Boualem Sansal : "A Mohamed Bouazizi"
Le romancier Boualem Sansal qui vient d’obtenir le prix de la Paix écrit ici une lettre touchante en hommage au jeune Tunisien qui s’est suicidé en signe de révolte contre le régime autoritaire de Ben Ali.
"Cher frère,
Je t'écris ces quelques lignes pour te faire savoir que nous allons plutôt bien mais ça dépend des jours, parfois le vent tourne, il pleut du plomb, la vie nous échappe par tous les pores. A vrai dire, je ne sais trop où on en est, quand on est dans la guerre jusqu'au cou, c'est à la fin qu'on voit s'il faut faire la fête ou porter le deuil. Et là, vient la question cruciale : faut-il suivre ou précéder les autres ; les conséquences ne sont pas les mêmes, une victoire peut tourner court et il est des défaites qui sont le début de vraies grandes victoires. A ce jeu de la mort surprise, il y a le temps d'avant et il y a le temps d'après, mais il y a un seul instant, extraordinairement fugace, pour se décider.
Regarde ces pauvres Yéménites qui se sont réjouis du départ en civière de leur misérable Saleh. Ils se sont dit : il est mort, nous allons enfin vivre. Mais le monstre est revenu à la vie, fou de colère, il sera sans pitié. Les Occidentaux hésitent à le lâcher. Pas de relève à l'horizon, il n'y a que des caciques à l'affût, des djihadistes en embuscade et des tribus armées jusqu'aux dents, on ne fait pas une démocratie avec ça.
Pareil ailleurs, les gens ne savent sur quel pied danser, Kadhafi désespère l'humanité, il refuse de mourir, Boutef désespère Dieu, il refuse de faire sa dernière prière, et que dire de l'Assad, il désespère la Mort, il tue plus vite qu'elle. Qu'il est long le "printemps arabe" et que les jours sont incertains ! Je ne dis rien sur la Tunisie, cher Mohamed, tu es le dernier que je voudrais vexer. Mais tu le sais, les caciques dans ton pays sont comme ça, increvables, malins comme des singes, doucereux comme des assureurs, ils te promettent d'une main ce qu'ils sont en train de t'enlever de l'autre. Ils le tiennent des Phéniciens qui étaient si rusés et si âpres qu'on se demande comment ils ont disparu, si vraiment ils ont disparu.
Bourguiba le grand Suffète n'était que sourires et belles manières, il déshabillait les gens par enchantement. Ce qu'il leur donnait n'était en vérité que choses leur appartenant en propre. Que la femme ait ses droits, quoi de plus naturel. C'est ce qu'il a réussi à faire, donner à la Tunisienne ce qu'elle tenait de Dieu et d'elle-même, la beauté, l'intelligence et la liberté. En Tunisie, on dit "Bourguiba nous a donné...", c'est une erreur, de ces erreurs qui mènent aux dictatures. Si quelqu'un te donne, un autre peut te le reprendre. Le Bourguiba a gardé le pouvoir trente années, autant que le Moubarak et le Saleh, et c'est un Ben Ali, sa créature, qui lui a succédé.
Il est temps d'ouvrir les yeux, il n'y a de liberté que celle qu'on se donne soi-même. Si le successeur de Ben Ali promet la liberté et la démocratie, il faut le chasser, c'est un dictateur. Les Tunisiens ont mieux à faire, n'est-ce pas, que de lui expliquer qu'ils se les sont données eux-mêmes, la liberté et la démocratie, et qu'ils attendent de lui une gestion saine du budget de l'Etat, le reste ne le concerne pas. Donc, pas de discours, pas de religion, pas de trémolos, des actes, point ! Et gare aux notables, ce sont des voleurs de révolutions.
Les autres bandits de la confrérie, les Bouteflika, les Moubarak, les Ben Ali, les Assad et consorts, avaient bien tenté d'imiter Bourguiba, mais n'est pas Bourguiba qui veut, ils revinrent vite à leur vraie nature : le meurtre, la torture, le vol. Jésus a dit quelque chose comme ça : Celui qui fait le vin n'est pas celui qui le boit. Toi, Mohamed, noble et courageux rejeton de Sidi Bouzid, tu as délivré l'étincelle, ta tâche est terminée, il nous revient de finir le travail. Et, croix de bois, croix de fer, nous le ferons, nos enfants vivront dans la paix que nous leur préparons.
Mais voyons le fond. Celui qui ne sait où aller, peut-il trouver le chemin ? Chasser le dictateur, est-ce la fin ? De ta place, bienheureux Mohamed, tout près de Dieu, tu le sais, les chemins ne mènent pas tous à Rome, chasser le tyran ne donne pas la liberté. Les prisonniers aiment quitter une prison pour une autre, histoire de changer d'air et de gagner un petit quelque chose au passage. Et là, tu vois, j'ai peur pour nos révolutionnaires, ils manquent de perspective. En Algérie, en 1988-1989, nous avons chassé le dictateur Chadli, qui n'était pas le pire des bandits, et qu'avons-nous fait après, nous nous sommes jetés dans les bras des islamistes, nous nous sommes adonnés à corps perdus au trabendo, cette petite contrebande cancérigène, et, petits ruisseaux faisant les grandes rivières, nous avons fabriqué des trafiquants planétaires. Est-ce tout ? Que non, que non, nous avons abandonné nos enfants, ils sont allés nourrir les poissons en mer ou se sont perdus dans les cloaques de l'émigration clandestine, sur une promesse de vie stérile et courte. Et tout fiers, nous nous sommes acoquinés à un Bouteflika, le pire des bandits sur terre.
Cher Mohamed, si tu pouvais revenir, dis-leur que tu ne t'es pas immolé pour ça, tu voulais que la dictature et ses ombres, toutes ses ombres, le clanisme et le népotisme comme des camisoles de force, le racisme d'Etat et l'antisémitisme comme seul regard sur le monde, l'islamisme ou l'exil comme seules espérances, que toutes ces choses mortifères disparaissent de notre chemin et cèdent la place à la vie propre, tranquille, chaleureuse, amicale.
Cher Mohamed, cher héros, il n'est pas donné à la même personne d'allumer le feu et de cuire la soupe, mais il est juste que tous y trempent leur pain. Il nous faut nous libérer de nos maux mais aussi soigner les mesquins, les détraqués, les imams fous, les trafiquants. Sinon, on remplacera une élite ignare et corrompue par une élite jargonneuse tout aussi profiteuse, vivant pour l'essentiel en Occident où la démocratie locale les accepte mal, car telle est la démocratie, elle ne reconnaît que les siens, ceux qui se sont battus pour elle. J'ai l'impression que les choses se passent ainsi dans ce monde arabe qui tente de se réveiller de plusieurs siècles de rêvasseries et de despotisme, mais c'est vrai que dans le fracas et la fumée des répressions, on distingue mal le vrai du faux. L'urgent est impérieux, il empêche de voir loin. C'est cela que je voulais te dire, cher Mohamed. Si tu pouvais te manifester pour nous éclairer, ce serait bien. Là-haut, vous savez l'avenir du monde."
Boualem Sansal
Article paru dans l'édition du Monde du 15 juin.
Commentaires (5) | Réagir ?
Cher compatriote Boualem,
En réaction à tant de sobriété et de justesse dans les mots, je me hasarde à te décrire, en quelques gouttes éparses, cet océan d'amertume dans lequel je baigne nuit et jour, perdu dans cet exil que je croyais fait pour les autres, pour les méchants honnis et bannis des leurs. Je ne porte aucun deuil sinon le cauchemar d’une triste lâcheté qui me poursuit, celle de n'avoir jamais su comment ni quoi faire pour le bonheur des miens, proches ou lointains. Le jeu de la mort stupide nous a tous chassés. Ce jeu que des imbéciles au pouvoir ont inventé pour tuer et faire tuer des innocents pour quelques litrons de pétrole vendus à l'occident. Il me revient à la mémoire ce jeune d’Azazga qui, en lettres de sang, avait écrit « liberté » sur un « mur des lamentations » que les dieux ne connaissent pas, car trop loin de la Mecque et de Jérusalem. Je pense au petit Abdelkahar Belhadj, sacrifié au nom du combat contre cette même « liberté» que d’autres réclament au prix de leur vie.
Lequel de ces enfants, doit-on le plus pleurer Boualem? Dis le moi ! Lequel de ces enfants est plus Algérien que l'autre? Dis-le moi aussi ! Lequel de ces enfants aurions-nous pu sauver ? Quelle Algérie triomphera demain ? Celle du message de liberté d’Azazga ou celle de l’aliénation de tant d’Abdelkahar, formatés au Djihad contre l’impie ? Dis le moi Boualem ! Laquelle de ces causes diamétralement opposées sera le symbole de l’Algérie de demain?
Des enfants Belhadj, le pouvoir en fabrique à la pelle chaque jour. Nul besoin d’aller dans les mosquées, Il n'y a qu’à regarder Canal Algérie pour s'en persuader. Des enfants d'Azazga, nous en produisons de moins en moins Boualem, le sais-tu ? Ainsi l'ont voulu nos maîtres, ceux qui ont fait croire aux imbéciles qui se sont succédés à El-Mouradia qu'ils pouvaient régner sur la terre des hommes libres et en confisquer langues, richesses, urnes et libertés.
Non Boualem ! Ceux sont eux qui allument le feu, eux qui font cuire la soupe pour la petite famille révolutionnaire, et eux qui nous jettent des cuillerées éparses comme on jette un os à une meute de chiens affamés.
Nous sommes affamés Boualem ! Le sais-tu ? En prends tu la juste mesure ?
Affamés de pain ! Affamés de liberté ! Affamés de joie de vivre ! Affamés de fraternité ! Affamés du monde qui nous entoure et qu'ils nous interdisent de fréquenter, sauf par le canal de l’exil ou celui de la harga ! Faut-il invoquer les cieux pour savoir cela Boualem ? Là haut, ils ne savent rien, ni de notre passé ni de notre avenir, même si tous les imposteurs font d’eux des complices pour mieux nous faire supporter le poids des malheurs qu’ils abattent sur nous.
Là haut, ils ne se mêlent jamais de rien, tu le sais bien ! Nos démiurges, rusés et stupides en même temps, ces DRS de l’ombre, le savent aussi. Et Bouteflika, celui que tu surnommes le brigand, n'est qu'une piètre copie d’un Pinocchio sans âme auquel on a coupé le nez pour empêcher que les mensonges amplifiés du « message » le fassent déborder du palais d'El-Mouradia.
D’autres ne nous ont-ils pas déjà avertis d’ailleurs? L'islamisme ravageur a de beaux jours, de belles années et de beaux siècles devant lui, car c'est quoi donc un islamiste sinon un musulman qui s'évertue à faire de la politique et à vouloir codifier la vie des hommes en se référant à des messages venus d'un autre temps, et que des cerveaux formatés et nourris à la mamelle de la niaiserie humaine, ont su colporter de siècle en siècle pour atterrir un jour sur la terre des hommes libres ?
« Je ne ferais rien qui remette en cause le moindre verset du Coran !», avait lancé le brigand à une question sur le code de la famille. Qui d’autre qu’un islamiste convaincu oserait pareille repartie ?
Oublions tout ça Boualem ! Ca fait trop mal d’y penser ! Juppé est à Alger. Quelle cause défendra-t-il auprès des voyous aux commandes ? Celle des indigènes que nous sommes à leurs yeux nous sommes, ou celle de ce pacte infâme passé entre nos anciens et nos nouveaux maîtres pour perpétuer nos servitudes et en accommoder les contours présents à ceux d’un passé récent ?
Quant à toi, moi, Mohamed, et tant d’autres, sans croix de bois, ni croix de fer, sans paradis, ni enfer, nous le ferons ! Car nos enfants, les tiens, les miens, ceux des Hommes libres, vivront dans la paix que nous leur préparons sous d'autres cieux que ceux hérités de leurs ancêtres. D’ailleurs, sait-on vraiment qui ils sont ces ancêtres que d’autres ont choisi pour nous? Ils étaient d’abord Gaulois, n’est-ce pas ? A notre insu, les voilà mutés en Mahométans intolérants ! ?
En attendant que d'autres encore nous créent une affiliation à «onques» démons,
Osons rêver d’un monde sans ces décibels nocturnes d’« Allah-Akbar » provocants !
Et entre nous, que peut bien valoir une vie qui ne se vit pas à contre-Coran ?
Le sauront-ils un jour, ces petits guignols qui nous servent de gouvernants ?
Cher Madani, votre contribution, édifiante par sa réalité et sa profondeur, constitue, pour moi, un recadrage sociologique de la torpeur intellectuelle qui caractérise l'article de notre compatriote Boualem que je respecte au demeurant. Je lui conseille vivement de s'inspirer de ces écrits autochtones je puis dire plutôt que de s’enticher jusqu’à l’aveuglement de l’intelligentsia parisienne.
Cher frère Sansal,
Que ce soit à travers des mots doux où des mots feutrés de dégouts et quel que soit l'auteur qui vient de chacun d'entre nous, nous peuple, sentons ces égouts depuis que ces dictateurs et ces tyrans ont choisi de rester debout. Il n'y a point de repos dans nos esprits si vivants et si innocents tant que nous baignons dans le néant. Heureux celui qui manipule le verbe sans avoir l'aval des tyrans sales et encore plus quand il s'appelle Sansal.
Votre liberté ainsi que votre stylo vous procurent apaisement et solutions quand nous restons en désillusion sous les bottes de sicaires du régime.