Ali Brahimi, un des détenus d’avril 1980 : « Ce fut une nouvelle ère dans l’histoire de l’Algérie »
Cela fait trente ans que l’Algérie a connu les premiers mouvements de protestation depuis son indépendance. Quel regard portez-vous sur ces semaines de folies du printemps 1980 ?Ali Brahimi :
Petite rectification pour l’histoire. Il y a eu pas mal de «mouvements de protestation» avant 1980 même si le régime de Boumediene avait globalement réussi à mater et contrôler la société ou en faire adhérer une partie à sa démarche. Période riche à défricher. La contestation n’a jamais cessé. Citons les dissidences internes au Mouvement national PRS, l’UDRS, FFS, ORP, MDRA… les importantes luttes estudiantines de 1971 avec la dissolution de l’UNEA, les soubresauts de l’UGTA et même des velléités de mouvements féminins. Soulignons toutefois que ces luttes engageaient de part et d’autre surtout des fractions du Mouvement national anticolonial. Celles-ci s’accordaient fondamentalement -même celles revendiquant formellement le multipartisme- sur une conception autoritaire et hégémoniste du pouvoir. Question méthode de lutte, le recours à la violence est chez elles une posture philosophique récurrente.
Pourtant Tafsut (le printemps) de 1980 sera autre chose…
Oui. Totalement. Né d’une massification de la demande culturelle amazigh dans les années soixante-dix, le printemps 1980 ouvre carrément une nouvelle ère dans l’histoire de l’Algérie. Il consacre l’irruption de la génération de l’après-guerre sur la scène politique autour d’une nouvelle perspective historique, celle du combat pour la démocratie, le pluralisme et les droits de l’Homme. Les objectifs sont nouveaux sinon entièrement renouvelés ; l’option est franche pour une lutte pacifique engageant massivement des pans entiers du peuple ; le moment matérialise une véritable dissidence civile à caractère populaire sous la conduite de l’élite intellectuelle et de l’université.Structurée autour des droits identitaires et culturels amazighs en particulier et des libertés et droits de l’Homme en général, Avril 80 est une remise en cause du système autoritaire de type crypto-soviétique de l’époque.Survenant à un moment paroxystique de l’emprise idéologique du parti unique, la révolte populaire de 1980 dément l’hégémonie idéologique arabo-islamiste et révèle une société indomptée. Elle préfigurait la chute du système du parti unique. La manière féroce avec laquelle le «printemps» berbère a été accueilli par le pouvoir en place et les tergiversations et répressions opposées, depuis lors, aux revendications amazighes, montrent combien la génération du Mouvement national -qui a gagné la guerre anticoloniale- est en panne de prospective, de renouvellement et d’adaptation historiques.Ne pensez-vous pas que ces événements ont créé une sorte de déclic pour les événements qui ont suivi, notamment octobre 1988 ?
Quand à son effet sur l’histoire contemporaine de l’Algérie, Avril 80 marque l’avènement de la lutte de masse pour la démocratie et les libertés. Il a inspiré, structuré et orienté ou déterminé toutes les répliques sismiques des années quatre-vingt jusqu’à aboutir, en 1989, au multipartisme. De manière générale, le jour où l’histoire pourra s’écrire dans la sérénité de l’apaisement des passions humaines, chacun constatera que la cause berbère a été, depuis 1926, tout bénéfice pour la nation algérienne et l’Afrique du Nord, aussi bien au service du combat indépendantiste que pour la lutte contre la régression fondamentaliste.
Est-ce que les objectifs qui ont conduit au déclenchement des événements d’avril 1980 ont été atteints ? Les événements qui ont suivi, notamment les émeutes déclenchées après l’assassinat de Lounes Matoub en 1998 et, plus tard, les événements de Kabylie de 2001 ne constituent-ils pas, à vos yeux, une sorte de réplique à un séisme, celui de 1980 ?
Loin s’en faut, le bilan confirme un combat de longue haleine contre une adversité pinailleuse qui ne se dément pas. Au fil des batailles livrées par le Mouvement amazigh, sur près de quarante ans, nous avons aussi découvert que la réhabilitation définitive de l’identité, de la culture et de la langue autochtones de l’Afrique du Nord, ou de Tamazgha si vous voulez, passe par une véritable refondation de l’ossature du modèle étatique hérité du colonialisme français. Nous sommes condamnés, pour régler cette question mais aussi nous développer, à décentraliser et régionaliser l’organisation de nos Etats, chose plus conforme à la sociologie de notre peuple. Des acquis, certes, il y en a d’importants, comme le droit à l’enseignement, l’intrusion furtive et aléatoire de la langue dans la sphère de la communication, l’immense article 3 bis, etc. Mais rien n’est de nature à rendre irréversible le complexe processus de réhabilitation surtout au vu de la volonté politique pour le moins timorée qui handicape cette cause et du contexte international d’accélération de la mondialisation culturelle. La révolte de juin 1998 et la tragédie du printemps noir prouvent que la réplique sismique peut atteindre un seuil de violence qui dépasse celui de la secousse initiale lorsqu’un pouvoir s’obstine à reconduire un déni arbitraire de cette importance. Cette configuration sociopolitique demeure malheureusement largement en place aujourd’hui. A la différence du Maroc où les pouvoirs publics semblent savoir, au moins à moyen terme, ce qu’ils veulent, l’Algérie officielle -celle qui préside aux destinées de l’Etat et de la nation- donne l’impression de n’avoir aucun programme pratique pour concrétiser les engagements pris dans sa Constitution. On pouvait, avant 2002, comprendre que la politique du pouvoir algérien sur la question berbère soit essentiellement réactive. Après cette date historique, sauf à compter sur une hypothétique érosion de la cause par le temps, l’avènement, le contenu et l’engagement juridique solennel de l’article 3 bis commandent à l’autorité officielle en charge de l’Etat de concevoir le programme et d’arrêter la démarche et les échéances de prise en charge de ce dossier lourd pour l’avenir du pays.Trente ans après, tamazight est devenue langue nationale. Elle est enseignée, même de manière un peu mitigée, à l’école. Doit-on, selon vous, arrêter de faire de cette question une revendication ? Ou plutôt continuer à demander plus au risque d’en faire un registre du commerce ?
Il y a un proverbe kabyle qui dit qu’il ne faut jamais lâcher le tambour dans l’eau. Vous en ferez un instrument muet et malléable à souhait.La langue amazighe est enseignée mais dans un savant désordre où règne l’incertitude et se profile une implosion recherchée des forces vives de la cause. En ce trentième anniversaire du 20 avril 1980, le statut d’enseignement obligatoire et généralisé à tous les territoires berbérophones de l’Algérie est le meilleur mot d’ordre central.Cantonné essentiellement à la Kabylie de Tizi Ouzou-Bouira-Béjaïa, en voie progressive d’extinction dans les treize autres wilayas de l’expérience des années quatre-vingt-quinze, l’enseignement du tamazight est, d’année en année, balloté entre plus ou moins d’élèves, de postes budgétaires et de salles de classe ou d’écoles… Contre toute pédagogie scientifique, l’enfant amazigh ne reprend contact avec sa langue maternelle qu’en quatrième année primaire avec le risque de perdre ce droit lors du passage au CEM et/ou au lycée… Le statut facultatif de l’étude de la langue y compris dans les régions «amazighophones» est un poignard dans le dos d’un droit constitutionnel chèrement payé… Des enseignants de tamazight de Batna n’ont pas perçu de salaires depuis l’automne 2009. Institution officielle en charge de la formation des enseignants pour le compte du ministère de l’Education nationale, l’ENS refuse, depuis des années, de révéler à ses recrues la possibilité réglementaire de devenir enseignant de tamazight comme en témoignent ses fiches de vœux illégalement tronquées de l’option pour la filière amazigh… L’accès à un emploi d’enseignant dans le secteur de l’éducation nationale est refusé à des centaines de licenciés en tamazight livrés au chômage sous un fallacieux prétexte de compétence pédagogique. Qu’est-ce qui empêche donc le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique d’intégrer méthodologie et pédagogie d’enseignement dans ses programmes de licence amazigh ? La controverse sur la transcription de la langue est entretenue.Au lieu de matérialiser les engagements qu’il a pris envers toutes les variantes régionales de tamazight à travers l’article 3 bis de la Constitution, le pouvoir donne l’impression de vouloir réduire l’amazighité à la seule Kabylie, voire installer la discorde entre les différentes entités «amazighophones» et, si possible, contre la région fer de lance de cette revendication.Vous le voyez, les motifs de vigilance ne manquent pas. Pour l’essentiel, c’est plutôt le pouvoir qui fait de «l’anti-amazighisme» en général et de «l’anti-kabylisme» en particulier un fonds de commerce pour continuer à diviser pour régner. Mais il y en a aussi dans nos rangs qui excellent dans ce sport. En tout cas, les citoyens savent faire la différence, par les actes et les paroles, entre ceux qui ont vécu pour le combat amazigh et ceux qui en ont profité sans véritable sacrifice ou constance. Même dans l’engagement pour la plus noble des causes, les critères de l’intégrité morale et de l’éthique politique doivent rester des tamis essentiels.Une question plus personnelle. Vous étiez détenu, en compagnie de 23 autres personnes en 1980. Avec du recul, ce sacrifice valait-il la peine d’être fait ?
Lorsque l’on a persisté, trente années durant, avec constance et loyauté, malgré la répression et la précarité sociale, dans un engagement pour lequel on s’est exposé à la torture et même à la peine de mort à l’âge de 22 ans, puis à une interdiction de sortie du territoire national de onze années, il est clair que le sacrifice valait et vaut la peine d’être consenti. L’ampleur non négligeable des acquis arrachés par les citoyens depuis 1980 est aussi, pour moi, un autre indicateur qui conforte ma conviction.
Entretien réalisé par Ali Boukhlef(La Tribune)
Commentaires (4) | Réagir ?
si nous sommes ce que tu decris dans ton commentaire MR D. Messaoudi c'est le résultat de votre éducation et du systéme dont vous etes les battisseurs. Nous sommes vos enfants et vs etes responsables de ce nous sommes aujourd'hui. Vous avez fait des enfants et vous les avez livres a un milieu degradant. Mr Messaoudi Votre generation n'a rien fait pour nous. Nous faisons ce que nous pouvons. 126 Jeunes assassinés ne suffisent-ils pas? AU contraire c'est votre genération qui n'a rien fait.
Les nouvelles générations, c-à-d celles d'après 1980, se contrefichent du Printemps berbère, de la langue berbère et de tout le combat identitaires. Leurs seules actions de nos jours ce sont "chtah wardih", zetla, musique raï et le soutien d'une EN de foot moribonde. Ni culture, ni respect des valeurs ancestrales ni celles universelles d'ailleurs. Rien qu'à les voir se balader avec des MP3 à l'oreille j'en suis dégoûté à vomir.