Lettre à M. Larue, rapporteur des Nations unies

Lettre à M. Larue, rapporteur des Nations unies

Mohamed Benchicou, directeur du quotidien Le Matin, suspendu, s'adresse au rapporteur spécial du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, Frank La Rue, arrivé samedi à Alger, pour une enquête sur la réalité des libertés en Algérie.

Je vous écris d’un des dernier coins d’expression qui me reste encore ouvert dans ce pays où vous venez enquêter sur l’état de la liberté de presse et d’opinion. J’y suis pourtant directeur d’un des plus grands quotidiens. Mais vous aurez à le constater, M. Larue, l’Algérie est un formidable havre d’espoir et d’hypocrisie. Une terre emportée par les audaces et les amnésies, ce qui nous expose aux plus terribles extravagances, dont celle-là qui voudrait qu’un directeur de journal soit interdit d’expression, son journal fermé, ses livres prohibés, tous ses livres, dont le prochain, un roman intitulé « Le mensonge de Dieu », déjà mis sous scellé par le gouvernement qui vous a invité. Ou celle-là, cette autre singularité de ces temps sans mémoire qui me voit aujourd’hui alerter un rapporteur spécial des Nations unies sur un fait majeur qui aurait dû figurer naturellement dans son agenda. J’avoue ne pas savoir au juste à quoi correspond la mission d’un « rapporteur indépendant » ni la portée du rapport qu’il entend soumettre au Conseil des droits de l’Homme. Mais ayant cru comprendre que vous tenez à vous forger « une opinion éclairée sur la liberté d'opinion et d'expression en Algérie, il m’a semblé indispensable d’éviter à l’enquêteur que vous êtes, le handicap de repartir d’Algérie sans y avoir pris connaissance du plus grand viol de la liberté de presse jamais commis en Algérie depuis vingt ans.

Je veux parler de l’interdiction du principal quotidien d’opposition, un arbitraire qui dure depuis sept ans et dont personne, pourtant, n’a cru devoir vous entretenir.

Ce quotidien, M. Larue, s’appelle Le Matin et j’ai l’insigne privilège de l’avoir dirigé depuis sa fondation. Sa décapitation fut d'une sauvagerie inouïe : sa parution interdite, ses biens saisis, l'immeuble qui l'abritait vendu aux enchères, ses travailleurs largués à la rue, son directeur jeté en prison. J'étais en prison, depuis un mois déjà, quand j'appris sa disparition, décidée par le gouvernement, au milieu des larmes de lecteurs amputés d'une espérance, des pleurs hébétés des employés dépossédés de leur âme et de leur gagne-pain, de la solitude impuissante des journalistes orphelins d'un idéal.

Sans doute le choix que nous avons pris d’écrire et d’informer au rythme des salves de colère d'un peuple déchiré n'offrait-il pas d'autre destin que de tomber, un jour ou l'autre, au champ de bataille d'une guerre sans nom. Le Matin a été crucifié pour avoir été, par moments, la voix de ceux qui n'en avaient pas, les jeunes condamnés au chômage, les travailleurs méprisés, les populations dépouillées de leur avenir, les femmes spoliées de leurs droits. C'est cela, plus la défense de nos cadres, médecins, enseignants, souvent persécutés, parfois emprisonnés et brisés, toujours humiliés, poussés à l'exil et à l'abandon d'un pays privé alors de sa matière grise, de ses chercheurs, de ses scientifiques. C'est tout cela, ajouté aux dénonciations de tortures pratiquées honteusement sur des Algériens, au soutien à la révolte kabyle de 2001, aux enquêtes sur les malversations financières et sur les connivences louches qui mettaient en cause le cercle présidentiel, c'est tout cela que le journal a payé de sa vie.

Le Matin a payé de sa vie pour avoir porté la plume dans la plaie, devoir suprême du journaliste selon Albert Londres. Il se trouve, M. Larue, que les plaies ne manquent pas sur le corps de la malheureuse Algérie et le Matin les fouaillait avec alacrité et insolence, sans aucun souci de prudence, avec, je l’avoue, cette ivresse indomptable du jeteur de pavé.

Ce gouvernement qui vous a invité, M. Larue, ne nous a rien pardonné de nos impertinences, ni notre obstination intraitable à désigner le monstre islamiste, ni nos dénonciations de la corruption et de l'injustice, ni encore moins l'idée d'écrire un livre démystificateur, Bouteflika une imposture algérienne, le livre que le président ne m'a jamais pardonné et qui, autant que les écrits du Matin, est à l'origine de la terrible répression qui s'abattit sur ma modeste personne.

Mais de tout cela, M. Larue, personne ne vous parlera parmi ceux qui, officiels algériens, représentants de la société civile, directeurs de journaux ou journalistes, que vous êtes appelés à rencontrer. L’homicide contre Le Matin relève désormais du souvenir encombrant dont chacun souhaite être délivré, le gouvernement parce qu’il l’a perpétré, les membres de mon honorable confrérie parce qu’ils l’ont couvert de leur silence.

Il est jusqu’au Département d’Etat, dont je présumais d’une certaine vigilance, pour contribuer à l’oubli, omettant de citer Le Matin parmi la liste des victimes du harcèlement du gouvernement algérien.

Bien entendu, je ne regrette rien de ce que nous avons fait. Par la persistance de ses refus, je crois que ce journal a aidé à réaffirmer, au cœur d'une époque incrédule, contre les connivences et les basses lucidités, l'existence de la parole libre sur la terre de mon pays.

Aujourd'hui encore, je pense que la disparition dans l'honneur du Matin apporte plus à la cause de la liberté qu'une existence dans l'indignité.

J’inscris cette décapitation dans le prix à payer dans la recherche de ces hypothétiques sources de lumière pour notre peuple. C’est un processus long et coûteux. Et je crois qu’en dépit de tout, notre pays a la chance de pouvoir bâtir une presse libre.

Aussi ma lettre n’entend-elle pas se résumer aux sarcasmes, nombreux en cette période de désenchantement, ni céder aux humeurs acariâtres. Pour avoir travaillé sous l’ère de la presse unique, je sais que tout est préférable à une presse unique, même une presse indépendante qui s’est égarée dans les bras de la régence et qui en est revenue souillée. Il faut avoir vécu la tyrannie du bâillon, la tyrannie d’une presse d’État, sa censure, ses mensonges, son mépris pour le citoyen. Il faut avoir vécu cette presse de la tromperie et des vérités cachées pour réaliser le poids d’un terrible privilège : avoir une fenêtre sur les vérités cachées. Pouvoir encore lire que des compatriotes observent des grèves, qu’ils manifestent, crient leur colère ou leurs espoirs. Suivre les feuilletons d’un pouvoir corrompu, la saga d’un wali prévaricateur, les méfaits de notables concussionnaires, toutes ces nouvelles du pays réel que ne diffusent pas les grands médias du pouvoir, et qu’on ne retrouve que dans les pages de journaux indépendants. Où pourrait s’exprimer une société mécontente et interdite de télévision et de radio s’il ne subsistait des micros encore ouverts, ces journaux libres qui restent les ultimes porte-parole d’une terre persécutée ?

Mais puisque vous envisagez de transmettre au gouvernement algérien des recommandations en matière d’ouverture médiatique, incluez, je vous prie celle de ne pas s’illusionner sur Le Matin : jamais il ne se taira sur l’arbitraire qu’il a subi. Son supplice restera à jamais une tâche noire sur la face de nos gouvernants. Eux partiront. Le Matin renaîtra.

Et si d’aventure, vous pourriez accélérer le processus, sachez que Le Matin est apte à reprendre sa route dès aujourd’hui.

Je vous souhaite grand succès dans votre mission.

Mohamed Benchicou

Directeur du Matin

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Commentaires (3) | Réagir ?

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mos osm

Lettre de l'Africain non pas perplexe mais resolu. Il se trouve toujours quelqu'un pour déranger les calculs les plus soigneusement établis par les tyrans. Merci maitre pour cet esprit de suite.

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Noura Noura

Je suis tellement émue et touchée par ce message de M Benchico.

Je me rappelle encore, quand on se rassemblait, moi et mes amis, au lycée pendant le moment de la récré pour lire et feuilleter les articles du Matin! C’était mon journal favori de toute la presse indépendante. ça nous permerttait de s'informer et d'enrichir notre vocabulaire de la langue!

Et combien j'étais déçue et attristée en apprenant la nouvelle de sa suspension et le sort qu'a subi M Benchico, ce jour-là je me suis dit et me suis juré, que je ne pourrai jamais vivre ma vie dans MON propre pays, car je savais que les rêves et les ambitions qui m'animaient ne seront jamais réalité sur la terre de mes ancêtres, car je savais que mes chances de les exaucer étaient très infimes, si ce n'était Impossible!

Aujourd'hui, vivant à l'étranger, je continue toujours de consulter le journal le Matin électronique, mais j'ai une grande nostalgie aux chroniques de SAS et les différents articles de jadis!

Longue vie à vous Monsieur BENCHICO et à tous les journalistes algériens qui militent pour une vraie liberté d'expression. Une pieuse pensée aux journalistes assassinés par les intégristes et par l'état et dont je regrette énormément la disparition, une grande perte pour notre culture, notre pays, notre presse et notre liberté d'expression!!

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Karim saadi

Mr Benchico, Un grand bravo au maitre de l'écriture, de la pensée libre, de l' intégrité morale et j'en passe, que vous êtes, votre combat ne restera pas vain, malgré tous coups que le pouvoir criminel, vous assène, tout le monde sent venir sa fin, les jours du régime criminel d'Alger sont comptés, et comme vous dites le Matin renaitra de ses cendres quand il réapparaitra sur le papier, mais croyez moi Mr Benchico, à l'instar de nos martyrs, le Matin est aussi un martyrs qui est toujours et restera aussi vivant à l'éternité. Bravo pour cette magnifique lettre qui décrit tout la réalité dévastatrice de ce pouvoir colonial imposteur d'origine marocaine, qui détruit notre pays depuis 1962, comme il a trahi et tué nos martyrs, le titre de votre livre est très révélateur de cette imposture "Bouteflika une imposture algérienne" que j'aimerai lire. Il faut que l'Algérie se libère des colons marocains qui nous ont envahi en 1962 et pris le pouvoir par la violence.