Thomas Wolfe : le maître de la fiction autobiographique
"Mes récits sont composés de tout ce que j’ai appris, de toute ma vie. Pas les faits, pas la simple histoire de ma vie, mais de quelque chose de plus vrai que les faits — une sorte de distillation de ma propre expérience transmise dans une forme d’application universelle… ". Thomas Wolfe.
Il peut paraître invraisemblable ou, pour le moins, étrange, que l’œuvre maîtresse de Thomas Wolfe n’ait pas été traduite en France avant 1984. Cet immense romancier, précocément disparu il y a près de 80 ans, était, de tous les écrivains américains du XXe siècle, celui qui donnait le plus l’impression du génie.
Mort à 37 ans, sa réputation avait dépassé, dès 1935, les frontières de son pays. En Allemagne où il avait eu la chance d’être traduit par un grand écrivain, le futur Prix Nobel de littérature Hermann Hesse, l’adorait comme un jeune dieu. Les Anglais lui faisaient un accueil chaleureux. Les Espagnols avaient reçu ses romans très tôt. La France fut la seule à ne pas l’accueillir, même après qu’une traduction de "La toile et le roc" eut paru en Suisse dès 1946.
Thomas Wolfe avait pourtant vécu en France et subi l’influence des grands écrivains français. Certes, il n’a jamais aimé la France du fait de son protestantisme puritain et de son tempérament. Et les premiers critiques français ne l’apprécièrent pas non plus tels Maurice Coindreau qui vit surtout chez l’écrivain l’aspect intarissable et rutilant du style, le manque apparent de discipline et de forme.
Il a fallu attendre 1968 pour voir la parution en France de "Que l’ange regarde de ce côté" alors qu’en Amérique même et ailleurs en Europe, l’intérêt des lecteurs n’avait guère faibli pendant les dizaines d’années qui suivirent sa mort. L’œuvre de Thomas Wolfe est, comme celle de Proust, à base autobiographique. Il n’est pas sans intérêt, si on veut bien le comprendre, de retracer d’abord les grandes lignes de la vie de l’écrivain.
Cet "enfant du siècle" est né le 3 octobre 1900. Il a vu le jour en Caroline du Nord. C’est, comme Erskine Caldwell et William Faulkner, un homme du Sud, dont l’enfance et l’adolescence ont baigné dans une atmosphère, une tradition et un folklore du Sud. Lentement, il s’affranchira du provincialisme et des préjugés du Sud mais il gardera toujours la fierté, l’imagination et le romantisme du méridional américain. Ce ne sera jamais un sudiste à cent pour cent, ses hérédités étaient mêlées : si sa mère était de la Caroline, son père était un homme du Nord. Thomas Wolfe était le benjamin d’une fratrie composée de huit enfants. Ame sensible, esprit ouvert, grand dévoreur de livres, il eut une enfance ni heureuse ni malheureuse. Il admirait mais craignait son père. Il fut toute sa vie attaché à sa mère et celle-ci l’aida et le soutint toujours — comme le montrent les lettres publiées après la mort de l’écrivain — mais l’enfant souffrit sans doute du caractère de cette mère volontaire, économe, passionnément intéressée par l’argent, respectueuse des succès matériels. Dans sa famille, on ne le comprenait pas toujours. Ses frères et ses sœurs étaient plus âgés que lui et avaient d’autres préoccupations. Ses camarades le trouvaient étrange et se moquaient de ce gamin dégingandé, trop grand, gauche, mal vêtu. Il fit de bonnes études tout en vendant des journaux pour gagner sa vie. Il fréquenta d’abord l’école publique puis, grâce à une bourse, une bonne école privée dont le directeur et sa femme l’initièrent aux chefs d’œuvre de la littérature anglaise. En 1916, il entra à l’université de la Caroline du Nord.
L’ombre de la Première guerre mondiale planait déjà sur le campus. Plusieurs camarades partirent pour la France en 1917, les autres suivirent des cours d’élèves-officiers. Quant à Thomas Wolfe, il était trop jeune pour s’engager. Il put se consacrer entièrement à ses études et nourrir sa vocation d’écrivain. Les lectures de Wolfe, à cette époque, sont nombreuses et variées. Bien qu’il soit à peu près impossible de parler d’influences, il est certain que Wolfe a étudié dans l’original Platon, Plutarque, Cicéron, qu’il a lu Rabelais, Voltaire, Rousseau, Balzac, Stendhal, Musset et Proust. Il avait toujours voulu écrire, toujours rêvé de la gloire d’un Byron. A l’université, il fut rédacteur du journal et du magazine des étudiants, composa de nombreux essais et surtout écrivit plusieurs pièces de théâtre. Pour compléter ses études universitaires et son apprentissage de dramaturge, Thomas Wolfe se fit inscrire à Harvard et prépara une licence de littérature anglaise.
Dès cette époque, le jeune méridional assoiffé de gloire a décidé de devenir un écrivain et sait qu’il deviendra un grand écrivain. Il se voit comme Balzac ou comme un grand auteur dramatique à succès. Par ailleurs, ses plans sont tracés et la conception de son œuvre est fixée dans les grandes lignes. En avril 1923, il écrit à sa mère : "Je sais maintenant que je suis inévitable, je le crois sincèrement. La seule chose qui puisse m’arrêter est la folie, la maladie ou la mort. Les romans que je vais écrire ne conviendront peut-être pas aux épidermes sensibles des petites oies blanches et des pasteurs baptistes mais ils seront vrais, honnêtes et courageux… Je veux connaître la vie, la comprendre et l’interpréter sans peur et sans faveurs. La vie n’est pas faite d’une sentimentalité sucrée, gluante, amollissante, ni d’un optimisme malhonnête. Dieu n’est toujours pas dans son Ciel, et tout n’est pas toujours dans le meilleur des mondes. La vie n’est ni tout mal ni tout bien, ni toute laideur ni toute beauté, c’est la vie. Elle est sauvage, cruelle, bonne, noble, passionnée, généreuse, stupide, laide, magnifique, douloureuse, joyeuse — elle est tout cela et davantage, et c’est tout cela que je veux connaître, et par Dieu, je le connaîtrai, même si on doit me sacrifier. J’irai jusqu’au bout de la terre pour le trouver et le comprendre. Je connaitrai ce pays-ci, quand j’aurai fini, comme la paume de ma main et je le mettrai noir sur blanc et je le ferai vrai et magnifique."
Thomas Wolfe écrivit, pendant son séjour à Cambridge, une pièce qui fut jouée avec succès à Harvard. Avec un peu de chance, elle aurait pu être acceptée à Broadway. Mais, diplômé de Harvard avec le grade de Master of Arts en 1923, Wolfe s’aperçut très tôt que les portes des théâtres de Broadway ne s’ouvraient pas toutes grandes devant son génie. Il dut songer à trouver une nouvelle orientation. Il accepta, pour un semestre, une chaire à la faculté des Lettres du Washington Square College de New York University, où plusieurs jeunes auteurs avaient été invités à enseigner par l’administration du département d’anglais.
Après avoir terminé ses six mois d’enseignement, il partit pour l’Europe. Il visita l’Angleterre, la France et l’Italie. Il trouva les anglais insolents et froids, courageux et honnêtes, les italiens charmants, les français intelligents et petits bourgeois et Paris une ville de plaisirs maudits et décevants. A l’automne de 1925, il rentra en Amérique et retrouva sa chaire à New York University. Il allait enseigner, pendant les cinq années suivantes, six ou sept mois par an, profitant de ses loisirs et des vacances pour voyager en Europe et pour écrire.
A l’automne de 1926, il avait entrepris la rédaction d’un livre. Il l’avait imaginé et probablement commencé en France. Il l’avait continué à New York, passant ses journées d’enseignement, ses soirées et ses nuits à écrire toute l’expérience de son enfance et de sa jeunesse. Il n’avait aucune expérience littéraire à proprement parler, aucun modèle que lui-même. Cependant, il ne reniait pas l’influence de James Joyce : "Comme tous les jeunes gens, je subissais alors fortement l’influence des écrivains que j’admirais. L’un des premiers écrivains de ce temps était James Joyce, l’auteur d’Ulysse. Le livre que j’écrivais fut grandement influencé, je crois, par celui de Joyce. Cependant, l’énergie débordante et l’enthousiasme brûlant de ma propre jeunesse modelèrent le livre et, je crois, prirent entièrement possession de lui. Comme Joyce, je parlai des choses que j’avais connues, de la vie et des expériences qui m’avaient été familières dans mon enfance. A la différence de Joyce, je n’avais aucune expérience littéraire. Je n’avais jamais publié avant. Mes sentiments à l’égard des écrivains, des éditeurs, des livres, de tout ce monde distant, étaient presque aussi romantiquement irréels que lorsque j’étais enfant. Cependant mon livre, les personnages dont je le peuplai, les couleurs et le climat de l’univers que j’avais créé, avaient pris possession de moi, et j’écrivis… j’écrivis avec cette flamme brillante qui illumine un jeune homme qui n’a jamais publié et qui est sûr que tout ira bien et que tout doit aller bien. Je me souhaitais la gloire comme tout jeune auteur l’a souhaitée. Et cependant la gloire était une chose brillante et très incertaine."
Il écrivait furieusement, accumulant des monceaux de manuscrits dans une caisse qu’il transportait partout avec lui et qui occupait généralement le centre de la chambre. Au bout de deux ans et demi, le roman fut terminé. Ce premier roman d’abord refusé par les éditeurs arriva finalement sur les bureaux de la maison Scribner’s. Un lecteur accepta le manuscrit ou, plus exactement, un extrait du manuscrit. Et ça a donné "Que l’ange regarde de ce côté". L’ouvrage, publié en 1929, fut bien accueilli, sauf dans la ville natale de l’auteur, où d’aucuns croyaient se reconnaître dans les personnages du roman. Le succès fut long mais régulier. Une édition populaire fut lancée, un peu plus tard, qui accrût la renommée de l’auteur. Ce dernier cependant était parti de nouveau pour l’Europe. Il visita l’Angleterre, la France, puis l’Allemagne où il se plut.
"Le temps et le fleuve" a été publié en 1935. Et l’auteur repartit en Europe y passer quelques mois. De retour en Amérique, il travailla d’arrache-pied à son nouveau manuscrit, sachant intuitivement peut-être que le temps lui était compté. En juillet 1938, il tomba malade alors qu’il était en voyage dans les états de l’Ouest américain. Une mauvaise pneumonie, suivie d’une méningite tuberculeuse, allait l’emporter. Transporté d’urgence dans un hôpital, il y mourut le 15 septembre 1938. Il avait 37 ans.
Aucun de ceux qui ont connu l’homme ne pouvait s’empêcher de l’aimer ou de l’admirer. Ce « bon géant » — il mesurait près de 2 mètres —aux grands yeux noirs, était un être prodigieusement actif, ouvert et curieux, capable de s’intéresser à chacun et à tous. Un de ses anciens collègues de l’université de New York disait de lui : "Tom pouvait parler de n’importe quel sujet de façon nourrie et brillante. Il avait des connaissances dans tous les domaines et pouvait parler des littératures romanes que des liqueurs, du base-ball ou de la politique." Il avait le cœur généreux et l’esprit droit. Il était toujours plein de sollicitude pour ses amis.
L’œuvre de Thomas Wolfe se compose essentiellement de quatre romans :
"Que l’ange regarde de ce côté" composé d’une tétralogie :
"Aux Sources du Fleuve", en un volume.
"Que l'ange regarde de ce côté", en deux volumes
"L'Ange exilé, une histoire de la vie ensevelie", en un volume
"Le Temps et le fleuve" composé d’une dilogie :
"Au Fil du Temps"
"Le Temps et le fleuve"
"La toile et le roc", en deux volumes.
"L'Ange exilé".
Dans "Que l’ange regarde de ce côté" et dans "Le Temps et le fleuve", le héros est l’auteur sous le nom d’Eugène Gant. Dans les autres, bien que son nom soit devenu George Webber, que ses traits soient différents, que son histoire ne répète pas l’épopée d’Eugène Gant, c’est toujours du même dont il s’agit ou plus exactement de Thomas Wolfe.
"Que l’ange regarde de ce côté" que Thomas Wolfe lui-même a appelé "le grand testament de l’adolescence en Amérique" décrit l’enfance et l’adolescence d’Eugène Gant, le fils d’un marbrier de Pennsylvanie et d’une femme de Caroline du Nord. Les parents Gant sont aussi mal assortis que possible. Le père est un rêveur, un idéaliste passionné, un artiste manqué, qui boit pour se consoler de la faillite de son rêve. Fille et sœur de businessman, la mère, Eliza Gant, est une réaliste, avide d’argent, effroyablement matérialiste, cupide, soupçonneuse et mesquine. M. Gant exprime le mieux ses aspirations profondes en sculptant des anges, Mme Gant en pressurant les touristes d’Altamont.
Tout ce qui concerne l’expansion de cette ville et le commerce des terrains est le fruit des observations directes de Thomas Wolfe à Asheville où il est né. Eliza Gant est modelée sur la mère de l’auteur qui avait une connaissance précise et redoutable des prix des terrains et des valeurs immobilières. Eliza repère les meilleurs terrains, prévoit la croissance de la ville, achète et revend habilement… Le roman n’est, bien évidemment, pas qu’un documentaire balzacien sur la vie de province et l’enrichissement d’une technicienne de la vente d’immeubles. C’est aussi la peinture d’une famille américaine dans laquelle le père est un roseau brisé, la mère une "pionnière" forte, héroïque et étouffante. Les enfants Gant sont les victimes du conflit d’idéaux contradictoires qui divise leurs parents. Tous, tôt ou tard, répudieront d’une façon ou d’une autre ceux qui leur ont rendu la vie intolérable.
Eugène est comme son père, un rêveur. Comme Thomas Wolfe au même âge, il est à dix-sept ans un grand garçon dégingandé, sensible, débordant d’ambition, affamé d’expériences, amoureux de la planète toute entière. Il souffre des querelles familiales, des humiliations et de la promiscuité qu’il subit à la pension de famille de sa mère. Il va à l’école, tout en travaillant pour gagner sa vie. Chaque matin, à l’aube, il apporte les journaux dans un des quartiers les plus misérables de la ville.
A l’école, ses camarades se moquent de lui. Mais qu’importe ! Il lit avec passion et apprend par cœur les chefs-d’œuvre de la poésie lyrique anglaise. Au sortir du collège, il se fait inscrire dans une université d’Etat. A la fin du livre, Eugène a accompli une partie importante de sa vie : il s’est affranchi des préjugés étroits de la religion et de la société. Il a commencé à satisfaire sa soif de connaissance.
L’expérience de l’amour, de la souffrance, la mort de son frère Ben — celui qu’il aimait le mieux, le seul qui le comprenait un peu — l’ont passablement mûri. Il est prêt pour de nouveaux travaux et pour de nouvelles expériences. "La grandeur d’âme de Ben Gant illumine chaque page" a dit de son roman Thomas Wolfe. Mais il y a aussi dans cette large fresque des scènes plus discrètes que nous pouvons isoler de l’ensemble et des chapitres qui se lisent comme de véritables nouvelles. Témoin celui dans lequel Gant vend un ange importé, en marbre de Carrare, à la "Reine" Elizabeth, la tenancière du bordel local, pour la tombe d’une de ses pensionnaires. Gant, qui avait toujours rêvé de sculpter un tel ange, hésite à s’en séparer parce qu’il symbolise les aspirations de sa jeunesse, mais, ému par le chagrin authentique de la « Reine », il finit par céder. Wolfe décrit le personnage de la "Reine" Elizabeth avec beaucoup d’humanité et de tact, ne la blâmant ni ne la louant, ne la critiquant pas et ne déversant pas sur elle une fausse sentimentalité. Le ton est juste.
"Le temps et le fleuve" mène Eugène Gant de l’université de Harvard à New York en passant par Paris. Eugène étudie l’art dramatique avec le professeur Hatcher, se laisse influencer considérablement par le jeune et brillant assistant de Hatcher au nom de Starwick qui devient son ami le plus intime. Il termine la rédaction d’une pièce qui est refusée par tous les théâtres. Il s’enivre. Il passe une nuit en prison. Il obtient un poste dans un collège de New York mais ne trouve pas dans l’enseignement un aboutissement ultime à sa quête d’expérience. Il visite, dans une maison de campagne des bords de l’Hudson, de riches amis mais l’ordre capitaliste, bâti sur l’exploitation du pauvre, commence à l’irriter.
Il continue son pèlerinage par un voyage en Europe. A Paris, il retrouve Starwick qui a maintenant deux maîtresses, Ann et Elinor, et vit à "la française". Les deux jeunes gens fréquentent les bouges de Paris, se livrent pendant six semaines à une véritable bacchanale d’ivrognerie et de débauche. Eugène tombe amoureux d’Elinor mais cette dernière aime Starwick qui n’aime pas les femmes. Les deux amis se querellent et se séparent après une bagarre. Violente. Eugène rentre en Amérique. Sur le bateau, il entrevoit une femme aux yeux de colombe, Esther.
Dans "La toile et le roc", le héros est devenu George — affectueusement surnommé Monk. Le début du roman raconte l’enfance, l’adolescence et la jeunesse du héros dans l’Etat de la Caroline du Nord. Atamont est devenu Libya Hill. Les parents de George ont été, tout comme les parents d’Eugène, un couple mal assorti mais les détails sont entièrement différents. Le père de George, divorcé, s’est vu enlever la garde de son fils. Celui-ci est devenu doublement orphelin lorsque sa mère meurt. La vie de l’enfant puis du jeune homme n’a pas été très heureuse. C’est un garçon affligé d’une légère déformation physique, d’ailleurs différente de celle d’Eugène. Comme Eugène, il est tourmenté par une imagination débordante et par une soif extraordinaire de savoir et d’expériences. Lui aussi va au collège dans le Sud, puis se lance à la conquête du Nord et du monde. Il voyage en Europe. Sur le bateau, il rencontre une femme destinée à jouer un rôle important dans sa vie, Mrs Jack.
Esther Jack est une juive riche de dix ou quinze ans plus âgée que George. Elle est petite, fine, très intelligente et encore belle. Décoratrice de théâtre, elle a très bien réussi. Elle a un nom bien établi dans les milieux artistiques et mondains. Son mari est un riche homme d’affaires qui, depuis longtemps, a éteint les feux de la passion à son encontre. Sa fille, Alma, est une jeune personne froide qui se suffit à elle-même. Un roman d’amour commence à s’écrire entre Esther et George. Pour ce dernier, Esther représente l’expérience la plus complète, la plus satisfaisante et la plus belle qu’il ait jamais rencontrée. Mais peu à peu, il en vient à l’associer avec tout ce qui, dans la vie new-yorkaise et dans le système social de la ville, est faux, corrompu, injuste.
Quand son livre est refusé par un éditeur avec lequel Esther l’avait mis en rapport, George se querelle avec elle. Il part pour l’Europe à Paris d’abord, poursuit son pèlerinage à Munich, boit de la bière, est mêlé à une bagarre et se retrouve sur un lit d’hôpital.
"L’ange exilé" poursuit l’histoire de George à partir de 1929. George est rentré à New York. Il a retrouvé Esther Jack et la voit chaque jour mais leurs rapports ne sont plus tout à fait les mêmes qu’avant son séjour en Europe. Il la tient un peu à distance et se considère comme plus indépendant vis-à-vis d’elle. Son premier roman est finalement accepté par un éditeur. L’ouvrage fera scandale à Libya Hill et les habitants furieux de se voir ainsi exposés aux regards indiscrets du grand public se dressent contre l’auteur, allant jusqu’à le menacer de lui faire la peau s’il rentre au pays. George se rend compte, pour la première fois, que les hommes ont une peur affreuse de la vérité. Vers cette époque, George assiste à une soirée chez Esther. George est humilié, blessé par les gens qu’il rencontre, businessmen avides, snobs, décadents, intelligentsia hypocrite… Le monde des Jack lui parait incompatible avec la préservation de son honneur d’écrivain, avec son souci de toujours servir la vérité. Peu de temps après, il rompt définitivement avec Esther.
Il s’enferme dans Brooklyn, travaille désespérément dans un sous-sol à son nouveau roman. L’entreprise monumentale lui prendra plusieurs années. Son seul ami, pendant toute cette période, est son éditeur. C’est un homme honnête, un ami sûr, qui aide George de tout son pouvoir. Repris par le démon des voyages, George part pour Londres. Il y rencontre Lloyd McHarg, le plus célèbre des romanciers américains. Il se rend compte, en le côtoyant, que la gloire n’est pas tout, qu’elle a laissé McHarg seul, frustré, inassouvi, accablé par un besoin de fraternité humaine.
Après la publication de son second livre, George visite l’Allemagne et il est frappé par la maladie morale qui ronge l’âme germanique. Il se demande si l’Amérique, elle aussi, n’est pas menacée par ce mal effroyable. Réfléchissant profondément sur les causes de ce mal, il en vient à rompre avec Foxhall Edwards, comme il avait rompu avec Esther Jack et avec tant d’autres. Pourtant il aimait Foxhall, qu’il considère presque comme un père. Mais son besoin d’indépendance, de perfection et de liberté le pousse à quitter son ami. Foxhall est trop résigné, trop fataliste pour un être comme George qui vit dans le présent et a le souci profond de sauver l’humanité. Il lui écrit pour lui expliquer les raisons de son acte une longue lettre qui se termine par un véritable crédo.
"Votre philosophie vous a amené à accepter l’ordre des choses parce que vous n’avez aucun espoir de les changer. Et puissiez-vous les changer, tout autre ordre serait, à votre avis, exactement aussi mauvais. En termes d’éternité, vous avez peut-être raison, vous et l’Ecclésiaste. Car il n’y a pas de sagesse plus grande que celle de l’Ecclésiaste, pas d’acceptation plus vraie que l’austère fatalisme du roc. L’homme est né pour vivre, pour souffrir, pour mourir, et le lot qui lui échoit est tragique. On ne peut pas nier tout cela à la fin. Mais mon cher Fox, nous devons le nier tout le long du voyage…
"L’humanité a été façonné pour l’éternité mais l’Homme-Vivant a été créé pour un jour. De nouveaux maux viendront après lui, mais c’est des maux actuels qu’il se préoccupe. L’essence de toute foi, il me semble, est que la vie de l’homme sur terre peut être et sera meilleure ; que les plus grands ennemis de l’homme, sous les formes qu’ils revêtent maintenant, celle que nous voyons dans la crainte, la haine, l’esclavage, la cruauté, la pauvreté, le besoin —peuvent être vaincus et détruits. Mais leur conquête et leur destruction ne signifiera rien de moins que la complète révision de la structure de la société telle que nous la connaissons. Le prophète et vous, avez peut-être raison pour l’Eternité, mais nous… avons raison pour le Présent…"
A la fin de son crédo, George a une prémonition. Quelque chose lui dit qu’il va mourir : « Mon récit est terminé — adieu ! Mais avant de partir, j’ai encore une chose à vous dire : une voix m’a parlé dans la nuit… et m’a dit : "Vous allez mourir, vous allez perdre la terre que vous connaissez, et savoir davantage, perdre votre vie et trouver une vie plus belle, perdre les amis que vous aimez et trouver un plus grand nombre d’amour, vous allez trouver une terre meilleure…"
Le pressentiment de l’auteur était, nous le savons, justifié. Mais qu’importe, l’essentiel de son œuvre était achevé. Il y a tout un monde chez Thomas Wolfe. Aussi, lorsqu’on cherche à énumérer les éléments qui le composent, on ne voit guère par où commencer : poète, psychologue, satirique, mémorialiste, peintre de son temps, moraliste, il est un de ces écrivains qui, comme Proust, échappent aux classifications. S’il fallait trouver une dominante, je dirais qu’après une première lecture, on est surtout frappé par la qualité poétique et musicale de l’œuvre.
Certes, si l’art est dans la concision, Wolfe n’est sans doute pas un grand artiste. Il écrit abondamment. Ses livres ont des dimensions extraordinaires, aptes à faire reculer beaucoup de lecteurs épris de mesure. "Le temps et le fleuve" bat des records avec près de mille pages serrées. "Que l'ange regarde de ce côté" a six cent trente pages. "La toile et le roc", près de sept cents pages. "L’ange exilé" a sept cent cinquante pages. Wolfe possède une prodigieuse richesse verbale qui ajoute toujours quelque chose à la beauté et à la richesse du tableau. Il sait faire parler ses personnages, à quel que milieu qu’ils appartiennent, avec les paroles et dans le ton qui conviennent.
Comme Proust, Wolfe a été servi par une mémoire extraordinaire. De même que son héros George, le romancier "absorbait l’expérience comme une éponge" par tous les pores de sa peau. Wolfe est le peintre de la société de son temps. Il sait analyser les types aussi bien que décrire les ensembles — foules des gares et des trains, meetings politiques et matchs de boxe, jeux des enfants et distractions ennuyées des adultes, tout cela avec sa couleur, sa sonorité et sa température propres. On trouve dans son œuvre l’essentiel de la scène américaine et une partie de la scène européenne vue par un américain. La guerre vue par un adolescent, la prohibition vue par un jeune homme, la prospérité, le célèbre match de boxe Dempsey-Firpo, le krach boursier de 1929 vus par un homme qui s’éveille à ses responsabilités sociales.
Wolfe n’a pas chercher à peindre l’Europe — ni l’Amérique d’ailleurs — d’une façon naturaliste et documentaire. D’autre part, ses tableaux de Paris et de la civilisation française que nous connaissons si bien ne brillent pas toujours par leur exactitude : il connaissait mal la langue et la mentalité françaises et c’est miracle qu’il n’ait pas fait plus d’erreurs. Mais il a vraiment compris au début des années 1930 l’Allemagne, le drame allemand et ce qui s’y préparait. Et il a su peindre l’Amérique avec une rare puissance. L’Amérique et les américains de son temps sont dans son œuvre. Car il a, tel Walt Whitman, fait un merveilleux effort pour capturer l’Amérique toute entière. Et s’en faire l’écho. Issu du Sud, il a d’abord peint les préjugés provinciaux de ce Sud profond dont il ne s’était que partiellement affranchi, à commencer par celui de la suprématie de "la race" blanche. Puis il a décrit le monde tel qu’il l’a vu dans ses voyages : le grand monde des Jack, les riches, les bourgeois, les pseudo-intellectuels des salons, les petites gens de Brooklyn.
Il a pensé les problèmes américains de son temps et donné le témoignage le plus authentique sur les débats intérieurs d’un américain sincère qui, parti de l’individualisme, arrivera, après une quête émouvante, à une conception sociale du monde des hommes et à une large compréhension des souffrances de l’humanité.
Wolfe est un grand écrivain et un grand homme. Il a dénoncé tous les travers qui diminuent l’humanité — avidité, cupidité, égoïsme —. Il a peint de façon réaliste le snobisme sous toutes ses formes. Il a choisi de ne pas être du côté de ceux qui ne prenaient pas leurs responsabilités d’êtres humains.
Kamel Bencheikh
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merci
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wanissa