Salon international du livre d'Alger : "Lire ou ne pas lire", telle est la question !
Le 22e Salon international du livre d'Alger (SILA) se tiendra du 25 octobre au 5 novembre prochain, avec cet âcre arrière-goût laissé par la déclaration que le commissaire du Salon a faite il y a quelques jours, avec un sens de l'humour déplacé, voire provoquant, au sujet de la violence contre les femmes. En effet, à la télévision Ennahar, Hamidou Messaoudi a fait état d'un livre bloquée par le SILA portant sur les "manières de battre la femme". À ce propos, il dira: "Dans certains cas, je vous jure que ce livre est utile. Même le mari frappe sa femme avec douceur".
Il est quand même triste et révoltant que la préparation d'un tel rendez-vous annuel commence par une telle dérive, émanant d'un responsable censé promouvoir le livre, la lecture, le sens civique, l'ouverture sur le monde et la citoyenneté. En tous cas, la déclaration n'est pas passée inaperçue, d'autant plus qu'elle a choisi le canal d'une télévision popularisée par son entreprise d'abâtardissement à grande échelle.
Dès que le "message" de Hamidou Messaoudi eut atterri dans les oreilles des certains écrivains et intellectuels, le mot d'ordre de "boycott" du Salon fit son chemin, et ce malgré la déclaration d' "excuse" que l'auteur de la bourde a pondu par la suite. L'appel au boycott a été matérialisé par un communiqué/pétition signé par l'écrivaine Sarah Haider (voir notre édition du 24 septembre 2017: L'écrivaine Sarah Haidar appelle au boycott du 22e Sila d'Alger.
Par-delà l'incident évoqué- qui mérite, malgré tout, d'être analysé et situé dans un contexte de déliquescence des valeurs culturelles et de l'esprit critique-, le Salon du livre d'Alger demeure un rendez-vous culturel important, mais qui commence à s'extraire des réalités sociales et culturelles du pays pour prendre les contours d'une agora festive et folklorique, ou, dans le meilleur des cas, un forum élitiste en décalage avec les niveaux de culture et de lecture de la jeunesse algérienne. Que les nuées de visiteurs ne fassent pas illusion. Coïncidant généralement avec les vacances scolaires de l'automne, le salon se transforme en véritable foire ou grand souk, où la badauderie et la fausse kermesse côtoient la recherche du livre et de la culture. Parfois, elles font carrément ombrage à l'objectif assigné à une manifestation grandiose, pour laquelle ont été invités des écrivains algériens prestigieux et des auteurs étrangers qui méritent d'être découverts par l'écrit et physiquement. Néanmoins, il semble que le Salon du livre constitue un "vernis" culturel et intellectuel des défaillances que le pays continue de vivre en la matière.
La dernière "découverte", faite par les pédagogues en 2016 dans les livres de lecture, faisant état de l'absence quasi-totale des auteurs algériens à l'école, en est un des signes probants.
L'autre signe est que 80 % des textes de ces manuels de lecture étaient… anonymes! En tous cas, le fossé entre l'état déplorable de la pratique de la lecture dans notre pays, d'une part, et l'industrie et commerce du livre que met en valeur le Salon d'Alger, d'autre part, est des plus béants. Outre le Salon du livre, l'Algérie célèbre également l'autre manifestation ayant à peu près la même vocation, "Lire en fête", envoie des bibliobus dans les communes rurales et construit des bibliothèques, qui se ferment juste après leur inauguration.
Néanmoins, le diagnostic sur le terrain demeure des plus inquiétants. Il n'y qu'à s'arrêter sur ce constat fait l'année dernière par un groupe d'intellectuels et de personnalités historiques (Mohamed Harbi, Ahmed Djebar, Abderrazak Dourari, Wassiny Laâredj, Khawla Taleb Ibrahimi, Houari Touati), en signant un manifeste sous le titre: "Sauvons notre école!".
Ce groupe écrit: "…Sans culture générale, aucune formation intellectuelle de qualité n’est possible. Et c’est bien ce dont souffre notre pays : autant sa population scolarisée est impressionnante par son nombre, grâce aux efforts financiers colossaux consentis par l’État national, autant sa formation est médiocre et son expression linguistique d’une intolérable indigence".
Une bouteille à la mer
Dans cette contribution, que les auteurs présentent comme "une bouteille à la mer", il est aussi écrit: "La plupart de nos élèves sont dépourvus de l’idée même de cheminement de la pensée discursive. Ils n’en connaissent pas l’économie, non plus que les mécanismes. Certes, tout cela s’apprend de façon didactique, mais beaucoup de ces choses s’apprennent également de façon intuitive. Il suffit pour cela d’être un lecteur compétent. Hélas, connaissez-vous autour de vous beaucoup d’élèves qui lisent ? Il en est même qui sortent de l’Université sans jamais avoir lu un livre de bout en bout. Si la plupart consultent les livres, ils ne les lisent pas. Et, si d’aventure, vous leur demandez de vous faire un résumé d’ouvrage ou une fiche de lecture, ils en sont incapables. Ni le collège ni le lycée ne le leur ont appris le procédé et sa technique".
Donc, les salons de livres se suivent dans notre pays et, à quelques rares et menus détails, se ressemblent, en disant pour nous les efforts qui restent à faire - c'est-à-dite presque tout - dans le domaine de la lecture et du livre. Même si des titres nouveaux sont proposés et de nouveaux visages du monde des arts et des lettres sont invités dans ces forums dédiés à la lecture, l’impact sur la réhabilitation de l’acte de la lecture tarde visiblement à se concrétiser chez les jeunes.
Il ne faudrait pas sans doute se faire beaucoup d’illusion sur le rôle et la mission d’un salon du livre. Ce sont là généralement des rendez-vous supposés être le couronnement et le réceptacle d’une longue et fructueuse politique de la lecture et non le contraire, c’est-à-dire une improbable entreprise qui créerait ipso facto le déclic d’une formation immédiate d’une "communauté de lecteurs".
Il est vrai que l’occasion est à la fois pertinente et précieuse pour réunir sous le même chapiteau, l’espace de quelques jours, un panel d’éditeurs et d’auteurs avec les lecteurs-clients qui se rendent à cette manifestation. Sur cet aspect qui consacre médiatisation, vulgarisation et convivialité, l’Algérie n’a pas lésiné sur les moyens pour organiser des salons, nationaux ou internationaux, d’une façon presque régulière, y compris pendant la "décennie noire" et l'actuel contexte d' "austérité" et des vaches maigres.
Quelle chance pour le débat sur la lecture à l'école ?
Si l'activité éditoriale en Algérie a subi des changements importants depuis le milieu des années 1990,- fin du monopole des éditions publiques, l’univers de la lecture (nombre de lecteurs et leurs classes d’âge, rythme de lecture, thématiques favorites) est caractérisé, selon le constat de plusieurs spécialistes et même des instances officielles, par une inquiétante régression, aussi bien par rapport aux traditions de notre pays en la matière, par exemple celles des années soixante-dix du siècle dernier, que par rapport aux pratiques actuelles de lecture constatées dans d’autres pays du monde.
Au moment où, dans les pays avancés, de nouveaux axes sont intégrés dans l’enquête et la recherche sur l’activité de la lecture pour toucher la lecture sur support électronique ou numérique - y compris la lecture "audio" à travers les textes déclamés dans les sites audiothèques-, la problématique de la lecture en Algérie n’a pas pu, à ce jour, prendre la dimension d’un débat national, ni même celle d’un débat sectoriel (par exemple au sein des départements ministériels les plus concernés par le sujet : Éducation, Enseignement supérieur, Culture).
On ne peut préjuger tout de suite du sort qui sera réservé aux efforts entrepris au cours de ces dernières années par le ministère de l'Éducation, lequel a ouvert un chantier de travail sur les textes de lecture à l'école, l'activité de la lecture elle-même et l'acquisition de la culture générale.
La grâce de la lecture
Certes, des actions et des opérations liés au domaine des bibliothèques ont été menées, à coups de milliards de dinars, par le ministère de la Culture, à travers ses programmes sectoriels (construction de bibliothèques municipales dans le cadre du programme Hauts Plateaux, bibliothèques dites "principales", envoi de bibliobus dans des villes et villages,…). Néanmoins, même si elles sont soutenues par une intention généreuse et sincère, les idées qui fondent ce genre de programmes sont loin de pendre en charge la grande problématique de base, à savoir que la question de la désertion de la lecture est moins liée aux moyens matériels ou aux espaces de lecture- qui sont bien développés au cours de ces dernières années-, qu’à une politique générale bancale qui accompagné toutes les activités publiques impliquant la jeunesse (écoles, centres de formation, lycées, universités,…).
Il s’agit, en priorité, de remettre en cause les méthodes d’enseignement pratiquées depuis le primaire jusqu’au lycée, lesquelles réservent peu de place à la lecture dans ses différentes expressions.
Il serait "miraculeux", pour un adulte ayant commencé sa carrière professionnelle, de pouvoir jouir des stances de Baudelaire, des voyages de Jules Vernes, des strophes d'Al Moutanabi, du théâtre de Racine, des idylles de Abou Lqacim Echabi, du regard réaliste de Benhadouga, de la révolte intérieure de Kateb Yacine, des scènes de la vie paysanne de Gogol, des pénétrantes analyses de Mohamed Arkoun, ou des tableaux attachants de Mammeri, Dib et Feraoun, si, dans sa tendre enfance, la grâce de la lecture ne l'a pas touché.
Amar Naït Messaoud
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Merci
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