Le temps qu'il fait
Dans son dernier ouvrage, Elias Sanbar, brillant intellectuel palestinien, né à Haifa aujourd'hui ville israélienne, nous livre des textes d'une facture remarquable, écrits dans une belle langue, fluide, littéraire, maniant avec bonheur l'humour, l'auto-dérision et la poésie: articles, mini-essais, réflexions, récits autobiographiques. Un dictionnaire amoureux de la Palestine, c'est-à-dire un livre à la fois subjectif et encyclopédique. Dire la Palestine, à travers les lettres de l'alphabet, dire surtout la Palestine réelle, « démystifier un pays ». Le choix de la forme épouse selon lui parfaitement la structure et la géographie palestiniennes, éclatées, éparpillées, multiples.
La Palestine c'est un simple pays. L'histoire en a fait le lieu tragique d'un conflit qui dure depuis des décennies. Deux thèmes traversent ce dictionnaire: l'absence et la disparition. D'ailleurs, c'est avec l'article « Absence » que nous entrons dans le vif du sujet. L'absence ou plutôt « l'injonction d'oubli ». La Palestine a été effacée en 1948 . Elle a tout simplement disparu, comme terre, comme pays, comme peuple, comme nom. Une terre sans habitants, une terre vide. La Palestine gommée, les Palestiniens ont été sommés d'oublier le passé, de « s'intégrer » dans les pays arabes qui les accueillent. Après tout, ce sont des Arabes.
Plus de quatre cent villages détruits, les noms des villes transformés, l'histoire falsifiée. Pendant un demi-siècle, il a fallu reconquérir un nom, un histoire, chercher une « visibilité », une existence, mise à mal par « cette incroyable machine à fabriquer de l'absence » qu'est Israël. Prononcer le nom de « Palestine » prenait valeur de résistance. Le dictionnaire rend compte de cette quête de visibilité qui a permis aux Palestiniens de sortir de cette assignation à l'oubli. De reconquérir un nom. Sanbar dit avoir trouvé dans cet exercice « un beau territoire » où raconter sa Palestine, un territoire aux multiples échos qui fourmille de références.
Il évoque les rencontres qui ont jalonné sa vie, en particulier Mahmoud Darwich, « le bel ami aujourd'hui disparu » dont la présence et la poésie l'accompagnent. Le poète, à l'étroit dans cette terre,qui faisait lever les foules quand il déclamait des vers était en quête de « l'immensité universelle » afin de mieux retrouver et dire sa Palestine. Cette quête d'universalité, Sanbar l'aborde longuement à travers sa propre trajectoire d'exilé. Loin de considérer l'exil uniquement sous l'angle de la perte et de la souffrance, il s'en est emparé et en a fait une force, une incroyable « chance ». Car l'exil peut aussi être ouverture sur le monde. Il peut « devenir jubilation qui vous apprend une forme de liberté ». A condition de ne pas se laisser emprisonner par la nostalgie et la douleur de la perte.
D'ailleurs, nombreux sont les Palestiniens qui ont pu voyager, découvrir le monde, apprendre plusieurs langues du fait de cet exil forcé et du même coup prendre de la hauteur par rapport à un certain rapport à la nation: « dira-t-on jamais combien l'appartenance à une seule nation, la vie avec la pesanteur des pays établis peut plomber le sentiment de l'appartenance à l'espèce entendue dans son acception la plus universelle, celle des humains? »
De poésie, d'universalité, il en sera question tout au long de cet ouvrage, généreux comme un viatique, tendre comme une déclaration d'amour.
De religion, aussi bien sûr. Elias Sanbar, de culture chrétienne, décrit un aspect de la religiosité palestinienne, un peu méconnu, notamment ce « christianisme de proximité » qui l'amène à considérer le Christ comme un personnage familier, « le fils du voisin », né et élevé dans le même univers, les mêmes paysages. Car cette terre de Palestine, mystique, sainte entre toutes, est aussi pour les Palestiniens, un pays comme les autres, fait de « ciel et de terre ». Un pays concret. Un pays réel. Un pays où Darwich rêvait qu'un jour, il pourrait, assis sous un figuier, parler avec son ami « du temps qu'il fait et des nuages qui passent ».
Keltoum Staali
Dictionnaire amoureux de la Palestine
Elias Sanbar
Dessins d'Alain Bouldouyre
Plon
24,50. 496p
Commentaires (8) | Réagir ?
Cet "auteur a l'aire bien nourit mais aussi et surtout pas du tout souffrant! Les palestiniens ont fait de leur "occupation" un fond d'investissement à rentabilité croissante!
- Visa pour la haine -
Un récit concis et dense, un sujet bouleversant et incroyable, un roman sociologique qui pose avec acuité le danger et la destruction de l’endoctrinement.
Le dernier roman de Nassira Belloula Visa pour la Haine, paru aux éditions Alpha en 2008, mérite doublement qu’on s’y attache, pour l’histoire incroyable qui s’y raconte, l’écriture passionnante et forte et cette fin si inattendue du roman. D’emblée, dès l’incipit, le ton est donné, dynamique et rude : « Octobre 2004, New York, la rue s’allonge dans une blancheur effrayante, s’étirant dans le néant. Je ne sais plus où j’en suis. Je sens que la mort rôde, collée à moi comme du vomi.
Cette violence que le vent fait naître comme une douleur compulse mes sens. Voilà des heures que je promène un regard obstiné, qui se dilate comme un œil progressif devant les feux des voitures qui éclaboussent mon espace… » Le roman, en un flashback captivant, nous fait traverser Bab El-Oued, Ouled Allal et Sidi Moussa, les maquis de Chréa pour se retrouver confrontés au terrorisme international, les caches en Afghanistan, en passant par les camps d’entraînement à Karachi (Pakistan) et les bombardements américains en Irak, mais aussi la Syrie, Le Caire et enfin New York où la vie du personnage principal, Noune, s’écroule. Durant ce périple international, Noune va partager le sort des femmes musulmanes, celui des opprimés, haïssant les puissances occidentales qui sévissent en Irak, apprenant le maniement des armes, trouvant l’amour dans les bras de son instructeur, pourtant, la vérité qu’elle découvre l’horrifie, luttant contre un chef islamiste, terriblement rusé et cultivé. Mais revenons au début de l’histoire, et c’est celle d’une adolescente au prénom original de Noune qui croque la vie à pleines dents dans ce quartier de Bab-El-Oued avec l’insouciance de ses quatorze ans.
Elle s’accroche jalousement aux photos des chanteurs orientaux collées sur ses murs et s’écroule sous des soupirs en lisant des romans d’amour. La hantise de Noune, sa seule hantise, est de ne pouvoir poursuivre sa scolarité, d’être enfermée à la maison, d’être mariée de force. Ses ambitions sont à la limite de sa volonté. Or, ce qu’elle ne pouvait pas prédire, c’est la déferlante terroriste qui va s’abattre sur le quartier de Bab-El-Oued, envahissant chaque ruelle, chaque bâtiment, chaque maison, chaque famille, emportant le tout dans une violence inouïe. Peut-être que certains vont dire « encore un livre sur le terrorisme ». Cela n’a rien à voir ; Nassira Belloula s’est inspirée, certes largement, des années d’enfer que nous avions traversées, mais ce roman est d’une écriture simple, poétique, romanesque, et le personnage créé par elle est un personnage fort et attachant, un roman qui s’inscrit dans la lignée des grands textes romanesques et non pas dans un quelconque prétexte graphique. Une jeune femme pleine de ressources dont le parcours imaginaire et incroyable va nous plonger dans une extraordinaire histoire. Lorsque la violence pénètre dans la famille de la jeune fille par le biais de ses frères, tous fanatisés par l’extrémisme, et par ses deux sœurs, elle pensait y échapper encore.
Puis, il y a le mariage de sa sœur Souha avec un « émir » féroce qui après la mort de Souha va entraîner la jeune Noune dans l’aventure islamiste. Celle-ci avait juré à sa sœur mourante qu’elle prendrait soin de son bébé, à qui elle n’a pas eu le temps de donner un nom et qui sera prénommé donc Hanouni, une promesse qui va être fatale à la jeune fille qui va se retrouver au maquis, puis en prison, bénéficiant d’une grâce (la loi de la rahma). Elle sera donc remise en liberté, avec le lourd fardeau d’un passé de terroriste, elle qui n’avait fait que se défendre et tenter de se préserver. Ce passé va faire d’elle une « héroïne » pour certains, ceux qui vont l’endoctriner davantage et faire d’elle cet agent inespéré, fidèle jusqu’au sacrifice final et total. Pour ceux qui ont perdu des enfants dans ce conflit, elle est « maudite ». Cette marginalisation va hâter ses choix, elle qui a vécu la violence extrême dans sa chair : sa mère devenue folle, son père égorgé dans les escaliers à cause de son alcoolisme, les frères tous disparus, l’ami d’enfance, « son amoureux » devenu un « Ninja » (commando policier) s’éloigne aussi d’elle, finalement un cercle vicieux où se mêlent alors colère, rage et haine. Si dans ce roman les femmes sont les premières victimes de cette guerre, traitées inhumainement, des esclaves sexuelles, happées par la machine terroriste, elles sont parfois partie prenante dans ce conflit qu’elles n’arrivent pas à situer ni à comprendre, juste qu’elles s’accrochent aussi à l’illusion comme les sœurs de Noune, des vieilles filles, enfermées, sans instruction, sans projet d’avenir, pensent enfin être admises dans un projet de société égalitaire, parfois n’ayant pas conscience d’être utilisées par les frères islamistes pour arriver à leurs fins.
Nassira Belloula nous fait vivre le terrorisme de l’intérieur, à travers les yeux de Noune, qui, confrontée au pire, va choisir le pire. Un roman sociologique qui pose avec acuité le danger et la destruction de l’endoctrinement, des êtres broyés par un intégrisme implacable qui profite de la misère humaine mais surtout l’échec d’une société entière confrontée à l’absence d’une réelle prise en charge sur tous les plans ; c’est l’échec d’un système qui est mis en exergue ici, tout comme le danger extrémiste. Nassira Belloula accomplit un extraordinaire pari, un travail éloquent sur la langue, un texte franc et audacieux où s’opère l’alchimie du verbe et du romanesque. Il y a certes de la révolte et de la colère, de la retenue et de la sobriété dans ce roman, il reste aussi l’un des meilleurs textes écrits ces dernières années.
Rachid Hamatou
Visa pour la haine de Nassira Belloula
Editions Alpha