La crainte et la solution : pour ne pas être (encore) les dindons d’une farce (II)
Voici la question fondamentale : un dirigeant politique, institutionnel ou d’opposition, saurait-il mieux quels sont les nécessités, matériels et culturels, d’un ouvrier que ce dernier ? d’un paysan que ce dernier ? d’un chômeur que ce dernier ? d’une femme que cette dernière ? d’un étudiant que ce dernier ? d’un jeune que ce dernier ? d’un retraité que ce dernier ? d’un humilié que ce dernier ? d’un bafoué dans ses droits de citoyen que ce dernier ?
3. Peuple, compte sur ta propre intelligence !
Aussi, aux candidats quels qu’ils soient, posez d’abord et surtout cette question, parce qu’elle est fondamentale, parce qu’elle est la question des questions, la mère des questions. La voici : toi, candidat d’un Parti, ou même Président et fondateur de ce Parti, comment concilies-tu, d’une part, ta proclamation d’émanciper le peuple, et, d’autre part, le fait de diriger, toi et ton Parti, cette émancipation ?... Qui se propose l’émancipation du peuple ne devrait-il pas, au contraire, agir afin de doter ce peuple des instruments de son émancipation par lui-même, l’aidant à créer ses propres organisations autonomes, fédérées entre elles ? Qui nous garantit que toi et ton Parti, en cas d’accession au pouvoir, ne devenez pas une nouvelle caste, au prétexte de diriger le peuple, de savoir mieux que lui quels sont ses intérêts ?
Voilà la question qu’à ma connaissance aucun des Partis politiques, aucun de leurs représentants, y compris le chef, n’évoque.
Même M. Noureddine Boukrouh, président du PRA, dans son récent "Appel" au peuple (6), indique des actions concrètes à réaliser. Certes, elles sont importantes, mais manquent curieusement deux éléments, pourtant fondamentaux, essentiels.
Le texte se termine par « réaliser la convergence populaire en vue de construire une nouvelle Algérie avec un esprit et des institutions rénovés. »
C’est quoi, concrètement, « une nouvelle Algérie » ? C’est quoi, concrètement, « un esprit et des institutions rénovés » ?… Ne faut-il pas être précis, concret ?
Voici comment. Il faut indiquer la forme d’organisation pour rendre les propositions opératoires. Parce que sans organisation, toute action est vouée à l’échec, à la manipulation, à la révolte stérile.
Si M. Boukrouh pense que c’est au peuple de trouver la forme d’organisation adéquate, pourquoi ne pas lui proposer de s’organiser en associations autonomes et libres ? Comme l’ont fait, auparavant, ceux qui ont réalisé l’autogestion des entreprises et des fermes, juste après l’indépendance, quand il n’y avait ni État ni patronat ? Pourquoi ne pas rappeler l’exemple actuel des syndicats autonomes, des comités de chômeurs, des associations littéraires, et même des femmes qui ont su trouver le moyen d’aller se baigner sur une plage, de manière libre et autonome ? Ne sont-ce pas là des exemples d’organisation, pour les citoyen-nes de prendre correctement leur destin en main ?
J’ai posé clairement la question de l’autogestion à M. Boukrouh, dans une réponse privée à un message personnel qu’il m’a envoyé, suite à mon article à lui adressé. Dans son "Appel", malheureusement, aucune mention de cet aspect, de cette condition du changement social. Et, à ma connaissance, pas de réponses directes à mes questions, et ce jusqu’à la publication de la présente contribution. Si mes questions sont pertinentes, elles méritent réponses ; si elles ne le sont pas, il faut le démontrer (2).
Et j’en viens au deuxième élément fondamental qui manque gravement dans l’Appel de M. Boukrouh.
Ne pas y trouver les exemples d’organisations citoyennes autonomes ci-dessus mentionnées, ne pas les citer, autrement dit les occulter, n’est-ce pas pour se fabriquer une statue de « Sauveur » ?… Comme tous les autres, qu’ils s’appellent Lénine (avec son "Tout le pouvoir aux soviets !"), Obama (avec son "We can"), Donald Trump (avec son "America First !"), Macron (avec son "En Marche") ? (2)
Cependant, toute l’histoire humaine, partout et depuis le début des temps, - je dis et souligne : toute l’histoire humaine, sans exception -, montre ceci : tout peuple ne peut être sauvé que par lui-même, en s’organisant de manière libre et autonome ; autrement, en croyant à un « Sauveur », il finira par en faire un dictateur, d’une manière ou d’une autre.
En l’occurrence, un dirigeant, quelque soit sa personnalité et son programme, qui se permet un Appel sans indiquer clairement qu’il n’entend pas en récupérer, en sa faveur personnelle, le résultat, eh bien ce dirigeant, il faut s’en méfier absolument. Ne pas croire aux intentions, quand elles sont vagues. Le proverbe populaire le sait : « L’enfer est pavé de bonnes intentions ». Attention à ne pas subir le sort du petit chaperon rouge ! Ni celui du corbeau séduit par le renard. Tout flatteur vit au dépens de celui qui l’écoute !
S’il veut être cru, l’auteur d’un Appel ou d’un programme d’action doit absolument prouver qu’il ne prétend à rien d’autre que d’être un conseiller. À cet effet, il doit indiquer de manière concrète et claire comment, c’est-à-dire avec quelles formes d’organisation autonome, le peuple seul, - je souligne : seul -, sera le bénéficiaire des propositions du conseiller, sans permettre à celui-ci, en aucune manière, de s’ériger en nouveau « Guide Suprême ». Parce que, désormais, l’histoire a montré, partout, où cela mène :
- soit à la force : genre « réajustement révolutionnaire » ou « rétablissement de l’ordre », à savoir celui des dominateurs ;
- soit à des élections truquées ;
- soit à des élections démocratiques, mais où le peuple est conditionné et manipulé pour élire de nouveaux détenteurs du pouvoir étatique, en perpétrant l’exploitation économique, donc la domination politique.
Sinon, pourquoi ces leaders politiques (en Algérie comme dans le monde) se limitent-ils à vanter leurs Partis et leurs programmes, et jamais proposer aux citoyens de s’auto-organiser ?… N’est-ce pas parce que ces leaders visent à diriger ce peuple, selon leurs exclusives recettes ? Et s’ils le croient, n’est-ce pas parce qu’ils se considèrent plus « savants » que le peuple, autrement dit qu’ils le tiennent pour ignorant ?… Et s’ils ont cette conception, n’est-ce pas afin de se « légitimer » comme leaders, donc comme privilégiés, s’octroyant de juteux salaires et avantages divers ?
Demandons-nous : les luttes que se livrent les chefs de partis d’opposition et les chefs de partis gouvernementaux (en Algérie comme ailleurs), ne sont-elles pas, en réalité et fondamentalement, des conflits entre deux prétendants maîtres du peuple ? En effet, chacun d’eux proclame vouloir le « bonheur » du peuple, mais ce « bonheur » est :
1) défini exclusivement par les candidats-maîtres, à l’exclusion du peuple lui-même, à travers ses organisations autonomes ;
2) promu exclusivement par leur parti politique, et non par les organisations autonomes citoyennes.
En voici la preuve. Ces organisations autonomes ne sont jamais nommées, et si, malgré cela, elles apparaissent (syndicats autonomes, associations de chômeurs, associations de femmes, associations de jeunes, ligue des droits de l’homme, cafés littéraires, etc.), elles subissent une double méconnaissance.
De la part des autorités étatiques, elles endurent toutes sortes de brimades, de limites, d’interdictions, et même plus grave encore, en dépit des articles de la Constitution.
Et de la part des leaders des partis politiques, ces organisations citoyennes sont ignorées. Beh, logique, non ? Puisque ces organisations autonomes sont la preuve concrète démontrant que les partis politiques non seulement sont inutiles, mais constituent des organismes parasitaires, servant principalement à fabriquer et « justifier » une caste élitaire, même si elle prétend (ô imposture !) représenter le peuple ou une de ses composantes.
Est-ce que les joutes carnavalesques auxquelles nous assistons dans les « démocraties avancées » ne suffisent-elles pas à nous convaincre qu’en Algérie, aussi, les querelles des partis politiques dominants (gouvernementaux et d’opposition), quelque soit le pays, ne sont que des cirques pour éblouir et asservir les citoyens ? Et que seules des organisations autonomes du peuple seraient en mesure de trouver des solutions convenables à ses problèmes ?
Oui, certes, la situation en Algérie est tellement lamentable qu’il semble qu’une démocratie parlementaire réelle serait une solution. Mais l’est-elle dans les pays capitalistes avancés ? Oui, pour la caste capitaliste, non pour la population laborieuse.
Les partis politiques, quelque soit leur tendance idéologique, fabriquent avant tout une caste dirigeante, donc des privilégiés, séparés du peuple et des électeurs. Ces derniers sont essentiellement des faire-valoir, une masse de manœuvre. Autrement, les dirigeants et « cadres » de ces partis se contenteraient de conseiller les organisations autonomes populaires, sans prétendre les diriger. Mais, dans ce cas, les conseillers ne disposeraient pas de privilèges.
Il s’ensuit que vouloir être « émancipateurs-dictateurs » (4), c’est-à-dire prétendre émanciper le peuple en lui dictant la voie à suivre, sans tenir compte de son opinion libre, sous forme autonome organisée (car tout le problème est là!), est :
1) objectivement, du point de vue de la logique, une contradiction ;
2) subjectivement, du point de vue psychologique, une aberration ;
3) socialement, du point de vue idéologique, une manipulation ;
4) moralement, du point de vue éthique, une usurpation ;
5) économiquement, en considérant les privilèges acquis, un vol, autrement dit une forme d’exploitation.
Voilà le motif qui portent les « émancipateurs-dictateurs » à préférer ignorer, occulter, annihiler, mépriser, rabaisser, contrecarrer les initiatives autonomes organisées des citoyens. Contre celles-ci, tous les partis, de gouvernement ou d’opposition, sont unis. Leur ennemi commun : l’organisation libre et autonome des citoyens, du peuple, c’est-à-dire sans « Maître », sans « Guide », sans « Dirigeant », sans « émancipateur-dictateur », mais uniquement en acceptant la collaboration de conseillers respectueux de la souveraineté populaire.
Voilà pourquoi le titre « Noureddine Boukrouh appelle les Algériens à la Révolution » est erroné. Non, il s’agit d’un changement social réformateur. Mais non d’une révolution. Celle-ci désigne un changement radical. Cela signifie éliminer la racine, la base, le fondement d’une société, pour en établir un autre. Or, je l’ai dit et je le répète, la racine, la base, le fondement de la société actuelle est la maximalisation du profit capitaliste, par l’exploitation des salariés. Tant que ce fondement n’est pas visé pour être éliminé, il est faux, trompeur, manipulateur, démagogique de parler de « révolution », parce qu’il s’agit d’une réforme, autrement dit d’un replâtrage, d’un maquillage, d’améliorations de détails sans toucher la base d’un système. Qui veut savoir ce qu’est une révolution, qu’il lise « La révolution inconnue » de Voline, ou « Espagne libertaire 36-39 » de Gaston Leval, qu’il s’informe sur ce que fut l’autogestion ouvrière et paysanne en Algérie, juste après l’indépendance (5).
Il faut, aussi, poser au candidat toutes les questions concrètes, sans exception, qui vous paraissent devoir avoir des réponses, également concrètes, comme :
- comment arrêter l’émigration clandestine (non par la répression mais par des mesures économico-sociales) ;
- comment donner du travail aux chômeur-ses ;
- comment assurer à celles et ceux qui travaillent un salaire satisfaisant leurs réels et légitimes nécessités de vie et des conditions de travail convenables ;
- comment assurer à toutes et tous un logement satisfaisant, une santé compétente et financièrement accessible ;
- comment offrir une scolarité formant des citoyen-nes conscients, compétents, démocratiques, libres et solidaires ;
- comment garantir la liberté de conscience et de croyance, dans le respect réciproque ;
- comment éliminer la domination de l’homme sur la femme ;
- comment résoudre les inégalités entre régions, entre ethnies, entre croyances religieuses ;
- comment garantir que l’armée se limite à défendre le territoire nationale, sans risquer de réprimer le peuple, comme elle l’a fait auparavant ;
- comment les services secrets s’occupent uniquement de combattre les ennemis de la patrie, sans réprimer les citoyens honnêtement soucieux du bien de cette patrie et de son peuple ;
- comment garantir et favoriser l’organisation des citoyens en associations autonomes pour discuter leurs problèmes, proposer des solutions et les concrétiser ;
- comment garantir la liberté de la presse ;
- comment garantir l’indépendance de la justice ;
- comment éliminer la corruption sous toutes ses formes ;
- bref, comment réaliser une société où il n’y a plus de « maire » d’un côté, et de « conducteurs d’ânes »de l’autre.
Toute question ne doit pas perdre de vue la situation des plus démuni-es d’entre les citoyen-nes : émigrés clandestins, chômeurs, travailleurs manuels des villes et des campagnes, femmes, jeunes, enfants de chômeurs ou de travailleurs manuels, vieillards à la retraite insuffisante ou sans retraite, etc.
Poser également cette question et exiger la réponse claire : Qu’est-ce qu’une Autorité qui interdirait au peuple la liberté de parole et d’association autonome, alors que cette même Autorité se déclare émanation de la souveraineté de ce peuple ?
Ce qui vient d’être mentionné, n’est-ce pas l’unique façon de ne pas, encore une fois, se retrouver les dindons de la farce, version inédite ?
Voici un exemple où le détail aveugle sur l’essentiel (1) :
"La planche à billets, un faux débat dans la mesure où cela occulte le vrai débat, celui qui détermine les choix économiques stratégiques de notre pays, soit la nature politique et sociale de la politique de développement à mettre en place d’ici 2030, échéancier du plan d’action ! En fait, on nous branche sur un débat techniciste zappant l’enjeu premier qui est «le modèle économique» enfanté par les conseillers de Sellal, repris par le plan d’action d’Ouyahia et avalisé dans l’indifférence générale" (7)
Les partis politiques, c’est la même chose. On présente au peuple ces organisations, hiérarchisées et centralisées, pour le détourner de ses propres organisations non hiérarchisées, autonomes et fédérées. Les partis et les "chefs", c’est l’hétéro-gestion, quel qu’en soit la forme, contre l’auto-gestion. (A suivre)
Kadour Naimi
Notes
(1) Voir Le détail et l’essentiel, 19 septembre 2017,
(2) Je reviendrai sur ce sujet dans une prochaine contribution concernant l’interview de Mr Noureddine Boukrouh dans ce journal, à partir du 30 septembre 2017.
(3) Questions à Monsieur Noureddine Boukrouh, 13 Sep 2017,
(4) J’emprunte l’expression à Voline, dans sa brochure Le fascisme rouge, 1934., disponible ici : http://kropot.free.fr/Voline-fascismerouge.htm
(5) Pour le premier voir « La révolution inconnue », et, pour le second, télé-décharger ici :http://www.somnisllibertaris.com/libro/espagnelibertaire/index05.htm. Pour l’Algérie, voir "Belle comme un comité d’autogestion !"
(6) Le Matin d’Algérie, 17 sep 2017, "Noureddine Boukrouh appelle les Algériens à la Révolution". La présente contribution a été écrite avant la publication de l’interview de Mr Boukrouh sur ce journal. Comme signalé en note 2, cette interview sera examinée prochainement.
(7) Adel Abderrezak. Enseignant-chercheur à l’université de Constantine, ex-porte-parole du syndicat CNES, El Watan, 17.09.17, http://www.elwatan.com//actualite/le-plan-d-action-d-ouyahia-est-un-nouveau-programme-d-ajustement-structurel-17-09-2017-352826_109.php
(8) « Sans débat et sans participation de la société, à travers ses mouvements sociaux (…) le devenir économique et social de notre Algérie reste bien hypothétique ! » affirme Adel Abderrezak, déjà cité.
(9) Notamment à point 4. Démocratie ou la lutte des citoyens pour le contrôle de l’État, pp. 118 sv ; et point 10. Pays arabes et pays islamiques, p. 545 sv, et notamment point 10.10. Théorie du « chaos créatif ». En libre accès ici : http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits.html
(10) Voir, par exemple, https://autogestion.asso.fr/6e-rencontre-internationale-de-leconomie-des-travailleurs-ses-vers-la-constitution-dun-mouvement-autogestionnaire-mondial/
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merci
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