lui les défaites d’hier et d’aujourd’hui. Belaïd n’est pas un mythe déifié. Il en est l’antinomie. "C’est un homme qui a eu certes ses audaces mais aussi ses défaillances. Il a fait cinq guerres pour «libérer l’humanité», s’épuisant dans une folie, «la folie de l’honneur», comme dit le mendiant narrateur, assumée par intuition, mais non achevée, «une folie de l’honneur, celle-là, qui s’empara de mon grand-père Belaïd et emporta sa descendance», mais, au final, c’est pour se voir interpeller par l’immolé ou le harraga de 2011".
Bélaïd est loin d’être le représentant d’un peuple souverain. Négateur de la "Oumma", il est le légataire d’"une dynastie de Bannis". Bélaid "va léguer cette folie de l’honneur" imprécise et indéfinie, à sa descendance que le mendiant narrateur qualifie de "dynastie de bannis, une de celles qu’enfante puis immole cette terre pour mieux leur survivre." Ils seront livrés aux sentences des juges invisibles qui condamnent au sacrifice. Au nom de qui, de quoi, se battent-ils à leur tour ? Au nom de la République, de Dieu, de la liberté, de la patrie, de la démocratie… ".
Plus précisément, ce Bélaïd qui sort des archétypes traditionnels de l’ancêtre de la littérature africaine ne porte pas en lui et sur ses traces brouillées et imprévisibles le remède au mal historique de l’Algérie : "Il n’est pas le Nom perdu, le Nom fondateur, le premier Ancêtre en exil et dont le nom peut aider à rétablir "la chronologie du sang". Certes, il a eu l’audace d’engager le combat contre le déshonneur du colonisé "mais il n’a remporté aucune victoire décisive" contre son époque ni contre lui-même. Sinon, nous serions fixés sur l’Algérie d’aujourd’hui : Moderne ? Islamiste ? Algérie algérienne ou Algérie arrimée à la chaîne arabo-médiévale ? Belaïd n’est sûr de rine tout autant que ses petits enfants. La vacuité historique dont il est aussi celle de Youcef, son petit-fils dans l’Algérie actuelle…
De fait, pour Mohamed Benchicou, la question qui constitue l’épine dorsale du roman est celle-ci : Suffit-il de se battre pour sa patrie ? "Le soldat SS se battait aussi pour sa patrie, tout comme le para de Bigeard tortionnaire…Jusqu’à quel stade la patrie reste-t-elle l’idéal absolu, à l’exclusion de tout autre ? Même après qu’elle soit devenue la tombe de ses propres enfants ? Se battre pour la patrie garantit-il la liberté, la délivrance ?"
Le mensonge de Dieu est votre premier roman. La fiction prend-elle le pas sur vos écrits journalistiques ?
Mohamed Benchicou : Oui. Après 35 ans de journalisme, il m’a paru indispensable de basculer vers une autre manière d’écrire, et je m’en réjouis. La littérature est une planète d’une toute autre dimension que le journalisme. Elle libère de certaines obligations fâcheuses du journalisme : l’obligation d’avoir à tenir compte de l’opinion de trop de gens et donc de renoncer à écrire ce que l’on voudrait écrire ; l’obligation d’avoir à écrire dans l’urgence, sans cette possibilité de revoir, mûrir et de recentrer sa réflexion. Je sais que je m’avance imprudemment dans un débat qui a divisé les plus grands sans jamais être tranché. Jean-Paul Sartre méprisait à peu près tout dans le journalisme alors que François Mauriac tenait le journalisme pour le seul genre auquel convenait l’expression de "littérature engagée", Oscar Wilde, impitoyable, a soutenu jusqu’à la fin que la différence entre littérature et journalisme, c'est que le journalisme est illisible et que la littérature n'est pas lue. Entre les trois, pourtant, il y a une vérité : la fiction, comme vous dites, assure plus de liberté et de profondeur. Cela dit, elle ne me libère pas de l’autre servitude qui nous pèse en journalisme, celle de nous faire des ennemis - les controverses autour du livre Le mensonge de Dieu sont là pour le prouver. Alors, voyez-vous, on ne sait pas si la fiction prend le pas sur l’écrit journalistique. On a juste envie de gagner de la "surface" pour dire les choses avec plus d’aisance et de liberté.
Ce qui nous amène à votre roman, Le mensonge de Dieu…
Oui, la liberté ! Voilà le mot maudit. C’est toute la question, la question carrefour qui occupe l’esprit des personnages du livre Le mensonge de Dieu. Doit-on se résigner à croire, 50 ans après l’indépendance, à une "impossible liberté algérienne" ? Comme à une sorte de "malheur d’être Algérien"… Certains, emportés par le récit, y ont vu une résurrection d’une Nedjma, l’histoire d’une promesse impossible à tenir, d’une "malédiction"…Je ne sais pas.
Dans Le mensonge de Dieu, j'ai replacé le combat algérien de la fin du 19e siècle et de la première moitié du 20e siècle, au coeur du combat universel pour la liberté de l'homme, à travers le combat de Belaïd, de son fils Gabril, de son petit-fils Yousef, fils de la militante allemande Magdalena. Ils connaîtront la guerre de Prusse en 1870 (au nom de l'amour) puis au Maroc au nom de la dignité berbère, puis dans la première guerre mondiale au nom du bébé "auquel il faut dégager la voie", puis la guerre d'Espagne, puis la bataille de Normandie contre Hitler, puis la guerre israélo-arabe de 1948 (encore une fois au nom de l'amour) Mais comment ce combat universel pour la liberté de l'homme ? Comment une si généreuse implication universelle des Algériens dans les luttes pour la liberté a-t-elle échoué chez nous dans un nationalisme étroit et privatif de liberté ? A cette question, personne ne veut répondre. Ou plutôt si : Yousef, le mendiant, qui revient des guerres d’Espagne et de Normandie. Sur les bords de l’Ebro et du Rhin, il avait compris que les rêves de l’indigène algérien étaient à l’intérieur de cette belle utopie du siècle, rêve inavouable de son grand-père Belaïd, le jour, enfin, où les hommes ne seraient que des hommes, jamais plus les "ratons" des autres. Mais qui a volé le rêve ?
A propos de Belaïd, ne donnez-vous pas une nouvelle image littéraire de l’ancêtre, sachant que cette notion de l’ancêtre réfère plus à l’ethno-religieux qu’aux guerres coloniales, au diktat des bourreaux, aux aléas de l’Histoire des hommes ?
Je l’avoue, je n’ai pas échappé, ou pas voulu échapper au mythe central, le mythe des ancêtres, qui occupe une si bonne place dans la littérature maghrébine. On peut, à cet égard, considérer Le mensonge de Dieu moins comme un roman historique que comme un roman mémoriel, un roman obsédé par la nécessité de tout dire sur ce passé étrange, prestigieux, et si lourd à porter. Oui, j’ai succombé à la hantise de l’écrivain maghrébin qui a toujours considéré indispensable de venir au secours de son peuple dépossédé de son histoire et de sa culture par l’idéologie dominante. Kateb Yacine lui-même a opposé au mythe du colon découvreur, celui de l’ancêtre fondateur. De ma modeste posture, je me suis permis, à mon tour, de jouer le rôle du chroniqueur des contes et légendes de ma communauté désappropriée pour en affirmer la légitimité historique. Dans Le mensonge de Dieu je convoque les ancêtres, Belaïd et, parfois son père Boussad, le lieutenant de Fathma N’soumer, deux hommes dont je sollicite le concours pour une œuvre d’exaltation du passé, mais aussi pour un devoir d’interpellation. Car Belaïd n’est pas un mythe déifié, c’est un homme qui a eu certes ses audaces mais aussi ses défaillances. Il a fait cinq guerres pour "libérer l’humanité", s’épuisant dans une folie, "la folie de l’honneur", comme dit le mendiant narrateur, assumée par intuition, mais non achevée,"une folie de l’honneur, celle-là, qui s’empara de mon grand-père Belaïd et emporta sa descendance", mais, au final, c’est pour se voir interpeller par l’immolé ou le harraga de 2011 : "Pour qui, pourquoi, t’es-tu battu grand-père" ? Aussi Belaïd ne renvoie-t-il pas à l’ethno-religieux, mais aux tentatives humaines de libérer l’humanité. Maître d’un passé prestigieux, il n’a pas pour autant été transfiguré, ni magnifié, ni élevé au rang de figures mythiques. C’est cela, je crois, le distinguo entre Le mensonge de Dieu et le roman maghrébin. Il ne s’agit pas de vivre avec la chimère de l’ancêtre héroïque qui a lavé le déshonneur du présent ! A la différence de Kablout, Belaïd ne représente pas une réponse mais une question à résoudre : pourquoi les hommes se battent-ils ? Aussi, dans Belaïd, il y a surtout du Belaïd, c'est-à-dire un homme qui se sait une identité propre, un droit à une existence digne, mais qui est incapable de le représenter avec exactitude : une terre indépendante ? Un peuple souverain ? Belaïd ne personnifie pas la cohésion, mais plutôt une vieille perplexité : suffit-il de vouloir se battre pour espérer se délivrer ?
Le personnage de Belaïd est construit à partir d’événements historiques réels qui ont jalonné le 19ème siècle. D’où tire-t-il sa fiction ?
Qui vous dit que Belaïd est un être imaginaire ? Je vous rappelle que dans Le mensonge de Dieu, il est clairement notifié que "le fond historique est réel et les personnages, eux, ont dû exister." Belaïd se cherche, comme le peuple algérien, en cette fin du 19e siècle et ce début du 20e. Il se reconnaissait dans la lutte des "autres" (Abdelkrim ; El-Hiba…), mais n’avait pas une idée exacte de sa propre lutte, de sa propre libération, en fait. Que fallait-il libérer en nous pour que nous soyons totalement libres, et à jamais ? Belaïd n’a pas su vraiment. Il s’est investi dans cinq guerres, dans la folie de l’honneur, croyant libérer, dans la foulée de l’humanité, son peuple. Il va léguer cette "folie de l’honneur" imprécise et indéfinie, à sa descendance que le mendiant narrateur qualifie de "dynastie de bannis, une de celles qu’enfante puis immole cette terre pour mieux leur survivre." Ils seront livrés aux sentences des juges invisibles qui condamnent au sacrifice. Au nom de qui, de quoi, se battent-ils à leur tour ? Au nom de la République, de Dieu, de la liberté, de la patrie, de la démocratie…Et le mendiant du cimetière s’en lamente : "Qui apprendra donc aux hommes de cette terre à renoncer au frisson qui les gagne dès le sein de leur mère ? D’où leur vient cette névrose de vouloir mener leur propre guerre ? Hauts comme trois pommes, ils cherchent déjà dans vos fables et vos rêves inassouvis non un prétexte pour vivre mais une raison de mourir. Ah, si vous saviez écouter les tombes ! Le soir, elles maudissent vos chansons et vos vingt siècles d’irrévérence, vos serments et vos psalmodies. Il ne m’a pas manqué un seul jour de deuil et vous avez toujours su pleurer après la dernière larme. Jusqu’à quand envoûterez-vous vos fils de vos mémoires fardées ? Leurs sépultures solitaires côtoient pourtant nos moribondes vanités et nous n’avons vu mourir ni l’époque ni nos enfants. Nous avons tant juré, sur la foi du psaume et du poème, qu’Alger est le havre de Dieu, nous avons tant juré que nous resterons beaux et forts et que la mer ne nous prendra pas… Nous avons juré si fort que depuis, chaque matin, s’ouvrent de nouvelles tombes pour les enfants partis à leur propre recherche dans cette Alger fantasmée, explorant le rêve jusque dans la mort. Je suis le mendiant du cimetière et, de mon coin, à l’heure des enterrements, il m’arrive parfois de surprendre comme un soulagement confus dans le regard des hommes, dépités de n’être pas restés beaux et forts… mais secrètement consolés que la mer ait quand même pris quelques-uns de leurs enfants."
Je le répète, Belaïd ne saurait personnifier le remède au mal historique de l’Algérie. Il n’est pas le Nom perdu, le Nom fondateur, le premier ancêtre en exil et dont le nom peut aider à rétablir "la chronologie du sang". Belaïd a eu l’audace d’engager le combat contre le déshonneur du colonisé, mais il n’a remporté aucune victoire décisive contre son époque ni contre lui-même. Sinon, nous serions fixés sur l’Algérie d’aujourd’hui : Moderne ? Islamiste ? Algérie algérienne ou Algérie arrimée à la chaîne arabo-médiévale ?
Le lecteur pourrait arrêter la lecture du roman en son milieu, à la mort de Bélaïd. N’avez-vous pas vous aussi succombé aux turbulences du personnage, à ses côtés fantasques et charmeurs ?
Mais Belaïd ne meurt pas ! Il se prolonge dans les obsessions, les euphories et les indéterminations de sa descendance ! Il leur a laissé une trop grande interrogation, implacable, inassouvie, insurmontable pour beaucoup : pourquoi les hommes se battent-ils ? En d’autres termes, pourquoi meurt-on si nombreux pour l’Algérie sans jamais la délivrer de ses inerties, de ses infirmités et de ses ravisseurs ? Arrêter le lecture du roman en son milieu, revient à renoncer à découvrir le secret du mendiant : "Oui, je devins mendiant à la mort de mes illusions. À ma dernière défaite contre le rêve de Belaïd. À la mort de mon fils Zouheir. Je pensais qu’il était facile de protéger Zouheir du rêve de Belaïd, de le garder pour moi, mais j’avais oublié la question irrésolue : pourquoi les hommes se battent-ils ?" Arrêter le lecture du roman en son milieu signifierait que l’on refuse de savoir ce qu’il est advenu de l’idéal de Belaïd, et donc de vivre avec la chimère de l’Ancêtre héroïque qui a lavé le déshonneur du présent ! Je le répète, Belaïd, tout comme Boussad, le lieutenant de Fathma N’soumer, ne saurait personnifier le remède au mal historique de l’Algérie.
Mais suffit-il de se battre pour sa patrie ? La question est l’épine dorsale du roman. Le soldat SS se battait aussi pour sa patrie, tout comme le para de Bigeard tortionnaire…Jusqu’à quel stade la patrie reste-t-elle l’idéal absolu, à l’exclusion de tout autre ? Même après qu’elle soit devenue la tombe de ses propres enfants ? Se battre pour la patrie garantit-il la liberté, la délivrance ? On le voit bien, toute guerre doit se faire au nom des valeurs universelles de justice, de démocratie, d’équité…De l’amour ! Yousef, qui deviendra mendiant, a voulu être le soldat de l’universel, comme Oleg, le soldat solitaire, qui n’avait ni femme, ni enfant, ni maman, ni même une patrie, mais seulement la chienne Kyti. Oleg qui a risqué sa vie pour quelque chose de plus fort que la femme et les enfants, quelque chose de plus fort que la mère et la patrie, et cette chose a toujours taraudé Yousef. "J’ai interrogé jour et nuit la statuette. Pourquoi les hommes se battent-ils ? Pour qui s’est battu Belaïd ? Pour qui se sont battus Oleg et les cinquante mille volontaires venus mourir pour un autre peuple, en Espagne ?"
Le chrono du récit épique de Belaïd est juxtaposé à celui de ses petits-enfants dans l’Algérie des années 2000. La satire prend le pas sur l’élégiaque. Le politique prend le pas sur le documentaire. Quel est votre avis ?
C’est toute la différence entre l’évocation sublimée du passé et la vie vécue dans toute sa dureté. On n’écrit pas de la même façon, selon qu’on traite de l’une ou de l’autre. L’aller-retour entre le passé et le présent permet de réaliser l’ampleur des sacrifices de nos aïeuls, la beauté de leurs espoirs et l’envergure de leurs illusions. Du moins tels qu’elles sont vécus par la nouvelle génération. Cette prolifération d’anachronies et d’achronies était déjà présente dans les œuvres de Kateb Yacine. Ruptures, allers-retours dans les discours, à l’image de ces incessants va-et-vient entre Constantine – Cirta – et Bône – Hippone – entre le passé et le présent, entre Jugurtha, la légende collective, et Keblout, la légende familiale. Comme chez Kateb, le lecteur de Le mensonge de Dieu peut remarquer que le temps est déstructuré, morcelé, insaisissable. Le but de l’écrivain, ici, est de faire croire à une nouvelle possibilité d’être, une nouvelle possibilité de relancer l’Histoire sur de nouvelles routes. D’où l’Algérie des petits-enfants des années 2000…
Justement, Mahla, Kad ne sont-ils pas plus tirés vers la quête de leur origine que préoccupés par le danger terroriste, les coups bas du DRS ? Autrement dit, ne portent-ils pas toujours l’histoire tumultueuse de l’ancêtre ?
Mais complètement ! Mahla , Kad, Samy, Boualem, Roula, c’est vous, moi, nous tous qui ne savons pas ce qui nous arrive et qui nous demandons, souvent, à quoi ont servi les guerres de nos pères. Ils cherchent dans le passé pour expliquer les épreuves du présent, parmi lesquelles le danger terroriste et les "coups bas du DRS". Ils cherchent au prix de leurs vies. Que dit le mendiant narrateur : "Je suis le mendiant du cimetière et j’ai traversé le siècle torturé par une inépuisable question : aurais-je vu périr ma descendance dans le fol dessein d’enfin terminer nos guerres si nous avions eu la lucidité de les accomplir jusqu’à la délivrance ?" Mahla, Kad, c’est un peu le personnage de Rachid chez Kateb Yacine, le jeune homme hanté par le passé, l’histoire, les légendes, les mythes.
Il s’interroge sans cesse sur les raisons des défaites séculaires, les déboires du présent et les difficultés à envisager l’avenir. Sauf que dans Le mensonge de Dieu, les ancêtres ne redoublent pas de férocité. Belaïd parle certes aux descendants pour les appeler, comme chez Kateb, "à peser d’un poids subtil sur la planète". Mais à la différence des ancêtres de Kateb Yacine, il n’appelle pas à "lui dicter nos lois". Belaïd n'est sûr de rien. Qu'écrit-il dans la lettre que son petit-fils découvrira quinze après sa mort ? "Nous avons fait de nos vies des champs de bataille, sans doute pour que la tienne ne le soit pas. Je ne sais pas, Yousef, mon enfant, si j’ai réussi. À l’âge où tu liras ce message, tu devrais le savoir. S’il se profile une vie douce et heureuse pour toi, bénis les générations d’hommes qui ont dédié leur coeur au bonheur des autres et raconte à tes enfants le prix qu’il a fallu payer pour arracher le monde des mains du diable et faire d’eux des hommes libres. S’il subsiste des orages au-dessus de ta tête, ne m’en veux pas, Yousef. Ma vie était trop courte et le chemin de la délivrance sans doute trop long. Continue-le pour moi, pour Magdalena, et surtout pour toi."
N’y a-t-il pas un effet d’enjolivement fictionnel du personnage de Belaïd qui, pourtant, survit aux désastres ?
Mais Belaïd doit rester l’indispensable séducteur, même aux yeux de la génération actuelle, surtout aux yeux de la génération actuelle ! La nouvelle génération a besoin de trois choses essentielles dans le passé : un motif de fierté ; une explication sur les échecs présents ; une clé pour l’avenir. Le mythe des ancêtres, fondé sur une interprétation fantasmatique des traces, surgit dans la vie des petits-enfants à un moment où chacun d’eux est confronté à une grave crise : crise d’identité, crise politique et existentielle… Ils s’orientent alors vers la création d’un mythe fortement compensateur qui fait d’eux des descendants de héros.
Mahla, Kad, et même Roula, Boualem ou Samy ont, de ce point de vue, besoin d’un Belaïd Don Juan, "enjolivé" comme vous dites. Yousef, le vieux mendiant, projette de décrire ainsi, à son petit-fils "l’Afghan", son aïeul tombeur de femmes : "Oh oui, comme j’aimerais conter à Samy l’épisode, burlesque et tragique à la fois, de mon grand-père Belaïd revenu du front de Prusse pour s’enrôler imprudemment sous la bannière de Dieu avant d’être secouru par ses amantes, Agathe la blanchisseuse, Rosabelle l’Auvergnate, Torkia la favorite, Gertrude l’entremetteuse, Charlotte la paroissienne, Zhor la voyante, Augustine la musicienne… Ainsi fut-il écrit que ma dynastie serait parfois tentée par les derviches du jihad, mais toujours sauvée par des femmes providentielles."
L’image de l’ancêtre courageux, séducteur et truculent est indispensable à la descendance qui est en quête constante d’un motif de fierté, de rehaussement de sa dignité. Elle ne le trouve ni dans le présent aléatoire ni dans l’avenir incertain, mais dans le passé qu’elle fouille pour y trouver un mythe compensateur. C’est tout le sens d’iferwan, cette croix du sud, vestige des intrépidités du clan, que les mères, dans Le mensonge de Dieu mettent autour du cou du premier fils et qu’on se transmet de père en fils. Belaïd est, à cet égard, indispensable pour la nouvelle génération, en ce sens qu’il les aide à se doter d’un passé prestigieux. C’est un peu l’oncle Makhlouf qui a dit à Albert Memmi : "Si tu ne veux pas qu’on te traite en pauvre, commence toi-même par te traiter en seigneur” Dans Le mensonge de Dieu, les descendants se reportent à la sentence de Don Quichotte : "Fais gloire, Sancho, de l’humilité de ton lignage ; quand on verra que tu n’en as pas honte, nul ne songera à t’en faire rougir."
Que dit Roula, fille de Mourad, l’officier du DRS assassiné par les intégristes, petite-fille de Belaïd et de Boussad, le lieutenant de Fathma N’soumer, le jour où elle avait pensé très fort à sa mère ? "Dans sa jeunesse, ils ne purent la faire offrande ; dans son veuvage, ils l’ont faite pute ! Où es-tu, cartomancienne qui détiens le secret de sa délivrance ? Lis pour moi dans les lignes de la main de Dieu, déchiffre la fin de sa nuit et annonce-moi la mort de ses tourments."
De l’ancêtre à ses descendants, les tragédies sont ininterrompues. Quels liens entre les drames ancestraux (et les mythes qui s’y sont greffés) et le terrorisme islamiste qui sont mis en contiguïté dans votre récit ?
Mais c’est la même folie de l’honneur ! Belaïd n’ayant pas défini dans quelle direction orienter ses guerres, n’ayant pas situé ce qu’il y avait "à libérer en nous", Belaïd ayant juste jeté son corps et son âme dans "la folie de l’honneur", guidé par sa colère, eh bien, Belaïd a généré des petits-enfants enflammés qui ont cru le relayer en s’investissant à leur tour dans toutes sortes de "folies", livrés aux sentences des juges invisibles qui condamnent au sacrifice : son fils Gabril et son petit-fils Yousef dans des guerres interminables au nom de l’humanité ; sa petite-fille Amira dans le maquis du FFS, au nom de la démocratie ; son autre petite-fille Warda ainsi que son petit-fils Zoubir et sa fille Zoubida dans "au nom de la patrie" ; son petit-fils Mourad dans le DRS "au nom de la République" ; son autre petit-fils Boualem dans les luttes syndicales « au nom de la justice ; Samy et Rafik dans la mouvance islamiste, au nom de Dieu…Samy a combattu à Kaboul, Rafik est mort en kamikaze dans l’attentat de Dellys. N’oublions pas que Belaïd lui-même était devenu soldat de Dieu, dans sa jeunesse, "sans y prendre garde".
Dans sa crise de démence, Kheïra, la mère de Rafik, petit-fils de Belaïd et de Boussad, le lieutenant de Fathma N’soumer, le jour où ce dernier est mort, appelait à son secours son oncle Zouheir et tous les morts de la lignée qu’elle devinait sienne ; elle sollicitait d’eux une part d’éternité pour son enfant. Que disait-elle ? "Sauvez-le, ancêtres, sauvez mon fils, il n’avait que treize ans ; il s’était seulement trompé de combat, pas de colère." Kheïra s’adresse à Belaïd et à Boussad, pour qu’ils viennent à la rescousse de leur petit-fils enrôlé par le GIA. "Sauvez-le, aïeux qui avez arpenté les travées de la mort pour d’autres cieux, pour d’autres espoirs, et qui n’en êtes jamais revenus ! Il a hérité de vos fureurs et de vos emportements. Sauvez-le, ancêtres, il n’a fait que clamer votre oraison." Samy, l’ancien "Afghan", le frère de Kheira, était saisi par cet appel qui avait résonné dans les ténèbres du coeur de Kheïra et par la mystérieuse attraction et le pouvoir qu’exerçaient sur les siens les fabuleuses légendes entourant les morts dormant sous cette stèle, lui qui ne croyait pourtant pas aux divinités parallèles.
Écoutons ce que dit, à son tour, Yousef le mendiant à son petit-fils Samy l’Afghan, petit-fils de Belaïd et de Boussad, le lieutenant de Fathma N’soumer : "Sache que nos guerres échouent toujours sur les berges arides du mensonge, du stupre et de la cupidité. Tu apprendras, mais il sera bien tard, tu apprendras que nos hommes mènent leurs guerres comme un bateau sans gouvernail : ils ne savent où ils vont. Ni même d’où ils viennent. Personne ne leur ayant raconté leur propre prestige, ils ne connaissent rien des rivages magiques du monde de leurs pères." Et il ne manque pas de lui décrire un aïeul tombeur de femmes "revenu du front de Prusse pour s’enrôler imprudemment sous la bannière de Dieu avant d’être secouru par ses amantes … Ainsi fut-il écrit que ma dynastie serait parfois tentée par les derviches du jihad, mais toujours sauvée par des femmes providentielles."
Yousef lui-même, dans sa jeunesse, n’avait pas écouté Noah, sa bien-aimée, à la veille de partir se battre en Espagne : "Je ne crois pas aux héros, Yousef, ni morts ni vivants ! Si je devais t’aimer, je t’aimerais comme tu es. Tu es timide, j’ai compris que tu ne sais pas nager, tu es drôle, intelligent, un peu goinfre, trop souvent distrait, quelquefois anxieux, mais tu es toi, nom de Dieu, tu es toi, tu as vingt-deux ans et tu n’es pas un héros ! Te battre pour la république ? Te battre pour l’Espagne ? Te battre pour l’Algérie ? Jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Et nous ? C’est violent, l’Espagne, Yousef ! C’est violent dans la haine et dans l’amour ! Battons-nous plutôt contre les sentences des juges invisibles qui nous condamnent au sacrifice, décevons leur attente friande d’un autre martyr à ajouter à leur liste interminable ! Nous irons voir la mer cet été, Yousef, et tu me prendras au bord de l’eau, comme le poète, et je serai ta femme adultère, ta jouvencelle, ta novice…" Yousef n’écoutera pas Noah. "Je voulais lui dire : Noah, suffit-il de l’insouciance pour échapper aux sentences des juges invisibles ? Mais je n’ai rien dit."
Il y a un méta personnage qui traverse toutes les époques : la voix du mendiant du cimetière, une sorte de spectre…
Yousef est notre bonne et mauvaise conscience. Yousef le mendiant c’est le symbole d’une longue et belle histoire qui se termine en haillons. Le mendiant qui a l’avantage du parcours, apporte une réponse provisoire aux questions inquiètes posées par la descendance. Il revient d’un siècle de guerres, et connaît toutes les réponses à nos impasses, mais personne ne l’écoute. Il est l’auteur du manuscrit. Il a raconté sur un cahier blanc, l’histoire taboue d’une vieille folie, "la folie de ton sang, Kheïra, une folie de l’honneur, celle-là, qui s’empara de mon grand-père Belaïd et emporta sa descendance, qui condamna ta mère Zoubida et vient de ravir ton fils Rafiq, notre folie, Kheïra, notre folie gravée sur ce cahier blanc, nuit après nuit, depuis cette nuit trouble où je n’avais personne à qui la raconter, personne si ce n’était mon verre de vin, car nul autre que mon vin ne croirait au récit d’une vie brûlée à faire l’amour et la guerre, l’amour avec des femmes que je n’ai pas toutes aimées, la guerre contre des peuples que je n’ai jamais haïs, nul autre à qui confesser qu’au contact des amantes on se cherchait une mère, et à l’épreuve des guerres une patrie, moi qui n’ai jamais retrouvé ni l’une ni l’autre après quatre-vingt-treize années d’exploration tourmentée dans les tréfonds du monde, et dont personne, je le sais maintenant, Kheïra, ne croirait à l’ampleur des émerveillements."
Yousef sait ce qu’il nous a manqués pour nous libérer vraiment. Il sait que Belaïd et nos pères ne se sont pas battus pour cette vie sans perspectives, et que leur rêve a été confisqué. "Sur les bords de l’Ebro et du Rhin, j’avais compris que les rêves de l’indigène algérien étaient à l’intérieur de cette belle utopie du siècle, rêve inavouable de mon grand-père Belaïd, le jour, enfin, où les hommes ne seraient que des hommes, jamais plus les «ratons» des autres." Yousef a vu mourir Djilali, en Normandie. L’indigène Djilali. Mort au hameau de Ponthouin. Loin de son village du Khroub. Pour quelle cause ? Il ne savait pas. "Un indigène, depuis Belaïd, depuis Lakhdar, ça reste l’indécrottable "type enchaîné qui se bat pour libérer les uns et les autres" et qui ne sait jamais rien. Djilali, en tout cas, ne savait pas. Ou peut-être rêvait-il en résigné : mourir pour les enfants, seulement pour les enfants ! Pour un monde libéré et sans doute oublieux, oublieux mais libéré, beau, insouciant et qui ne saurait rien de ses soldats indigènes. Qu’importe la gloire ! De toute façon, le soldat Djilali est mort en anonyme, en banal morceau de chair noire et basanée comme toutes celles qui brûlent, depuis un siècle, autour des champs de bataille. En anonyme, pas en héros, les indigènes ne meurent jamais en héros dans la guerre des autres."
Yousef a donné toute sa fortune au FLN au déclenchement de la guerre de 1954, mais avait refusé de la faire, car, dit-il, elle ne serait pas la guerre dont avait rêvé Belaïd. "Ce prochain combat, je le savais, ne serait pas le dernier. Je savais que nous ne cesserions jamais d’espérer pour nos enfants ce que nos pères, immolés dans la boue, le froid et la peur, au fond des Vosges et de Monte Cassino, avaient espéré pour nous. À l’heure de la guerre idéalisée, il ne me restait rien du dernier serment de Verdun, de cette nuit volée aux délires intimes de mon père, quand il m’avait semblé enten¬dre, derrière les sanglots d’un siècle torturé, comme un refrain d’espoir, l’espoir de l’humanité. Ces délires qui furent, longtemps, mon hymne ensorceleur et mon secret aphrodisiaque à Madrid, à Barcelone, à Jérusalem, en Normandie ou à Oran, je ne les retrouvais plus à l’heure du maquis !"
Youcef parle à chacun de nous. Aux braves gens désenchantés : "Écoutez ce sanglot d’Alger, déchirant le silence des édiles, il vient de si loin, c’est le cri de votre délivrance, le cri d’un soldat sous la neige, à l’heure d’une bataille désespérée. Il nous parle du temps où nous étions jeunes et beaux, quand nous rêvions de la plus belle robe de soie pour notre terre et que nous avons manqué de linceuls pour nos cadavres."
Le mensonge de Dieu est un titre choc. Est-ce à dire que les ancêtres ne sont guère prophétiques ?
Les ancêtres transmettent ce qu’ils peuvent. Yousef en est réduit à le constaer devant le recruteur du FLN, à la veille de 1954, et cela a donné le titre du livre : "Vous arracherez l’indépendance, mais pas la délivrance ! Vous ne connaissez pas le chemin de la délivrance. Oui, Brahim, ton état-major ressemblait à la première désillusion de mon grand-père : une hiérarchie de caïds orgueilleux auto¬proclamés maréchaux de guerre sainte. Ils placeront la guerre sous la bannière de Dieu pour en être les nouveaux prophètes et, stimulant le peuple au nom de Dieu, l’asserviraient ensuite au nom du même Dieu, conscients, les madrés, d’obtenir beaucoup des hommes en leur parlant d’islam ! Ils régneront sous le mensonge de Dieu !"
Rachid Mokhtari (pour L'Est Républicain)
Commentaires (4) | Réagir ?
Je suis à la 260 eme pages de ce livre. Benchicou sait faire « visiter » les cathédrales. C’est sublime. Belaid le roux, Belaid le séducteur, Belaid le sexuellement puissant me renvoya à la lecture d’un livre que j’ai aimé :"Le nom de la rose" d’Emberto Eco. Les hommes à femmes se rencontrent, les écrivains aussi. Belaid le Kabyle, comme ses semblables, servaient et servent toujours les causes dites justes pour libérer l’humanité. Excellent. Les Berbères d’Andalousie, qui rejoignaient Damas, pour être félicités par leurs maîtres spirituels arabes, se sont retrouvés SDF!!! A mon humble avis, il y a quelque chose de très juif chez les Kabyles. Une trahison. Quant aux juifs ils ont, comme chacun le sait, crucifié le Christ. Ce n’était certainement pas Ponce Pilate. Donc, les Kabyles et les marabout, notamment ceux qui peuvent rester dix ans sous un figuier où un olivier dont au passage, ils ignorent la valeur spirituelle, pour le plaisir de voir quelqu’un de leur sang à terre… doivent plutôt méditer l’alliance pour mettre le régime algérien à genoux. Oui, je pense que beaucoup de familles kabyles font partie des tribus perdues d’Israél…Chrétiennement votre.
Une belle et juste prémonition de Youcef qui a donné son titre au livre de M. Benchicou et qui vous laisse perdu dans les vapeurs éthérées de l'Algérie d'aujourdhui que les nouveaux prophètes auto-proclamés veulent détourner à leur profit en imposant aux hommes et aux femmes le mensonge de Dieu pour régner sur leur destin. Ils cherchaient la lumiére et la délivrance, voilà que ces gourous leur enfilent un autre carcan et des barbelés autour de la conscience pour les asservir et les faire soumettre pour tout le restant de leur vie. A quoi aura-t-il servi de lutter contre l'oppression colonialiste si c'est pour se retrouver emprisonné sous une autre oppression encore plus cruelle et plus impitoyable ? Comment se fait que la liberté et l'indépendance conquises par la lutte armée du peuple algérien contre le système colonial soient confisquées et détournées aujourdhui aux profit des nouveaux bachaghas et caids qui tissent doucement mais sûrement leur toile d'interdictions religieuses et de domination par le sigle FLN de tout le pays .