Rencontre en prison avec des cadres de Sonatrach sacrifiés (1ère Partie)
Mohamed Aloui avait la tête du bouc émissaire. C’était un homme malingre, qui promenait son corps malade dans les travées d'El-Harrach où je le croisais parfois, en revenant de l'infirmerie. Une grave infection pulmonaire l'avait définitivement affligé d'un teint blafard et le faisait rageusement tousser à longueur de journée. De toute évidence, il courait un danger de mort dans la prison surpeuplée, poussiéreuse et où il manquait de soins appropriés et de médicaments. Mais qui se soucie de la santé d’un détenu ordinaire dans les geôles d’Alger ? Après plusieurs crises d’étouffement qui avaient failli l’emporter, la direction du pénitencier consentit à lui faire quitter sa cellule pour le placer à l’infirmerie, mais sans qu’il ne fût mis entre les mains d’un spécialiste. Comme si on voulait l’achever.
C'est que Mohamed Aloui fait partie de ces coupables de substitution que le pouvoir a le don de savoir débusquer et dont il se sert comme pare-feu pour les notables et les copains compromis dans les affaires. Un paria algérien. A ce rôle de lampiste, sa fonction le destinait tout naturellement : Aloui était directeur général de Khalifa Bank, la banque privée qui fut au cœur du plus grand scandale politico-financier qu’ait connu l’Algérie depuis l’indépendance. Des centaines de millions de dollars y ont été puisés par les dignitaires du régime sous forme de prêts non remboursables et de dons déguisés en subventions ou en cadeaux. Pour s’assurer des soutiens politiques, le propriétaire de Khalifa Bank, Moumène Khalifa, un jeune businessman subtil et avisé comme il en naît parfois dans le monde de la finance, exploitait la cupidité des hommes du sérail politique et n’hésitait pas à les corrompre au moyen des fonds de la banque. L’homme d’affaires, patron d’un grand groupe qui comptait, outre la banque, une importante compagnie aérienne et des entreprises de bâtiment, cultivait d’énormes ambitions qu’il comptait réaliser en arrosant les cercles du pouvoir afin de s’acheter leur silence ou leur complicité. Le bakchich Khalifa était gigantesque et couvert par les plus hautes autorités du pays : l’avocat du groupe qui supervisait les transactions douteuses n’était autre que le frère du président Bouteflika. Ministres, officiers supérieurs de l’Armée, chefs de partis, dirigeants de grandes sociétés publiques, proches collaborateurs du chef de l’Etat, artistes renommés et recommandés à Moumène par la présidence de la République… La liste des hauts bénéficiaires du bakchich était impressionnante. Khalifa finançait même des opérations de lobbying en vue d’améliorer l’image du président Bouteflika à l’étranger, notamment aux Etats-Unis. Il invitait les plus grandes stars du cinéma, tels Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, à venir s’afficher aux côtés du chef de l’Etat, et n’hésitait pas à s’attacher, au moyen d’arguments sonnants et trébuchants, l’amitié des deux personnalités les plus proches du président, son directeur de cabinet et son chef du protocole. C’est dire à quel point la subornation des plus hauts décideurs était, si l’on ose dire, monnaie courante.
Ce concubinage entre la politique et l'argent n’aurait indigné personne si l’ambitieux businessman n’avait brusquement décidé un jour de fâcher le président Bouteflika par une initiative précoce et irréfléchie : le lancement, en septembre 2002, de deux chaînes de télévision, l’une à partir de Paris l’autre à partir de Londres. Un acte d’hostilité impardonnable envers un chef d'Etat paranoïaque et aux yeux duquel le généreux mécène apparut alors comme un dangereux et incontrôlable aventurier, voire un rival. Comment s'en débarrasser ? En bloquant, tout simplement, le coffre dans lequel Moumène Khalifa s’alimentait pour financer ses lubies, c'est-à-dire Khalifa Bank, la banque dirigée par Mohamed Aloui.
Dès le mois d’octobre 2002, les services de l'inspection générale des finances furent instruits d’une directive précise : monter un dossier compromettant pour la banque Khalifa dans le but de la dissoudre. Le reste se devine aisément. Le gouvernement annonce avoir découvert des malversations au préjudice de l’Etat et Khalifa Bank, comme le reste du groupe, est mis en liquidation judiciaire au printemps 2003. La justice est saisie.
Comment, cependant, conduire une affaire qui met en cause tant de hautes personnalités sans prendre le risque d’éclabousser le régime ? La question n’a pas taraudé bien longtemps les hommes de loi algériens : aucune des personnalités impliquées ne fut inquiétée, bien que le juge, pour les besoins de la propagande, ordonna 104 inculpations. Moumène Khalifa, réfugié en Angleterre, échappa aux mailles du filet. Alors, plutôt que de mettre en examen les puissants et moins puissants dignitaires du pouvoir qui s'étaient laissés soudoyer par Khalifa, le juge se contenta de placer Mohamed Aloui et sept autres cadres de Khalifa Bank en détention préventive, dans l’attente du procès. De petits poissons bien pratiques pour cacher les vrais requins. Et de modestes pères de famille accablés mais jamais résignés, dont je me rappelle encore les noms et les moments d’amitié franche qui nous unissaient dans le froid d’El-Harrach où ils végétèrent deux longues années avant d’être jugés en janvier 2007.
Hakim, le gouailleur, directeur de l’agence Khalifa Bank d’Oran, m’était le plus proche en sa qualité de membre de notre gourbi. Il formait avec Zaouèche et Mosta un trio décapant qui n’avait pas son pareil pour noyer le chagrin sous des océans de franche rigolade. Aziz, le dandy qui dirigeait l’agence d’El-Harrach, le plus fragile sous ses dehors flegmatiques, avait, lui, une passion culinaire qu’il adorait nous faire partager : le civet de lapin préparé avec du gibier fraîchement chassé dans son village natal. Nous y avions droit chaque semaine et Aziz, en retour, écopait régulièrement de la remarque taquine de Mosta :
– S’ils l’ont mariné au vin rouge, je le mange, si c’est un civet arabo-musulman, tu te le gardes.
Hocine, chef de l’agence de Paris, un brave homme psychologiquement torturé, était le plus angoissé de la bande et évacuait son anxiété par des flots ininterrompus de geignements qui indisposaient tout le monde, mais dont chacun a fini par rire, avec le temps. Ce n’était pas le cas d’Akli, le sexagénaire taciturne, qui affichait fièrement sa citadinité mais qui se murait dans un lourd silence comme s’il ne se faisait plus d’illusions sur son sort : responsable de la caisse centrale de Khalifa Bank où venaient s’alimenter les petits et grands coquins, il risquait en effet très gros. Il n’avait pas tort : en mars 2007, chacun des membres de la bande a été condamné à 10 ans de prison. La peine idéale pour de petits poissons. Les vrais receleurs, eux, notables haut placés, dévoilés pourtant lors des auditions, n'ont pas été jugés.
D’autres cadres de banques publiques, comme Samar, ont payé pour des barons de l’import-export qui, souvent, ne sont que des prête-noms pour les puissants du régime et qui, à ce titre, échappent au verdict du juge. L’import-export est, en effet entre les mains des dirigeants civils ou militaires qui utilisent l’argent des banques d’Etat pour financer leurs transactions. Les responsables de la banque, sommés par ces hauts responsables de délivrer à leurs prête-noms des crédits auxquels ils n’ont pas droit, se retrouvent coincés entre le marteau et l’enclume et sautent, comme un fusible grillé, à la première anicroche. Ils sont alors envoyés en prison pour une opération qu’ils ont été forcés d’accomplir.
Les parias se recrutent aussi parmi les cadres du pétrole. C'est-à-dire dans l’empire feutré de la magouille, des sponsorings maquillés, des immeubles surévalués, des fausses factures de Brown and Root Condor et des commissions occultes (voir article " Ce qui arriva à un journal qui parla de la mafia bouteflikienne dans Sonatrach"). Comme Salem et Azzi, ils sont les détenus de substitution aux vrais commanditaires de la rapine qui, eux, couverts par les plus hauts sommets de l’Etat, jouissent de l’impunité et de la myopie d’une justice aux ordres. Ingénieurs en pétrochimie, Salem et Azzi font partie de la première escouade de spécialistes algériens du pétrole formés après l’indépendance et à qui l’Algérie doit d’avoir développé son réseau d’hydrocarbures et édifié l’entreprise Sonatrach. Ils dérangent bien souvent, par leur compétence et leur probité, des machinations mafieuses et des projets inavouables, comme la nouvelle loi sur les hydrocarbures qui prévoyait, en 2004, d’ouvrir la propriété du sous-sol algérien aux compagnies étrangères liées aux pègres algériennes. Ils sont alors vite écartés. Salem et Azzi se sont retrouvés à El-Harrach à la suite d’une ténébreuse et anonyme plainte pour « malversation » que le juge a aussitôt enregistrée. Au milieu des cadres parfaitement innocents qui promènent leurs corps fatigués dans le pénitencier d’El-Harrach, ils dénotent par un remarquable esprit d’autodérision.
– Tu imagines l’esclandre que ça ferait si les gens de Cherchell me voyaient en taule ? Chez nous, c’est quelque chose qui ne se fait pas. Il va falloir improviser, s’amuse Salem, avec toutefois un soupçon d’inquiétude.
– T’en fais pas, Cherchell est une ville de vestiges romaines, ils sauront cohabiter avec des ruines comme toi, rétorque Azzi, qui ne se prive pas non plus, de rire de lui-même. Quel con je fais ! J’ai passé ma jeunesse à construire le complexe pétrochimique d’Arzew pensant jouir de la reconnaissance pour ma vieillesse. Voilà où je suis à 65 ans !
Mohamed Benchicou
Extraits de Les geôles d’Alger - 2007
Commentaires (3) | Réagir ?
Quand on pense à boutef et ses scénarios, on a tout de suite l'exemple typique du pesonnage de "Molière:'le bourgois Gentil Homme', une pièce de théàtre où le bonhome dilapide sa fortune en entretenant toute une bande de sangsues dont le rôle était de le flatter à longueur de journée, lui donnant l'impressiopn de faire partie de la 'Noblesse' de son époque. C'est la pratique du Boutef actuel avec les célèbrités mondaines. Quelle légèreté pour un Président!!
Salut 100rancunes. Darny.
j'ai lu votre livre mr benchicou et comme on dit une main n'applaudit pas. ce qui m'étonne c'est que la plupart des cadres rejetés par le système ne font pas de révélations. ils pourraient se poser en victimes et attaquer le système en justice à partir de leur résidence étrangère. mais je pense qu'ils suivent la voie de fakhamatouhou un jour on les rappellera pour avoir étaient réguliers.