La forêt d'Akfadou ou l'urgence d'un projet de développement durable
"Lorsque la hache entre dans la forêt, les arbres disent le manche est l’un des nôtres", dit un adage bien de chez nous.
Cette réflexion sur l’état déplorable du parc forestier a éclos à l’occasion d’un récent séjour de quelques semaines dans le massif montagneux d’Akfadou, culminant à près de 1 700 m d’altitude. Ce massif est couvert de forêts primaires aussi vieilles que le monde, riches en espèces animales (singes, chacals, sangliers, renards, hyènes, cerfs de Berbérie en réhabilitation depuis 2004, pacage des troupeaux bovins et ovins…) et végétales (chênes zen, chênes-liège, chênes verts et végétation de maquis…) et compte nombre de lacs (Ouroufel, Aslous et Aguelmime Averkane, Thayliline…).
En somme, la forêt d’Akfadou est le véritable poumon vert de toute la région, et c’est l’un des plus importants massifs forestiers d’Afrique du nord. Vers mi-juillet, le pays est embrasé par une puissante vague de chaleur, j’y ai passé un été caniculaire sans précédent où les températures ont atteint des valeurs rarement égalées. Les incendies de forêts n’y sont pas étrangers. Les flancs de certains villages, comme Thapount, Ivurayen, Flih, Tizi-Tifra et bien d’autres villages dans les communes d’Adekar, Toudja, Tizi Rached… sont noircis par les flammes qui ont ravagé des milliers d’hecatares de forêts et de maquis en un laps de temps relativement court. De retour à Lyon, et en me penchant sur le cadre juridique qui enserre les forêts, l’on est vite frappé par un contraste saisissant entre le cadre juridique fort protecteur, remarquablement contredit, cependant, par les faits.
Généralement, les forêts bénéficient d’une double protection complémentaire : par les dispositions des lois domaniales, d’un côté, et des lois ad hoc de l’autre. Notons d’emblée, en ce qui concerne le statut juridique des forêts, que la position du législateur algérien se distingue de celle du législateur français. Tandis que les forêts ont toujours été rangées dans le domaine privé des personnes publiques par le second, même quand une forêt a fait l’objet d’aménagements spéciaux en vue de son utilisation par le public (1), alors qu’elles ont régulièrement été classées dans le domaine public par le premier (2). Il est pour le moins étonnant que le législateur et la jurisprudence en France concèdent aux promenades publiques et bois … lorsqu’ils ont reçu certains aménagements… le statut de domaine public et s’obstinent à le refuser aux forêts ouvertes au public et dont l’intérêt sur le plan environnemental et écologique n’est point à démontrer. C’est oublier qu’en France il existe historiquement une forte méfiance à l’extension des prérogatives de puissance publique dans le domaine économique y compris sur les dépendances domaniales et qui permettent à l’État d’agir par voie de décision unilatérale.
Dans le langage juridique, la domanialité publique concédée aux forêts s’entend d’un ensemble de règles indispensables à la protection de certaines catégories de biens publics par leur soumission au triptyque bien connu d’inaliénabilité, d’insaisissabilité et d’imprescriptibilité (3), d’une part. Et aux règles pénales générales portant sur les atteintes aux biens et aux contraventions de voirie et des règles spéciales tenant à la police de la conservation d’autre part. Les forêts jouissent donc d’une protection juridique spéciale et mises, à ce titre, hors du commerce et hors de toute appropriation privative. Leur imprescriptibilité empêche l’acquisition d’une parcelle de forêt domaniale par prescription acquisitive, soit une occupation prolongée (usucapion), étant donné que l’administration peut révoquer à tout moment un titre d’occupation privatif d’une forêt pour un motif d’intérêt général, comme elles ne peuvent (forêts) en aucun cas être l’objet d’une saisie. Autant dire qu’il s’agit là d’un régime fort bien protecteur des forêts et de certains biens publics pour une raison simple : ces biens ont une destination naturelle ou par des aménagements spéciaux d’usage collectif et d’utilité publique.
Pour autant, il faut bien se garder de conclure hâtivement que le statut de domanialité privée accordé aux forêts en France est moins protecteur. Précisons d’abord que l’exclusion des forêts du régime de la domanialité publique tient essentiellement au fait que la majorité des forêts, soit les trois quarts (plus de 12 millions d’ha), appartiennent à des particuliers, or il ne peut y avoir de domanialité publique sans propriété publique, c’est bien là une jurisprudence constante en droit français. La conception française de la domanialité publique est rebelle à toute disqualification du critère organique. Le quart restant est la propriété pour partie des collectivités territoriales (communes, départements, régions) et pour partie de forêts domaniales de l’État qui s’étendent sur 1 649 000 ha.
Ensuite, s’il est bien vrai qu’elles ne sont pas protégées par les attributs de la domanialité publique, elles bénéficient bien en revanche d’une protection pénale (emprisonnement, amendes…) consolidée contre les incendies, dépôts d'ordures, de déchets ou d'épaves… et les peines encourues sont doublées lorsque les infractions sont commises la nuit (4). Puis, contrairement aux forêts appartenant aux collectivités locales (communes, départements, régions), les forêts domaniales de l’État sont inaliénables et leur aliénation n’est possible qu’à la condition d’une autorisation législative, c'est-à-dire une loi, sauf pour les bois de moins 150 ha. Et a priori rien ne s’oppose à ce que le juge administratif décide de ranger les forêts appartenant aux autres personnes publiques (communes, départements, régions) dans le domaine public, puisque ces forêts ne sont pas concernées par le code du domaine de l’État. C’est d’ailleurs la position du Conseil d’État à propos du bois de Vincennes appartenant à la ville de Paris (5). Enfin, le législateur français est vraisemblablement opposé à une extension pouvant être qualifié d’excessive du régime de la domanialité publique.
... et en Algérie
À l’inverse, en droit algérien, à l’exception du décret d’octobre 1965 (6) qui a rangé les forêts dans le domaine privé de l’État, les forêts, quel qu’en soit le propriétaire (communes, wilayas, État), mais encore toutes les richesses forestières, les terres forestières ou à vocation forestière ont constamment constitué des dépendances du domaine public (7). " … les forêts, les richesses forestières, les terres forestières ou à vocation forestière résultant de travaux d’aménagement, de mise en valeur, les forêts acquises dans le cadre de l’expropriation pour cause d’utilité publique, les forêts reçues par dons et legs ou dévolues à l’État dans le cadre de successions en déshérence…" (8) sont dotées du statut de domanialité publique.
En raison de son importance environnementale et parce que c’est une richesse précieuse et irremplaçable, le domaine public forestier, à l’instar des domaines maritime et hydraulique, est mis à l’abri de toute occupation privative constitutive de droits réels (9) pour lui éviter sans doute d’éventuelles dégradations. Car, à l’instar des autres ressources et richesses naturelles, les forêts après avoir été pendant longtemps exclusivement des espaces de loisirs, de chasse et de coupe de bois pour se chauffer, elles sont de plus en plus convoitées, pour être le siège d’activités économiques financièrement rentables (exploitation du liège, bois, constructions...).
En plus de la protection que leur assure sur le plan juridique les lois domaniales successives (10), les forêts sont aussi l’objet d’une loi suis generis ; il s’agit en l’occurrence de la loi du 23 juin 1984 portant régime général des forêts (11) modifiée et complétée par la loi du 2 décembre 1991 (12). Le titre II du texte de loi est entièrement consacré à la protection du patrimoine forestier par l’État contre toute atteinte et dégradation (art. 15 et 16). Le chapitre III de ce titre est dédié à la protection contre les incendies, maladies et toutes les autres altérations et dégradations du milieu forestier : décharges, incinérations, pâturages dans certaines zones protégées, constructions… Les titres V et VI traitent de la police forestière (art 62 à 64) et des dispositions pénales (art 65 à 89). Il s’agit de sanctions (amendes, emprisonnements, confiscations) prévues pour les coupes de bois, les incendies, l’extraction de lièges, le pâturage en zones protégées, incinération de végétaux et chaume, le refus de réquisition pour combattre les incendies, les circonstances aggravantes, les cas de récidive…
Cette attitude ouvertement protectrice du législateur algérien à l’égard des forêts et des richesses forestières est largement justifiée et elle peut être défendue à bon escient, ne serait-ce qu’en raison de leur apport précieux à l'équilibre et à la protection de l'environnement. Ce statut public des forêts implique-t-il concrètement une meilleure protection du domaine forestier ?
Le passage aux faits par l’observation de quelques données factuelles risque, cependant, d'être moins glorieux qu'annoncé par les textes, puisque les forêts font régulièrement l’objet d’infractions, comme l’exploitation anarchique par les populations riveraines, les coupes de bois parfois à la tronçonneuse, les défrichements et exploitations illégaux, les constructions non autorisées... Mais ce sont surtout les incendies de forêts qui provoquent plus de dégâts y compris en vies humaines, et dont l’origine tient sans doute dans une chaîne de causalités : pyromanie, jet des mégots, brûlage négligent, débris de verre, sur lesquels se reflètent les rayons du soleil, entraînant des combustions, réchauffement climatique, etc.
Ce sont donc les incendies qui retiennent notre attention ici, comme ceux qui ont ravagé durant cet été plus de 32 000 ha de forêts (13).
Rappelons que de 1985 à 2010, l’Algérie a enregistré pas moins de 42 555 feux qui ont endommagé une superficie forestière de 910 640 ha (14).
Le problème de la déforestation se pose avec d’autant plus d’acuité que l’Algérie ne possède que 4,1 de millions d'ha de forêts concentrés dans les départements du nord du pays. La rareté des forêts et les menaces de désertification font que ces incendies ont un impact particulièrement désastreux sur l’écologie.
Ce fléau se reproduit malheureusement chaque année, notamment dans les wilayas (départements) du nord-est du pays, avec des dommages d’ampleur variable, sans que les pouvoirs publics ne prennent les mesures qui s’imposent pour le juguler. Les autorités avaient promis la mise en service dès 2013 de 6 hélicoptères bombardiers d’eau. Les graves incendies de l’été 2017, dont le bilan s’est soldé par de nombreuses pertes et au premier rang desquelles figure nombre de vies humaines, bétails, ruches… ont bien montré qu’il n’en est rien. La France, dont la superficie est cinq fois moindre que celle du territoire algérien (plus vaste pays d’Afrique), dispose de 35 hélicoptères bombardiers d’eau et 23 avions, tous dédiés à la lutte contre les incendies de forêts.
Un incendie peut se déclencher au même endroit en l’espace de quelques années seulement. Pourtant, les enquêtes sur les causes de ces incendies montrent, d’un côté, l’origine anthropique du phénomène, c'est-à-dire du fait de l’homme et, de l’autre, le peu d’intérêt que lui accordent les pouvoirs publics, alors que lorsque les causes potentielles sont ainsi identifiées, elles sont de nature à permettre aux autorités d’y agir plus efficacement (15).
L’action contre les incendies étant centrée très souvent sur l’instant, c'est-à-dire l’extinction des feux, le travail de prévention, de sensibilisation en amont est quasiment inexistant sur le terrain. Et la préoccupation majeure de la protection civile lors de ses interventions - et c’est fort bien salutaire - est la mise à l’abri des civils, l’incendie en lui-même ne présente pas un caractère prioritaire. D’ailleurs la protection civile n’intervient que si des citoyens en sont directement menacés. D’importantes surfaces forestières sont parfois parcourues par des incendies sans que la protection civile n’intervienne. Le retard ou la non-intervention de cette dernière est de nature à accroître les dommages causés aux forêts. Et les bilans auraient pu être, dans certains cas, plus lourds de ce fait si ce n’était la vigilance et la mobilisation citoyenne dans ces montagnes. À quand le reboisement des zones dénudées de ces massifs montagneux, déclaré pourtant "d’utilité publique sur toute terre à vocation forestière"(16) ? En France, il n’existe plus de forêts primaires ; le parc forestier existant est entièrement le fait de l’homme. La surface forestière s’étend grâce au repeuplement d’environ 40 000 ha par an.
Le problème devient plus grave quand ce sont des considérations politiques qui rendent la situation alarmante : certains incendies sont classés sous l’acronyme "INA" (Intervention non autorisée) parce que, dit-on, c’est un moyen de lutte contre le terrorisme.
Et ces incendies volontaires ou sécuritaires ne sont pas des cas isolés ; les services de la conservation des forêts de Tizi-Ouzou, à titre d’exemple, ont enregistré 50 incendies de ce genre de 1994 à 2012. Environ la moitié des wilayas du nord du pays où le terrorisme continue de sévir est concernée par ces incendies classés INA (17).
Or il est bien connu que la lutte contre le terrorisme n’a de chances de triompher, sans la transformer pour autant en victoire à la Pyrrhus, que si trois conditions au moins sont réunies : un service de renseignement efficace, des troupes (militaires, policiers, gendarmes) tireurs d’élite et la conduite de cette lutte dans le respect de la légalité (droit à un procès équitable, respect de la présomption d’innocence, droit à la défense…). En revanche, s’il faut mettre le feu à une forêt chaque fois que des terroristes y trouvent refuge, le risque de disparition, le trait est à peine forcé, du parc forestier à long terme est à craindre.
Enfin, ce tableau d’ensemble peu reluisant sur l’état des forêts confirme, un constat déjà ancien mais attesté par l’actualité, que c’est surtout dans des conjonctures politiques troubles, et ce depuis, notamment la grande insurrection de 1871 des Cheikhs Ahedadh et Moqrani, que les forêts versent souvent un lourd tribut aux incendies. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler qu’une superficie de plus de trois millions et demi d’hectares de forêts a été dévastée par les incendies depuis la naissance de la IIIe république à l’indépendance du pays. Les incendies sont si fréquents que le code de l’Indigénat (1875) a prévu en sus des peines individuelles, des amendes collectives peuvent être infligées aux tribus ou aux douars dans le cas d’incendies de forêts. Les responsables de tels actes sont soumis aux mêmes sanctions que les auteurs d'actes insurrectionnels. Les dispositions de l'article 130 de la loi forestière de 1903 précisent : "Lorsque les incendies par leur simultanéité ou leur nature dénoteront de la part des indigènes un concert préalable, ils pourront être assimilés à des faits insurrectionnels et en conséquence donneront lieu à l'application du séquestre, conformément aux dispositions actuellement en vigueur de l'ordonnance du 31 octobre 1845".
Certaines périodes de la fin du XIXe siècle (1881, 1892, 1894), de la première moitié du XXe siècle (1913, 1919, 1956, 1958) et de la seconde moitié de XXe siècle (1993, 1994, 2000) et, enfin, du début du XXIe siècle (2007, 2012 et l’année 2017) sont des années noires pour les forêts et les populations riveraines, correspondant généralement à des époques troubles (insurrections et guerre).
Enfin, à quand cette magnifique forêt sera-t-elle enfin dotée d’une protection à la hauteur de ses bienfaits à plus d’un titre et des attentes des citoyens ? Classée parc national dès 1924 par les autorités coloniales, elle a ensuite été ravalée au rang de reserve naturelle en 1985 avant qu’elle ne soit dotée du statut de parc naturel régional en 2005 à cause sans doute de son équilibre fragile. Un parc naturel régional requiert un projet de développement durable conçu sur la protection et la valorisation de son patrimoine naturel et culturel. Quel que soit le statut juridique qui lui est concédée, il y a, au regard de sa dégradation, plus que jamais urgence tant pour les citoyens devant faire preuve davantage de civisme et de vigilance citoyenne que pour les pouvoirs publics qui doivent doter cette forêt, l’une des plus riches d’Algérie sur le plan écologique, en moyens appropriés et en agents forestiers supplémentaires pour assurer de façon plus efficace sa préservation.
Tahar Khalfoune, juriste
Notes
1- À l’occasion de l’arrêt « Office national des forêts c/abamonte » du 28 novembre 1975, le Conseil d’État a considéré que les aménagements réalisés par l’Office national des forêts pour que la forêt Banney dans les Vosges soit accessible au public n’étaient pas de nature à la considérer comme faisant partie du domaine public.
2 - Article 37 de la loi n° 08-14 du 20 juillet 2008 modifiant et complétant la loi n° 90-30 du 1er décembre 1990 portant loi domaniale.
3- Article 14 de la loi forestière de 1984.
4- Articles 162-1 à 162-4 du code forestier. l’Ordonnance n° 2012-92 du 26 janvier 2012
5- C.E, 14 juin 1972, Rec. Cons. D’Et, p. 442), cité par Louis De Gastines, "La distinction jurisprudentielle du domaine public par rapport au domaine privé", Recueil Dalloz, 1978, p. 250.
6- Décret n° 65-263 du 14 octobre 1965, JORA, 1965, p. 902.
7- Article 36 de la loi domaniale.
8- Article 36 de la loi domaniale
9- Article 69 septies de la loi domaniale n° 08-14 du 20 juillet 2008, modifiant et complétant la loi n° 90-30 du 1er décembre 1990 portant loi domaniale.
10- Loi n° 84-16 du 30 juin 1984, relative au domaine national, JO du 3 juillet 1984 ; Loi n° 90-30 du 1er décembre 1990, portant loi domaniale, JO n° 52 du 2 décembre 1990 ; Loi n° 8-14 du 20 juillet 2008 modifiant et complétant la loi n° 90-30 du 1er décembre 1990 portant loi domaniale, JO n° 44 du 3 août 2008.
11- Loi n° 84-12 du 23 juin 1984 portant régime général des forêts.
12- Loi nº 91-20 du 2 décembre 1991 modifiant et complétant la loi nº 84-12 du 23 juin 1984 portant régime général des forêts.
13- La presse écrite a fait largement écho durant l’été 2017 des dommages occasionnés aux forêts par ces incendies. Voir notamment le quotidien El Watan du 27 juillet 2017.
14- Ouahiba Meddour, Eddour-Sahar et Christine Bouisset, "Les grands incendies de forêt en Algérie : problèmes humains et politiques publiques dans la gestion des risques", Revue géographique des pays Méditerranéens, 2013, pp. 33-40.
15- Loc-cit.
16- Article 48 de la loi forestière.
17- Loc-cit.
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جزاكم الله خيرا
merci