Charlotte Lacoste : "Un nouveau courant littéraire travaille à innocenter le bourreau de ses crimes de masse"
Dans son essai "Séductions du bourreau – Négation des victimes" ( PUF, 2010, Charlotte Lacoste analyse les mécanismes de mythification de la figure littéraire du bourreau à travers le roman de Jonathan Litell, prix Goncourt 2006.
Alliant rigueur scientifique et parole véhémente, elle met en exergue une « perversion syntaxique » qui innocente le bourreau de ses crimes et culpabilise la victime. Charlotte Lacoste est une ancienne élève de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, agrégée de lettres modernes, elle enseigne la littérature française du XXe siècle et la littérature comparée à l'université de Nancy.
Le Matin : Votre essai Séductions du bourreau - Négation des victimes est une analyse critique du rapport intime entre le discours romanesque et les "manipulations narratives" de la figure du bourreau à rebours de la vérité historique. De ce fait, la littérature s’emploie-t-elle à humaniser les bourreaux condamnés par l’histoire ?
Charlotte Lacoste : Il me semble en effet qu’une certaine tendance de la littérature française contemporaine travaille à réhabiliter la figure du meurtrier de masse (auteur de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de crimes de génocide), et ce de différentes manières. On peut d’abord constater que ce genre de personnage a envahi la fiction contemporaine en France, qu’il s’agisse de bourreaux nazis, de génocidaires rwandais ou de tortionnaires français en Algérie. Le prétexte est toujours le même – il s’agit de comprendre comment on devient un bourreau – et la clé du mystère est censée résider dans des romans (ou des films) "historiques" mettant en scène des assassins fictifs dans lesquels le lecteur est invité à se reconnaître. Ce sont des gens comme vous et moi, nous assène-t-on, et dès lors nous (lecteurs, spectateurs) sommes sommés de nous reconnaître en eux. Et pour que l’identification fonctionne, les romanciers ont recours toutes sortes de « trucs ». Certains catapultent les lecteurs dans la tête du bourreau, prétendument pour leur donner une meilleure compréhension du carnage. D’autres le font voir par les yeux de sa victime, qui lui trouve des circonstances atténuantes quand elle ne succombe pas purement et simplement à ses charmes. Le personnage du nazi, en particulier, se trouve paré d’étonnantes vertus : on s’ingénie à faire de l’officier SS un homme raffiné et intelligent, presque un surhomme, ce qui n’est pas sans rappeler l’image que les nazis cultivaient d’eux-mêmes…
Ces œuvres qui font l’unanimité auprès du public tendent à occulter non seulement les victimes, considérées comme moins vendeuses (ce qui constitue un vice rédhibitoire dans notre société), mais aussi et surtout les récits que les survivants ont ramenés de l’enfer, dans lesquels il n’était pas question de "comprendre" les bourreaux. Comme l’écrit Henri Alleg dans sa préface au Camp d’Abdelhamid Benzine, "la raison se perd lorsqu’elle cherche à comprendre comment des hommes peuvent être si cruels et descendre aussi bas dans la sauvagerie". Mais les témoignages des rescapés de la violence de masse du XXe siècle se trouvent aujourd’hui éclipsés par cette mode romanesque qui propose au public ces petites virées dans les abîmes de la sauvagerie.
Qu’entendez-vous par "manipulation narrative" ?
J’emploie cette expression à propos des Bienveillantes de Jonathan Littell, dont le dispositif narratif me semble en effet confiner au traquenard. Le narrateur de ce roman, Maximilien Aue (ancien nazi non repenti) orchestre, sans en avoir l’air, son propre procès en réhabilitation, et tente d’obtenir de nous, lecteurs du XXIe siècle, une forme d’acquittement. Pour nous gagner à sa cause, il invoque l’Orestie d’Eschyle et se compare lui-même à Oreste (illégitimement, à mon avis, car Oreste était un matricide et non un génocidaire), qui fut jugé et acquitté. Et ainsi, Maximilien Aue nous met en demeure de choisir : soit nous persistons à considérer qu’il est coupable du pire, et nous sommes comme les Érynies, ces affreuses déesses vengeresses représentantes d’une justice archaïque ; soit nous faisons preuve d’une saine clémence en l’absolvant comme les jeunes dieux de l’Orestie. Les dés sont pipés : le choix n’en est pas un. Et d’ailleurs le titre même du roman anticipe sur notre jugement : les « Bienveillantes », ce sont les Érinyes qui sont devenues les Euménides en acquittant Oreste. Enfin, pour nous persuader de son honnêteté, Maximilien Aue ne cesse de nous répéter que nous aurions agi exactement comme lui sous le Troisième Reich.
Voilà, brièvement résumée, en quoi me semble consister la manipulation dans ce roman. Et mon rôle s’arrête là : il ne s’agit pas pour moi de spéculer sur ce que l’auteur a voulu dire ou faire, mais d’examiner ce que dit effectivement le texte. Cela dit, Jonathan Littell, d’accord en cela avec son héros nazi, a beaucoup répété, après la sortie de son roman, que nous étions tous des Maximilien Aue en puissance.
Dans le titre de l’essai, pourquoi le pluriel à Séductions ? Peut-on dire que le bourreau fascine et que vous vous employez à démythifier cette fascination ?
Ce terme de "séduction", qui vient du latin se-ducere, est employé ici dans son sens strict : "conduire à l’écart". La figure du bourreau que l’on nous fait miroiter dans les œuvres que j’analyse, soi-disant pour nous permettre de comprendre le secret des égarements totalitaires, me semble fallacieuse, et surtout elle nous éloigne de la compréhension des processus par lesquels on transforme effectivement des individus ordinaires en assassins. Il est peut-être plaisant pour le lecteur de se repaître de l’idée qu’il est un monstre en puissance, et d’assister à la mue (instantanée) d’un homme ordinaire en un tortionnaire dans lequel on l’invite à se reconnaître, mais les vrais témoins ont récusé depuis longtemps cette version-là des choses. Le mal n’est pas "déjà là" en l’homme, prêt à jaillir quand on lui en donnera l’occasion, comme un diable qui sort d’une boîte. Les mécanismes de transformation sont plus complexes, or ce sont eux qu’il importe d’exhiber. Mais il ne me semble pas que l’on puisse compter sur un bourreau fictionnel, équipé de caractéristiques ad hoc vouées à inciter les lecteurs à se reconnaître en lui, pour nous donner accès à une compréhension de ces mécanismes.
Mon livre a un sous-titre titre : "Négation des victimes", qui constitue la conséquence logique du titre. En effet, en jouant de leurs charmes pour le grand plaisir des lecteurs, ces bourreaux de papier détournent sur eux l’attention portée aux victimes. Or ce sont elles qui, dans leurs écrits, se sont élevées contre ce genre de littérature à effets, et contre la fascination que pourraient susciter leurs agresseurs. C’est pourquoi j’essaie aussi dans ce livre de rendre la parole aux témoins, et de démontrer la valeur du témoignage, qui est un genre de la démystification.
En quoi consiste la thèse Jonathan Littell Les bienveillantes ? Y a-t-il une volonté manifestée d’excuser les bourreaux nazis ?
La thèse de Littell, c’est que nous avons tous en nous une « potentialité de bourreau » prête à s’actualiser dès que la société lève ses limites. Pour accréditer cette thèse auprès du lecteur, il a mis au point un personnage de nazi cultivé et prolixe, chargé de nous convaincre qu’à sa place, nous aurions fait les mêmes choix que lui. Je ne crois pas que Littell ait réellement voulu "innocenter les bourreaux nazis", mais le fait est que son texte y tend, qui banalise leurs actions sous prétexte de nous mettre au fait de notre pulsion génocidaire.
La question des normes de genre (roman historique versus témoignage) me paraît plus intéressante scientifiquement que celle de l’intention de l’auteur, qui d’ailleurs détermine le choix d’un genre. En l’occurrence, Les Bienveillantes s’inscrit dans une lignée de best-sellers qui misent sur l’aspect spectaculaire de l’extermination des Juifs, ouvrages qui ont toujours été très favorablement accueillis par le public depuis 1945, et dans lesquels les nazis se sont taillés des rôles de plus en plus importants et de moins en moins déshonorants. Le fait de pouvoir contempler les massacres côté bourreaux, pendant 900 pages, sous les encouragements d’un nazi qui ne cesse de nous répéter que nous sommes de la même race que lui, constitue une sorte de point d’orgue.
Quels sont, dans ce cas (Les bienveillantes ou autres romans de votre corpus) les stratégies (perversions) discursives d’une telle "manipulation" ?
Concernant la "perversion" propre aux Bienveillantes, je ne saurais trop vous conseiller les analyses de Régine Waintrater, une psychanalyste qui enseigne à l’université Paris 7, et qui montre que ce roman "fonctionne comme le pervers fonctionne dans la cure", établissant avec son lecteur un climat de fausse intimité pour mieux "le soumettre à ses exigences pulsionnelles illimitées" .
M’en tenant pour ma part à la question des manipulations narratives, j’en ai par exemple repéré une grossière dans Un spécialiste. Portrait d’un criminel moderne, d’Eyal Sivan et Rony Brauman. Comme ce film sur Adolf Eichmann est constitué uniquement à partir des archives de son procès, on pourrait penser a priori que cela limite les possibilités de manipulation. Seulement voilà : Sivan et Brauman ont pris le parti de suivre Eichmann dans le moindre de ses raisonnements, entrant dans ses vues pour voir jusqu’où il était possible de le suivre. "On a pris la position, la décision, de croire Eichmann, expliquent les réalisateurs. Ce n’était pas une position théorique ; on croit qu’Eichmann dit la vérité." La conséquence de cette étrange expérimentation, c’est qu’ils se sont mis à penser comme lui, c’est-à-dire à considérer que les actes qu’il accomplit (durant le génocide) sont banals, et qu’il n’est en somme qu’un petit fonctionnaire qui fait bien son travail. Et pour pouvoir donner d’Eichmann l’image d’un « homme ordinaire » (et non d’une brute épaisse), ils n’ont pas hésité à faire des coupes au montage – ne retenant par exemple de la déposition du témoin Franz Meyer que la partie où il présente Eichmann comme un gentilhomme, et non celle où il se comporte comme une brute. C’est ce genre de pratiques que j’essaie de repérer dans les œuvres que j’analyse.
Le mythe du bourreau n’est-il pas né avec Le silence de la mer, roman de Vercors, écrivain, qui plus est, est un résistant et publié par Minuit connue pour son passé historique antifasciste, anticolonialiste (La Question de Henri Alleg, le témoin de Djamel Amrani et L’arbitraire de Bachir Hadj Ali…) ?
J’évoque en effet le personnage principal du Silence de la mer, Werner von Ebrennac, soldat de la Wehrmacht, non exempt d’une certaine fascination pour Hitler, qui fait vivre ses hôtes dans une féerie d’érudition et parvient à les séduire. Il convient toutefois de nuancer ; dans ce roman, le personnage du nazi cultivé devient un motif littéraire, mais Vercors n’invente pas cette figure : le mythe du nazi cultivé, intelligent et moral a d’abord été produit et entretenu par les nazis eux-mêmes.
Ce qui n’enlève rien au fait que les Éditions de Minuit ont réalisé un travail remarquable, surtout pendant la guerre d’Algérie. Et précisément, il me semble que l’on apprend mieux et plus sur la violence de guerre si l’on relit La Question de Henri Alleg, Le Témoin de Djamal Amrani ou L’arbitraire de Bachir Hadj Ali, que dans la kyrielle de films et de romans français contemporains qui prennent pour sujet (ou pour décor) la guerre d’Algérie en essayant de nous persuader, comme Patrick Rotman dans L’Ennemi intime, que nous aurions tous été tentés d’être des tortionnaires pendant cette guerre, et que même nous aurions pris "du plaisir" à torturer…
"Humaniser" le tortionnaire est aussi le fait d’intellectuel(le)s (historien, cinéaste, dramaturge) victimes des tragédies…
On ne comprendrait rien aux crimes de masse si l’on postulait qu’il y a deux humanités dont l’une seulement, ontologiquement monstrueuse, est capable de les commettre. Heureusement, on ne pense plus, comme en 1945, que seuls les Allemands sont capables d’inventer de tels crimes… Toutes sortes de personnes peuvent être impliquées dans un génocide mais, outre qu’en passant à l’acte celles-ci se rendent coupables d’actes que l’on peut qualifier de monstrueux, il serait trop facile d’en conclure que l’être humain n’est qu’un monstre à retardement et de mettre en scène ces épiphanies carnassières pour le plaisir et/ou l’édification du spectateur. Il est bien plus crucial, me semble-t-il, de repérer les processus par lesquels une autorité (étatique, militaire ou autre) parvient à transformer des individus ordinaires en meurtriers – ce qui n’est pas si facile que la production romanesque et cinématographique contemporaine voudrait nous le faire croire. Stanley Milgram a démontré dans une expérience demeurée célèbre (mais dont on détourne souvent les conclusions) que les individus disposaient de forces importantes leur permettant de résister à une autorité malveillante, apportant même la "preuve formelle de l’existence de valeurs nobles propres à l’espèce humaine". Mais ce n’est pas du tout ce qui intéresse les fictionneurs d’aujourd’hui, qui préfèrent décliner à l’infini le thème du "bourreau en chacun de nous".
Il en résulte un fatalisme qui prend les allures d’un retour au dogme du péché originel (nous sommes naturellement mauvais), et qui n’est pas sans conséquences politiques puisque tout semble dès lors sinon justifié, du moins justifiable. Que le Président de la République française actuel ait été ministre du budget en 1994, au moment où la France prêtait main forte financièrement au pouvoir génocidaire d’Habyarimana au Rwanda ne choque personne, par exemple.
"La banalité du mal" dont s’est saisie la littérature (le bourreau à visage humain) de Hannah Arendt est, selon vous, perverti par cette littérature...
Pour donner une assise plus sérieuse à leur thèse, les montreurs d’hommes ordinaires que sont les cinéastes et les romanciers dont je parle invoquent la fameuse « banalité du mal » d’Hannah Arendt (c’est le cas de Patrick Rotman et de Jonathan Littell). Mais, déformant la démonstration arendtienne, ils tendent à faire du mal une chose banale et facile à commettre. Ce n’était pas du tout ce qu’Hannah Arendt entendait par "banalité du mal", elle qui ironise, dans Eichmann à Jérusalem, contre "ceux qui ne se sentiront pas en paix tant qu’ils n’auront pas découvert un ‘‘Eichmann au fond de chacun de nous’’", et met en garde contre les extrapolations métaphysiques que l’on pourrait faire de ses analyses. Ce qu’elle démontre pour sa part, c’est qu’en court-circuitant sa propre réflexion, Eichmann parvient à se faire croire à lui-même que les tâches qu’il accomplit quotidiennement sont banales, mais elles ne le sont pas, pas plus qu’Eichmann n’est un homme ordinaire : Arendt insiste au contraire sur l’"abîme" qu’il y a entre les actes du génocidaire et "la potentialité de ce que les autres auraient pu faire". La "banalité du mal" constituait pour Arendt un « défi moral », certainement pas un challenge romanesque. Le concept, devenu poncif, a radicalement changé de sens.
La figure du bourreau est pourtant multiple : celle du Silence de la mer (Vercors), de La mort est mon métier (Robert Merle), de L'être sans destin (Imre Kertesz), de HHhH (Laurent Binet), de Des hommes de Laurent Mauvignier, de Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari…
Les œuvres que vous citez sont toutes des romans, incontestablement. Le fait que leurs personnages soient des constructions idéologiques ne les excluent pas du genre, au contraire. L’art, et a fortiori la littérature, n’est pas le domaine des émotions pures ; les romans en particulier ont un sens, qu’il revient aux critiques de dégager. Il n’y a pas que les romans dits « à thèse » qui en comportent une. Celle que défend Littell dans Les Bienveillantes est massive.
Mais il y a des cas très différents parmi les livres que vous évoquez. Les deux premiers sont des romans parus il y a plus de cinquante ans, purement fictifs, écrits par des communistes, Être sans destin est l’œuvre d’un ancien déporté rédigée dans les années 1960, les trois derniers ont moins de deux ans, et ils sont le fait de jeunes romanciers animés de projets irréductibles les uns aux autres. Le roman de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme, me semble être dans la lignée du film de Rotman, quoiqu’il aille encore un peu plus loin en introduisant un personnage d’ancien Résistant torturé à Buchenwald qui devient tortionnaire lui-même (l’équivalent de Terrien dans L’Ennemi intime, mais chargé d’un passé qui l’angélise encore plus). On retrouve là un tropisme de la production littéraire et cinématographique actuelle qui vise à "déshabiliter" la Résistance. C’est logique : si l’on arrive à montrer que les Résistants eux-mêmes se métamorphosent en tortionnaires lorsqu’on leur en intime l’ordre, les pauvres "hommes ordinaires" que nous sommes n’auront plus rien à rétorquer face à ceux qui leur assènent qu’ils sont des monstres en puissance…
Mais le roman de Laurent Binet , HHhH, est très différent. D’abord parce qu’il prend pour héros d’authentiques Résistants, Jozef Gab?ik et Jan Kubiš – ce qui va plutôt à contre-courant de ce qui se fait en se moment –, sans jamais insinuer que leur choix politique est fortuit et qu’ils auraient été nazis si l’occasion leur en avait été donnée. D’autre part, délaissant toute position de surplomb, le narrateur fait le choix de l’enquête personnalisée, ce qui tend à rapprocher ce roman des Disparus de Daniel Mendelsohn ou d’Hammerstein de Hans Magnus Ezensberger, et à l’éloigner d’autant des Bienveillantes de Littell, qui est critiqué dans HHhH. Mendelsohn, Ezensberger et Binet n’ont pas la prétention de nous raconter l’Histoire ; ils fondent leur projet romanesque sur la question de savoir ce que l’on peut connaître de tel ou tel événement historique, et mènent une réflexion, au sein même de leur œuvre, sur la forme à adopter pour représenter ce qui peut l’être. Il n’est que de lire l’incipit de l’"infra roman" qu’est HHhH, pour percevoir la fécondité du projet : réduire l’arbitraire du genre en le dénonçant.
Le genre témoignage historique des acteurs même de l’Histoire, bourreaux et victimes confondus (le livre d’Aussaresses, La Question de Henri Alleg) ou les enquêtes journalistiques (La ferme Améziane d’Einaudi) sont-ils à même de "confondre" le traitement littéraire des mêmes protagonistes qu’ils accusent ?
J’ai beaucoup travaillé sur le témoignage – celui des victimes toutefois, car je ne pense pas que le bourreau puisse écrire un "témoignage", au sens générique du terme. Je propose dans Séductions du bourreau une analyse du discours mystificateur du tortionnaire interrogé par Jean-Pierre Vittori dans On a torturé en Algérie (qui était paru il y a 10 ans sous le titre Confessions d’un professionnel de la torture) : pour toutes les raisons que j’énumère, sa parole n’est pas fiable, et elle ne peut pas l’être.
Les témoignages offrent un contrepoint indispensable, me semble-t-il, à toutes ces fictions qui fleurissent en ce moment. Ils donnent accès à un point de vue personnel, celui de la victime, et j’y trouve un intérêt plus grand qu’aux variations romanesques d’untel ou untel concernant la « question du mal » telle qu’elle lui semble s’incarner dans les violences de l’Histoire. Le roman est un genre prodigieux, mais tout le monde n’est pas Tolstoï, et quand un roman – qui plus est sur des sujets si graves – est mauvais, mieux vaut lui préférer des lectures plus éclairantes, à mon avis.
Le romancier, dit-on, est un producteur d’émotions et comme tel, il jouit d’une marge de manœuvre que n’a ni l’historien, ni l’(auto) biographe ? La littérature doit-elle alors se fixer des lignes rouges dès qu’elle fait des incursions dans l’Histoire ?
Il ne s’agit surtout pas de censurer les œuvres, évidemment. Mais simplement de se rendre compte qu’il incombe aux romanciers et aux cinéastes une responsabilité particulière, car c’est à travers leurs œuvres que le public apprend à connaître de plus près l’expérience de la violence extrême. Responsabilité que néanmoins ils déclinent car elle entrave leur liberté sans laquelle leur œuvre ne saurait irradier la « vérité esthétique supérieure » qu’ils sont censés nous délivrer. Résultat : les fictionneurs jouent sur les deux tableaux puisque tout en jouissant de la liberté absolue de l’artiste, ils bénéficient d’un crédit supérieur à celui que l’on accorde à un témoin fiable, voire à un historien, ce qui fait du roman ou du film "historique" un genre propice aux falsifications. Ainsi Jonathan Littell, qui prétend nous révéler les mécanismes expliquant qu’une communauté étatique puisse se trouver impliquée dans un crime de masse, est-il passé pour un super-historien : dans Les Bienveillantes, assure Claude Lanzmann, "tout est vrai, avec une précision absolument rigoureuse". Mais quand on le titille sur tel ou tel point de détail qui contrevient à la réalité historique, le romancier sort son joker : "c’est un roman", "c’est de la littérature pure", répond Littell quand une question l’embarrasse, plaidant le droit à l’irresponsabilité du romancier.
Pour autant, il ne s’agit pas non plus de fixer des limites à la littérature ou un cahier des charges aux écrivains ; ils sont assez grands pour avoir le sens de leurs responsabilités.
Dans un tout récent roman Le passé devant soi qui traite du massacre de 1994 au Rwanda, son auteur, Gilbert Gatore, confronte, dans une mise en contiguïté narrative, le bourreau et la victime dans un même processus mémoriel ? Quel est votre avis ?
En effet, Le passé devant soi (Prix Ouest/France-Etonnants Voyageurs 2008) évoque de biais le génocide des Tutsi du Rwanda, et place en son centre la figure d’un génocidaire malheureux, Niko, personnage disgracieux, muet et mal-aimé, à la lente agonie duquel on assiste du début à la fin du roman. On ignore longtemps qui il est : afin d’éveiller la compassion du lecteur à l’égard du tueur, celui-ci ne sera identifié comme tel qu’aux deux tiers du roman. La victime, quant à elle, semble d’emblée moins à plaindre : l’opposition est nettement marquée dès le chapitre liminaire entre l’existence misérable de Niko, et celle d’Isaro, survivante bien vivante. On assiste donc ici à une inversion des rôles entre victime et bourreau.
Il s’avèrera finalement que l’histoire de Niko a été inventée par la victime elle-même. Quelques pages avant la fin, en effet, Isaro se révèle être la narratrice de ce récit – c’est donc elle qui demande au lecteur de suspendre son jugement et de s’imprégner de la détresse du bourreau... dont elle se fait l’avocat. Car si en définitive elle donne vie à Niko en écrivant cette histoire (c’est donc la victime qui engendre le bourreau) c’est, dit-elle, pour pouvoir l’"approcher", le comprendre", le "tuer" (c’est donc aussi la victime qui tue le bourreau : l’inversion des rôles est totale), et finalement, lui "pardonner"…
Si le roman permet ce genre de variations contestables, les témoins véritables n’ont cessé quant à eux de mettre en garde contre cette odieuse inversion des rôles. Primo Levi par exemple s’éleva, dans Les Naufragés et les rescapés, contre ce procédé : "J’ignore, et je ne suis guère intéressé à le savoir, si un assassin s’est niché dans mes profondeurs, mais je sais que j’ai été une victime sans culpabilité et pas un assassin ; je sais que les assassins ont existé, pas seulement en Allemagne, et qu’ils existent encore, retraités ou en service, et que les confondre avec leurs victimes est une maladie morale ou une coquetterie esthétique ou un signe sinistre de complicité ; c’est surtout un précieux service rendu (volontairement ou non) à ceux qui nient la vérité."
Le roman français de ces années 2000 marque une nette proximité avec les tragédies du 20ème siècle : les deux guerres mondiales, la guerre d’Algérie. Quel est votre avis sur ce phénomène en tant qu’auteur de la génération post-1968
En effet, l’histoire du XXe siècle est à la mode en littérature. Ce que la recherche universitaire appelle la « littérature de témoignage » est presque en train de devenir un courant littéraire en soi. Le phénomène mérite toutefois d’être analysé ; il faudrait voir ce que cela révèle, mais aussi ce que cela occulte. Le mot d’ordre est le suivant : les derniers survivants sont en train de mourir, donc les romanciers doivent prendre la relève. Cette conception productiviste du devoir de mémoire", pour laquelle tout fait ventre (du moment que cela fait vendre) me semble assez contestable. La mémoire n’est pas un estomac que l’on remplit ; elle s’éduque. Du reste, ce n’est pas parce que les survivants finissent par mourir que leurs témoignages disparaissent : et si on commençait par lire ? Ne serait-il pas heuristique d’aller voir d’abord ce que les témoins ont dit non seulement de leur expérience, mais de la manière dont celle-ci déterminait une forme littéraire, avant de prétendre se substituer à eux pour représenter l’événement qui les a broyés.
Le bourreau de l’Histoire ne se justifie pas, alors que celui de la littérature est toujours montré comme une sorte de « victime » de son passé, de son enfance, de schizophrénies qui excusent l’holocauste, la torture en Algérie…
En effet, les bourreaux romanesques finissent toujours par chercher à attirer sur eux la compassion – on l’a vu avec Le passé devant soi. Dans Les Bienveillantes, Max Aue est victime de son passé (une enfance difficile, des parents désunis, une famille recomposée), victime des circonstances (qui l’on conduit à se passionner pour le nazisme), victime de sa triste condition de génocidaire (les SS sont frappés d’impuissance sexuelle à l’issue des tueries), véritable martyr de l’extermination donc, et comme si cela ne suffisait pas après tant de souffrances endurées, il est encore persécuté pour ses forfaits par les Erinyes vengeresses. L’idée est la suivante : les bourreaux sont des hommes ordinaires qui, contrairement à nous, lecteurs, ont eu la malchance de pouvoir passer à l’acte, c’est-à-dire, encouragés par une autorité malveillante, de pouvoir mettre à exécution leur désir de meurtre.
Le fait est, j’ai essayé de le montrer dans mon livre, que les bourreaux non fictifs cherchent constamment à se victimiser ; de là à les considérer effectivement comme des victimes, il y a un pas que romanciers et cinéastes ne cessent de franchir en ce moment. Ce grimage du bourreau en victime me semble devoir être repéré dans les œuvres, et critiqué s’il y a lieu.
Comment a été accueilli votre essai en France sachant qu’il est à rebours du discours unanimiste fait ne serait-ce que pour Les Bienveillantes, encensé par la critique ?
Il y a eu quelques critiques favorables, mais il est encore un peu tôt pour décrire l’accueil de Séductions du bourreau. Ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est que cet essai rencontre une demande : celle des déçus des Bienveillantes, que le roman avait laissé froids, que le battage médiatique organisé du livre avait exaspérés ou qui souhaitaient simplement des clés de lecture. Une analyse du roman et des modalités de sa réception était nécessaire pour comprendre de quoi ce livre est aujourd’hui le symptôme.
Entretien réalisé par Rachid Mokhtari
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A commencer par la loi du 23 février 2005 qui a mis en exergue le rôle positif et civilisationnel de la colonisation française occultant par cela ses effroyables crimes, ses tortures et ses atrocités qui dépassent l'entendement humain. Une loi qui a d'ailleurs été dénoncée avec véhémence par une multitude d'historiens qui y ont vu une usurpation et un détournement de leur qualité et de leur travail d'historiens. Plus près de nous encore, des journalistes et écrivains partisans du "Qui-tue-qui ?" se sont ligué pour embrouiller les pistes et renverser les rôles pour innocenter le bourreau et enfoncer la victime. D'ailleurs, rappelez-vous, toutes les tentatives du journaliste Didier Content visant à démolir la thèse du " Qui-tue-qui ? se basant sur des informations réelles de terrain et des témoignages véridiques ont été vouées à l'échec et à l'obstruction et ont fini même par le pousser au suicide.
Les Allemands ont fait leur devoir de mémoire, par rapport aux juifs et aux autres peuples des pays qu’ils ont occupés, y compris la France, durant la 2ème guerre mondiale. Ils ont également présenté leurs excuses. Les Allemands ont tenu à faire ce devoir de mémoire, afin que l’expérience nazie ne se renouvellera plus jamais en Allemagne. Et les nazis auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ont été présentés au TPI et jugés.
J’ai tenu à rappeler cela très brièvement, afin de remettre les choses dans leur contexte historique. Le devoir de mémoire concernant l’occupation coloniale de l’Algérie, n’a jamais été fait en France. Les auteurs de tortures des ténèbres, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocides à répétition, de l’armée coloniale Française, en Algérie, n’ont jamais été inquiétés.
Une fois cette salle guerre terminée, certains « expert de la mort et de la torture» de l’armée coloniale ont même conseillé les services des dictatures sud Américaines (Chili, Bolivie, Argentine, Brésil…), notamment, pour mater leurs peuples et les asservir. La presse, des ouvrages, des témoignages de ressortissants Sud Américains et plusieurs sites sur le WEB ont évoqué cela.
Même un tortionnaire de la guerre d’Algérie a été autorisé, en France, à créer un parti très dangereux, qui distille la haine et le racisme. Alors que ses victimes, toujours en vie, réclament, depuis des décennies, sa traduction devant la justice, pour tortures d’une gravité inouïe, notamment. Le parti de ce tortionnaire est un très grave problème pour la France, l’Europe et le monde
Pour masquer les crimes coloniaux Français commis en Algérie d’une part et pour les effacer de la mémoire collective, d’autre part, des Think Tank du négationnisme colonial ont été créés. Plus grave encore, une loi, celle du 23 février 2005, glorifiant leurs méfaits coloniaux et masquant leurs crimes abominables, a été votée. Ce sont les faits.
Cette propagande de ce nouveau courant littéraire, qui travaille à innocenter le bourreau de ses crimes de masse, selon l'auteur, est vouée à l’échec, à l’heure du Web, Wikileaks, Facebook…. Le tsunami révolutionnaire arabe l’a prouvé. Il a ouvert la voie à tous les peuples du monde. Le mouvement des indignés en Europe et aux Eats-Unis est une preuve supplémentaire.
"Le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justifications". Albert Camus
Au fait pourquoi les Arabes n'ont jamais exprimé le moindre remords pour toutes leurs colonisations ! Je sais ! Ces colonisations ont été dictées par Dieu lui même !!!!