Algérie : la liberté de presse antidote de la violence politique
En 50 ans d’indépendance, l’Algérie n’a connu que trois années de réelle liberté de la presse entre 1989 et 1991.
Le Conseil des ministres vient d’annoncer la fin du monopole de l’Etat sur les medias audiovisuels, tout en prévoyant plusieurs mesures d’autorisation, contrôle, régulation, déontologie et éthique. 21 ans après la libéralisation de la presse écrite, le pouvoir réédite les mêmes réflexes d’étranglement.
Rappel historique de la répression médiatique et de la terrible relation dialectique entre liberté de presse et violence politique.
Lors des émeutes d’octobre 1988, dans un climat survolté d’insurrection populaire, un collectif de 70 journalistes des médias publics, condamna “l'utilisation violente et meurtrière de la force armée”. Cet embryon organique spontané, qui deviendra l’éphémère Mouvement des journalistes algériens (MJA), proposa une issue de secours immédiate au pouvoir. Instaurer la liberté de presse pour transformer la violence sourde, qui grondait dans les quartiers populaires, en expression politique.
Sous la pression de la rue et de journalistes engagés, les médias publics ont dès 1989 «switché» la langue de bois autocensurée pour passer à la liberté d’expression, dans une perestroïka médiatique. On a eu subitement l’impression de regarder une autre chaîne télé, d’écouter d’autres radios, de lire d’autres journaux.
Depuis 1962, l’Etat-Parti FLN exerçait un monopole exclusif sur tous les medias. Le journalisme créé pendant l’occupation coloniale puis la guerre d’indépendance, reproduisait la rhétorique révolutionnaire et la sophistique socialiste de l’époque. C’était une plume à pensée unique, engagée et solidaire avec l’idéologie du FLN. Octobre 1988 mit fin à ce monolithisme.
Liberté contrôlée de la presse algérienne
La nouvelle Constitution du 23 février 1989 est venue garantir la liberté d'expression et d’association. La loi 90-07 du 3 avril 1990 instaura une totale liberté de presse en prévoyant "L'exercice du droit à l'information par… tout support médiatique écrit, radiophonique, sonore ou télévisuel". Mais seule la presse écrite a été autorisée à l’investissement privé et partisan, à l’exclusion des médias lourds, télévision et radio. Un Conseil supérieur de l’information a remplacé le ministère de la Communication, le Conseil supérieur de l’audiovisuel n’a jamais vu le jour.
Soucieux d’encadrer la presse privée, “Le Conseil des ministres a décidé d'autoriser les journalistes en fonction actuellement dans les entreprises de presse appartenant au secteur public d'exercer dans les organes qui leur paraissent les plus conformes à leurs opinions et à leur vocation. Leurs rémunérations et l'évolution de leur carrière demeureront garanties par le budget de l'Etat.”
Des journalistes aux ordres du pouvoir sont ainsi restés intimement liés aux services de la police politique. Leur rôle sera de continuer à gérer un système de miroirs qui renvoie au pouvoir l’image qu’il veut avoir de lui-même et montrer aux autres. Ils sont régulièrement briefés pour endoctriner, manipuler, désinformer, intoxiquer, …
Ils reçoivent trois ans de salaire en guise d’indemnités de départ, des avantages bancaires, des exonérations d'impôts, un soutien au prix du papier, des tarifs préférentiels pour l’impression. Les rédactions des nouveaux journaux sont installées sans frais dans les locaux d’une ancienne caserne transformée en Maison de la presse. Les ex-journalistes de l’Etat devenus nouveaux “patrons de presse” se chargent d'exercer eux-mêmes la censure dans les rédactions. Un fossé s'est vite creusé entre ces éditeurs issus de la presse publique, et les jeunes journalistes.
“Face à leurs employés, certains éditeurs établissent des rapports empreints d'un autoritarisme d'un autre âge. Sûrs de leur impunité, ils se conduisent comme des roitelets qui bafouent la dignité élémentaire des salariés ainsi que la législation du travail. Les journalistes et les travailleurs de la presse qui osent défier cette toute puissance des éditeurs risquent tout simplement de perdre leur travail”, dénonce le SNJ (Syndicat national des journalistes).
Malgré un foisonnement de centaines de publications, les généraux algériens continueront de surveiller la presse, en plaçant dans les rédactions des journalistes agents du DRS (Département renseignement et sécurité, ex-Sécurité Militaire). C’est le Service de presse et d’action psychologique qui gère cette infiltration, directement supervisé par le général Mohamed Mediène, dit Toufik, patron du DRS.
En 1990, les responsables de publications qui n'ont pas transité par les journaux du parti unique, et n’ont bénéficié d’aucune aide de l’Etat, se comptaient sur les doigts d’une seule main. Ils seront systématiquement soumis à un harcèlement particulier qui les éliminera de la scène médiatique.
L’âge d’or de la liberté de presse algérienne
En 50 ans d’indépendance, l’Algérie n’aura finalement connu que trois années de réelle liberté de presse entre 1989 et 1991. Le vent de liberté créé par les émeutes d’octobre 1988 a donné des ailes à des journalistes citoyens qui ont démontré un savoir-faire professionnel jusque là étouffé et insoupçonné.
Les journalistes de l’unique télévision nationale (ENTV) ont animé avec talent des émissions houleuses où se sont révélés les nouveaux visages de l’opposition politique, jusque-là coutumiers des geôles et des prisons du régime. Un record absolu d’audience fut atteint lors du duel télévisé entre le leader démocrate et berbériste Saïd Sadi face au leader islamiste Abassi Madani.
Faute d’ouverture du champ audiovisuel algérien, plus de 300 employés dont 70 journalistes quitteront les uns après les autres l’Entv, pour rejoindre les nouvelles télévisions arabes. Dans la presse écrite publique, avant même la création de leurs propres journaux en 1990, les journalistes s’en donnaient à cœur joie profitant de cette liberté de presse pour couvrir le moindre petit événement partisan.
L’action et le discours politique ne trouvent un réel écho que si la presse couvre librement les événements et joue son rôle d’interface avec le public. Les partis islamistes et berbéro-démocrates les plus actifs, faisaient quotidiennement la une des journaux, relayés par la presse internationale. Les écrits des journalistes algériens étaient repris par les agences de presse et les médias du monde entier, avides de curiosité et surpris par cette soudaine liberté de ton et ce réel processus démocratique dans un pays arabo-africain.
Il est indéniable que durant trois ans, cette liberté de presse et d’expression a fait cesser toute violence politico-militaire et toute forme de répression institutionnelle. Les salles et les stades étaient mis à la disposition des partis, la presse couvrait librement les meetings et les activités partisanes, chacun y trouvait son compte. Les premiers journaux privés sont créés au printemps 1990 suscitant un engouement professionnel et populaire et supplantant rapidement les quelques journaux de la presse publique.
Les premières élections communales pluralistes libres de juin 1990 ont été remportées par le FIS. Les résultats ont été normalement avalisés par le gouvernement et les islamistes ont pris possession de la majorité des mairies. Le monde entier suivait avec intérêt cette révolution et la presse algérienne était en première ligne, suscitant étonnement et admiration.
Le premier bras de fer entre l’armée et les islamistes qui ébranla le pouvoir eut lieu en juin 1991, lors de la tentative de grève générale et de désobéissance civile lancée par les leaders du FIS, Abassi Madani et Ali Benhadj. Ce fut un échec mais des manipulations politiques de l’état-major militaire poussèrent à la démission du gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche et l’arrestation de sept chefs du FIS. Le parti islamiste régénéra sa direction et poursuivit pacifiquement sa conquête du pouvoir. Aucune contre violence islamiste ne fut enregistrée, si ce n’est une mystérieuse attaque à la frontière algéro-tunisienne sans lendemain. La presse ne fut pas inquiétée et poursuivit librement son travail d’information jusqu’au coup d’Etat de janvier 1992.
La liberté de presse otage de la violence politique
La victoire du FIS au premier tour des élections législatives de décembre 1991 sonna le glas de la liberté de presse. En destituant le président Chadli Bendjedid et en annulant les élections, les généraux de l’armée algérienne ont durci le ton et mis en marche le rouleau-compresseur de la violence politique. Les premiers à en pâtir, outre les militants du FIS arrêtés et internés sans jugement dans les camps du Sud, sont les éditeurs de presse et journalistes qui se sont vus signifier brutalement la fin de la liberté d’écrire.
Le 22 janvier 1992, des gendarmes font irruption avec armes et fracas dans la Maison de la Presse pour procéder à l’arrestation de journalistes du quotidien El Khabar, suite à la publication d'un placard publicitaire, signé par Abdelkader Hachani président du FIS, appelant l'armée à respecter le choix du peuple. Un an plus tard, le 2 janvier 1993, le quotidien El Watan est suspendu et plusieurs journalistes arrêtés avec la même brutalité, accusés d’avoir révélé l’assassinat de cinq gendarmes.
De nombreux textes répressifs promulgués par la junte militaire réduisent à néant la liberté de presse, notamment le décret d'état d'urgence du 9 février 1992. Le 7 juin 1994, un arrêté interministériel confidentiel, non publié au Journal officiel, radicalise une politique stricte de contrôle de l’information sécuritaire. Les autorités imposent à la presse de se référer «exclusivement» aux seules sources officielles sur les attentats et leurs bilans.
Il est formellement interdit aux journalistes de se référer à d’autres sources, sous peine de suspension du journal et de poursuites judiciaires pour "divulgation d’informations de nature à porter atteinte à la sûreté de l’État et à la défense nationale".
La violence islamiste et la répression des forces de sécurité font des milliers de victimes, mais se mène à huis clos, sans information fiable, laissant la population entièrement livrée aux rumeurs ou à l’unique source étatique émanant de l’agence officielle APS (Algérie presse service). Aucun bilan des pertes de forces de l’ordre ne peut être publié. C’est le black-out total pour, selon les décideurs militaires, "ne pas porter atteinte au moral des troupes", peuple algérien compris dans cette immense caserne qu’est devenue l’Algérie. Les journalistes découvrent aussi un nouveau lieu de rendez-vous : les cimetières. Entre 1993 et 1997, 70 professionnels des médias, dont 52 journalistes, sont assassinés. Une psychose s’est installée. Beaucoup quitteront le domicile familial, les quartiers où ils sont connus.
Le gouvernement met à la disposition des journalistes des "chambres sécuritaires" dans des hôtels. Des éditeurs privés seront logés dans des villas d’une résidence d’Etat, aggravant encore plus leur compromission.
L’anéantissement de la liberté de presse
En quelques mois, le DRS prend le contrôle direct et intégral de tous les médias à travers le Service de presse et d’action psychologique. Il suit personnellement la carrière des responsables et des journalistes, gère les nominations, place des agents dans toutes les rédactions, les imprimeries, la télévision, les radios, etc. Le Conseil supérieur de l’information est supprimé et le ministère de la Communication est placé sous tutelle du DRS.
Le général Toufik s’est imposé, depuis 1992, comme le rédacteur en chef suprême de tous les médias confondus. Les journaux et journalistes qui lui ont contesté cet exercice d’un pouvoir absolu sur l’information ont été éliminés. Ce rôle lui est disputé depuis 1999 par Bouteflika qui s’est improvisé rédacteur en chef de l’APS.
Des comités de lecture sont instaurés dans les imprimeries, chargés de contrôler le contenu des journaux avant leur mise sous presse. Les saisies et suspensions de journaux se font directement à l’imprimerie, avant même d’être justifiées par des décisions administratives. Le monopole de l’État sur la publicité est instauré au profit de l’ANEP (Agence nationale de Publicité) qui contrôle 100% du budget publicitaire étatique. Elle distribue les placards aux journaux choisis selon leur allégeance, leur docilité et les rétrocommissions concédées à leurs parrains militaires.
Les cinq imprimeries d’État, qui exercent un monopole sur l’impression, gèrent les dettes d’imprimerie, la quantité et les horaires de tirage, le rationnement du papier comme des armes de dissuasion contre les journaux désobéissants. La première imprimerie privée créée en mars 1997 a été fermée et placée sous scellés trois semaines seulement après son démarrage.
Le monopole dans la diffusion des journaux de l’ENAMEP (Entreprise nationale des messageries de presse) a causé beaucoup de dégâts, avant d’être court-circuité par des sociétés de distributions privées créées par les éditeurs eux-mêmes.
De 1992 à 1997, on compte une soixantaine de journaux suspendus de parution pour "atteinte à la sûreté de l’État et à l’ordre public", "diffusion d’informations tendancieuses faisant l’apologie du crime et du terrorisme". Beaucoup de journaux, trop libres ou sans protection, ont cessé de paraître sous les coups de boutoir répétés de la censure.
Le lancement de nouveaux journaux a été bloqué par un changement de procédure illégal. Le récépissé de déclaration préalable n’est plus délivré sur le champ par le procureur de la république, mais dans l’attente d’un visa du DRS, via le ministre de la Justice. Le DRS utilise aussi la presse comme une arme dans la lutte des clans, comme ce fut le cas en été 1998 pour pousser à la démission le président Liamine Zeroual et son conseiller le général Mohamed Betchine.
Quant à la presse étrangère, elle est totalement sous contrôle par des accréditations délivrées au compte-goutte, et constamment surveillée par une "protection rapprochée".
Après le coup d’Etat de janvier 1992, l’Etat-DRS a remplacé l’Etat-FLN et mis fin à une éphémère liberté de presse. Une violence politique sans précédent sanglante, hystérique s’en est suivie. L’extrême violence institutionnelle du pouvoir restera intimement liée à la violence contre les journalistes et les éditeurs de presse. Dans le cas algérien cette relation spécifique de cause à effet entre liberté de presse et violence politique est nettement visible et mesurable.
Saâd Lounès
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