William Burroughs : le père putatif de la Beat Generation
"Je veux faire prendre conscience de la criminalité de notre Époque. Toute mon œuvre s’inscrit contre ceux qui, par idiotie ou par dessein, veulent faire sauter la planète ou la rendre inhabitable." William Burroughs
William Burroughs occupe dans la littérature américaine de la fin du XXème siècle une place comparable à celle d’Henry Miller dans les années 1940. Dans son propre pays, il est fort apprécié par une minorité d’intellectuels et d’artistes. Norman Mailer voit en Burroughs une sorte de génie. Mary McCarthy, Jack Kerouac et Allen Ginsberg le placent sur un piédestal. Mais ni leurs confrères, ni la plupart des critiques, ni les universitaires et ni la grande masse des lecteurs ne sont prêts à accepter comme un grand écrivain, ou juste comme un simple écrivain, cet auteur à scandales, tant pour son obscénité que pour son discours obscur. En Europe, par contre, l’auteur du Festin nu est célébré à l’envi par toutes les "avant-gardes". Il est généralement célébré comme "le nouveau James Joyce" ou, à tout le moins, comme "le nouveau Jean Genet" américain. Son œuvre est portée aux nues comme la plus révolutionnaire, la plus originale, la plus profonde de son pays et de son temps.
Publié d’abord sous le pseudonyme de William Lee, Junkie est la première œuvre de Burroughs. A la différence des livres suivants, ce "roman" est écrit dans un style réaliste conventionnel. C’est le récit, à la première personne, des expériences d’un drogué aux Etats-Unis et au Mexique.
Burroughs a été toxicomane pendant une quinzaine d’années. Il a fait usage de la drogue sous toutes ses formes : héroïne, morphine, dilaudide, encodal, pantapon, dicodide, opium, etc… Il l’a "fumée, avalée, reniflée, injectée… " Quand il a décidé par un ultime sursaut de se désintoxiquer, il était à la limite extrême du pays d’où l’on ne revient pas. Cette quinzaine d’années de sujétion lui ont permis d’observer minutieusement la manière dont le virus prend racine et se développe, de noter le comportement du drogué et de celui de ses fournisseurs, toujours prêts à profiter de sa servitude et jouissant de le voir ramper à leurs pieds.
Comment devient-on toxicomane ? Burroughs, jeune, avait eu des hallucinations. Il fut un enfant timide, un adolescent renfermé, un jeune homme à peu près "normal" aimant à lire et à se cultiver (dans son bagage littéraire figurent Oscar Wilde, Anatole France, Charles Baudelaire, André Gide…) mais préférant la solitude à la compagnie des étudiants de son âge. Assuré d’avoir toujours un minimum vital grâce à ses parents, le jeune William Burroughs devint un oisif blasé, essaie la drogue par curiosité, puis graduellement devient un addict. Pau à peu, la drogue s’impose à lui comme un mode de vie.
Junkie est une confession extrêmement factuelle, dépourvue de sentimentalité. Le narrateur, pour avoir de la drogue, doit collaborer avec les voyous. Consommateur-distributeur avec son partenaire, Bill Gains — un ancien enseigne de vaisseau d’Annapolis qui a mal tourné —, il rencontre des centaines de personnes qui gravitent autour de la drogue : médecins marrons ou séniles qui effectuent des ordonnances illégales, indicateurs de police, détectives corrompus, maquereaux, lesbiennes, homosexuels, voleurs, usuriers, gérants de cafétérias fréquentées par les "connections", réceptionnistes d’hôtels borgnes, etc… Il y a là tout un monde en marge de la société qui vit selon ses lois propres. William Burroughs, à ce stade, semble accepter cet ordre. Quand il écrit Junkie, il n’est pas encore guéri, bien qu’il soit en cure à l’hôpital de Lexington dans le Kentucky et essayé, deux ou trois fois, de couper les ponts avec la drogue.
"Un écrivain ne peut écrire qu’une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit… Je ne suis qu’un appareil à enregistrement… Je ne prétends imposer ni histoire, ni intrigue, ni scénario… Dans la mesure où je parviens à effectuer un enregistrement direct de certains aspects du processus psychique, je peux avoir un rôle limité… Je ne cherche pas à distraire, je ne suis pas un amuseur public…"
Le festin nu (1959) et La machine molle (1961) répondent assez bien à cette définition. Ni l’un ni l’autre ne sont des ouvrages distrayants. Beaucoup de lecteurs jetteront ces livres, révulsés, avant d’en être venus à bout. L’auteur ne cherche à plaire ni par le sujet, ni par sa présentation qui, à la différence de celle de Junkie, est surréaliste, hachée, tourbillonnante, illogique, a-logique. Les deux romans sont l’enregistrement direct, pêle-mêle, des impressions et des visions d’un drogué revenu de l’enfer. Jack Kerouac aurait suggéré à William Burroughs le titre du premier : "Le festin NU — cet instant pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de chaque fourchette…"
Les "bandes psychiques" que nous présentent l’auteur, placées les unes à la suite des autres sans raison apparente, déroulent devant le lecteur des visions infernales : films obscènes, crimes et supplices divers, scènes de torture (fraiseuses électriques fixées aux dents du sujet), femmes hystériques sur lesquelles se précipitent des centaines d’esquimaux en rut ("Une horde de matrones en chaleur fait irruption… l’entrecuisse en nage… tout cela corne et glapit, bondit sur les invités comme autant de chiennes enragées de rut, griffe et lacère les jeunes pendus… Mille esquimaux blafards tombent en avalanche, grognant et couinant… babines purpurines et se précipitent sur les filles"), actes de sodomie, masochisme, sadisme, cannibalisme…
Pas plus qu’il n’y a d’intrigue, à proprement parler, dans le Le festin nu ou dans La machine molle, il n’y a pas de véritables personnages de roman. La plupart des individus sont des projections du narrateur ou de ses hallucinations. Peu importent leurs noms, qu’il s’agisse de William Lee, un drogué en cure, ou de Bill Gains (appelé également Jane) — deux personnages qui sont déjà présents dans Junkie — ou des divers matelots, escrocs, vendeurs de drogue, "docteurs" ou pharmaciens, guenons, policiers agents de la brigade des stupéfiants, etc…, qui complètent la distribution du Festin nu.
Burroughs reconnaît que Le festin nu est "fatalement brutal, répugnant et obscène." C’est que la maladie et ses détails cliniques ne sont pas pour les estomacs délicats. Les lecteurs qui font la fine bouche devant Rabelais ou renâclent à accepter Sade et Céline feraient mieux de s’abstenir de fréquenter Burroughs.
L’ouvrage a d’autres aspects que celui de l’obscénité. On peut y trouver une sorte de substance politique comme l’a montré Allen Ginsberg lors du procès de Boston. En face du parti "factualiste", qui serait celui du laisser-faire, les "divisionnistes" (les homosexuels) et surtout les "liquéfactionnistes" représentent un puissant danger pour l’humanité. Les « liquéfactionnistes » — les gens qui liquident — ont des affinités avec les partis totalitaires. Les médecins, savants, psychiatres qui dirigent le monde de Burroughs au nom du soi-disant bien-être social sont pires que tout ce que l’on voit chez Sade.
Le roman de Burroughs est, à certains égards, œuvre de moraliste. La drogue est dénoncée comme un mal, non seulement en soi, mais dans ses rapports avec le jeu social. La drogue dévoile le monde des trafiquants, des chacals, des policiers corrompus qui constituent, en dehors même de la marchandise, des forces malfaisantes et sordides. Le monde que décrit Burroughs est, sous l’allégorie de la drogue, un univers de violence sans but, d’intolérance, d’hypocrisie, d’obsession matérialiste, un monde de maîtres et d’esclaves. Le livre est une dénonciation de la peine de mort, des cruautés barbares ou anachroniques infligées aux hommes dans notre société.
Le festin nu et La machine molle peuvent être considérés comme une protestation contre le totalitarisme ou contre la machine qui mène tout droit le monde à sa perte. Toute machine a tendance à absorber, éliminer, attaquer. La révolution scientifique a pour apogée l’enfer. Il faut donc éliminer la machine, se libérer des forces dites scientifiques. Il faut aussi se libérer des forces verbales, représentées par le langage traditionnel. D’où la technique de Burroughs qui, en réaction contre la composition et l’écriture classiques, se rapprocherait du découpage et du collage surréaliste, des cadavres exquis, du pliage qui consiste à superposer deux textes.
Cette technique qui se perfectionnera à chaque livre est exposée dans une lettre adressée à Allen Ginsberg en 1960. Détruire le langage, détruire la pensée, se libérer de l’esclavage ontologique. Il explique sa méthode : "Prends la copie de cette lettre. Coupe le long des lignes. Arrange pour placer la section 1 après la section 3 et mets la section 2 après la section 4. Maintenant lis à haute voix et tu entendras ma voix. La voix de qui ? Coupe, écoute et arrange. N’importe quelles combinaisons. Lis à haute voix. Mon choix ne peut être autre chose : Ecouter."
Dans Le festin nu et La machine molle, Burroughs déclare qu’il a fait le diagnostic de la maladie. Dans Nova Express et dans Le ticket qui explosa, un remède est suggéré.
"Nova Express est, à première vue, un curieux mélange d’histoires policières, de science-fiction, de films d’espionnage, de bandes dessinées… Il s’agit d’une guerre spatiale, psychologique et bactériologique menée par les êtres de Nova jusqu’à l’explosion de leur planète, fille de la Nébuleuse Crabe.
Le ticket qui explosa, c’est la culture occidentale. Le monde des hommes est devenu un champ de bataille. Entre les forces de l’autre espace. Le conflit n’est pas entre les puissances des Lumières et celles des Ténèbres, mais entre des agents d’agression et de dépression et des forces d’intégration et d’équilibre. Ainsi Vishnu prit forme humaine pour vaincre le tyran Kansa et restaurer l’harmonie qui permet aux hommes de réaliser leur karma sans destruction.
Les mauvais sont représentés par Nova. Ces criminels ne sont pas des organismes à trois dimensions mais des virus qui exigent des hôtes humains. Ils pénètrent dans ce dernier par le truchement d’un vice. Il n’est pas nécessaire d’être drogué pour être intoxiqué. Il suffit d’écouter la radio ou de regarder la télévision, les slogans publicitaires, les bavardages, les inepties et les bourrages de crânes de ceux qui nous informent ou qui nous distraient. Le criminel le plus affreux de l’univers est M. Bradly M. Martin. En face, l’inspecteur de police interplanétaire J. Lee, un professionnel qui s’efforce de capturer les criminels. M. Bradley M. Martin est un « dieu qui a échoua, un dieu coupé en deux, le dieu du pouvoir arbitraire et de la contrainte, de la prison et de la pression. » Aveugle, il a besoin de ses « chiens humains » qu’il traite avec le mépris du gangster pour ses victimes. Il sera d’ailleurs déposé un jour lors d’un coup d’état fomenté par ses chiens.
"Ma conception de M. Bradley M. Martin, déclare Burroughs, est semblable à celle de William Golding dans Chris Martin. J’ai d’ailleurs fait un pliage avec les dernières pages de ce livre où Martin est détruit, gommé comme une erreur, et mon propre texte."
Dans Nova Express, Burroughs tente, selon ses propres termes, de « créer une nouvelle mythologie pour l’ère de l’espace ». Les mythologies anciennes, à ses yeux, ne sont plus adéquates. Cependant, dans sa mythologie, comme dans les mythologies classiques, le ciel et l’enfer existent. "L’enfer, c’est de tomber entre les mains de l’ennemi, le virus. La puissance, le ciel, c’est de s’en libérer."
Ce qui rend acceptable l’œuvre difficile et pénible de Burroughs, c’est son humour et surtout son style. On pourrait aisément isoler quelques traits et faire une anagramme des définitions de Burroughs. Par exemple la définition de "simopathe : un citoyen persuadé qu’il est un gorille ou un membre de la famille simiesque." L’humour est noir. Ainsi, lorsque le docteur Benway murmure son dernier soupir : "ô cancer, mon premier amour !"
Pour Mary McCarthy, l’humour de Burroughs est spécifiquement américain, à la fois franc et espiègle. L’humour d’un comédien ou d’un acteur de vaudeville faisant son numéro. Norman Mailer vise peut-être juste en qualifiant cet humour de "sauvage, mortel, implacable, aussi corrosif que de l’ammoniaque. Ce qui en réchappe à la sécheresse et l’éclat métallique d’un os." Un humour glacé, "une sorte d’humour d’un pendu qui est le dernier orgueil d’un vaincu… Un graffiti d’esprit glacé, livide même, qui s’appuie sur les fonctions naturelles et les faiblesses du corps, les affronts humiliants et les tortures qu’un corps humain subit…"
Le style de Burroughs est extraordinairement riche et varié. Il a une couleur et une sonorité qui lui sont propres. Burroughs sait utiliser au maximum la force des mots et emploie avec bonheur l’argot, la parodie et les divers autres procédés comiques. Le tout contribue à créer un style qui ne peut que perturber le lecteur. Lucide, féroce, froid comme un iceberg, il peut refroidir le lecteur mais il peut aussi le prendre à la gorge et ne plus le lâcher — et l’acculer à un certain respect qui, pour certains, confinera à l’admiration.
C’est que cet écrivain possède aussi un merveilleux sens poétique. Norman Mailer a dit de lui : "Ses images sont intenses, fréquemment répugnantes, mais on y trouve en même temps un sens du rapprochement, du choc, du montage, tout à fait inhabituel. Et tout cela m’inspire un grand respect pour son style. L’art de Burroughs est plus délibéré que je n’avais cru."
Cependant, quand tout est dit sur le style de Burroughs, il est toutefois admis de ne pas admirer sans réserve cette écriture étrange. Burroughs est trop souvent vulgaire, pornographique, grossier, ordurier. Il est incongru. Puis-je quand même dire que j’ai eu du mal à lire certains passages ? J’ai eu l’impression de débarquer sur une autre planète où les restaurants ne servent que du crottin, une planète habitée par des animaux de la plus basse espèce. Est-ce en jetant avec violence aux quatre vents ces cauchemars de drogué qu’on enflammera l’imagination des lecteurs ?
Au lieu de prouver — sans doute d’une main de maître — que l’humanité est en proie aux attaques journalières de l’absurde, de l’incohérence et des forces malfaisantes et monstrueuses, au lieu de dissoudre l’homme dans son malheur, sa crasse et ses excréments, ne vaudrait-il pas mieux essayer d’émerger de ce cauchemar ? Il n’est pas sûr du tout que l’auteur ait réussi dans ses intentions thérapeutiques. Les poubelles d’où émergent certains personnages de Beckett ne sont pas très réjouissantes mais ses terrifiants voyages ne sont pas dénués d’humanité, ni même d’une grandeur véritable. Ce n’est pas le cas de Burroughs. Avec lui, nous avons l’impression d’une littérature née dans une poubelle et dont rien ni de grand ni de vivant n’apparait. Un livre comme Le festin nu incite plutôt à la régression au lieu d’aller vers une salutaire cure de santé. Il est douteux qu’un nihilisme fangeux de l’être et du langage aboutisse à une morale valable ou même à une grande œuvre littéraire. Vous l’aurez compris, j’ai lu Burroughs pour m’informer sur le père de la Beat Generation, le père putatif de Kerouac, de Ginsberg et Ferlinghetti mais je n’accroche ni le style ni le message.
Kamel Bencheikh
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merci
merci pour cette article
wanissa