Truman Capote : le styliste de l’écriture
"Je me considère avant tout comme un styliste, et les stylistes se laissent facilement obséder par la place d’une virgule. Des obsessions de cette sorte m’irritent au-delà de toute patience." Truman Capote
Truman Capote a acquis à 23 ans, avec ses "Domaines hantés", une réputation internationale. En 1966, un grand coup de tonnerre dans le ciel de la littérature américaine : "De sang-froid", un ouvrage longuement mûri, dont les lecteurs du New Yorker qui ont eu la primeur de lire ses pages, attendaient avec impatience la sortie en librairie afin de lire d’un seul trait cet extraordinaire récit, à la fois fascinant, terrifiant, rigoureusement exact et foncièrement original.
On a reproché à Truman Capote l’énorme succès de son livre qui lui a rapporté beaucoup d’argent. On a dit qu’il a sacrifié aux goûts "de violence et de sexe" du grand public, qu’il avait écrit un livre basé sur des recettes éprouvées et lancé le livre selon des méthodes publicitaires des entreprises de marketing. Tout cela est peut-être vrai. Il reste que "De sang-froid" n’est ni un roman ordinaire du mot, ni un volumineux dossier judiciaire, ni une chronique tenue par un journaliste. Basé sur des faits réels, sur des détails précis, sur des centaines de textes, de documents et d’interviews, c’est tout de même une création — ou une re-création — littéraire, conçue et réalisée par un véritable romancier et par un styliste de classe.
Les grands écrivains ont souvent été inspirés par un fait divers : Stendhal a imaginé "Le rouge et le noir" en méditant sur le coup de révolver tiré dans une église par un jeune homme qui, plus tard, fut condamné à mort et décapité. Théodore Dreiser a enfanté "Une tragédie américaine" à partir d’un meurtre réel (l’affaire Chester Gilette/Grace Brown) et Mailer a conçu son "Chant du bourreau" sur l’histoire vraie du mormon Gary Gilmore qui a été fusillé en 1977 dans une prison de l’Utah.
A l’origine de "De sang-froid", nous trouvons l’abominable assassinat des époux Clutter et de leurs deux enfants, le 15 novembre 1959 à Holcomb, une petite ville du Kansas. Six semaines après leurs crimes, les meurtriers Richard Hickock et Parry Smith étaient arrêtés à Las Vegas. Jugés, condamnés, ils ne furent exécutés par pendaison, après plusieurs appels, que le 14 avril 1965. Truman Capote a examiné les lieux, eu de nombreux entretiens avec les assassins, avec les enquêteurs, avec les journalistes qui ont travaillé sur ces crimes, avec les parents et les amis des victimes, avec ceux de Hickock et de Smith… Il a réuni une documentation immense et précise mais au lieu de faire œuvre de reporter et de livrer au public la matière brute de ses interviews ou de romancer comme Stendhal et Dreiser cette matière brute, il a choisi dans sa documentation ce qui lui paraissait valable, éliminant par exemple certains détails sordides qui auraient affaibli le récit — Anaïs Nin remarque que Capote ne mentionne pas la castration du père revendiquée pourtant par les deux assassins. Il a su rester fidèle à son dossier tant en nous offrant une œuvre d’art qu’il appelle, à juste titre, un "roman de non-fiction".
Après avoir brièvement, mais soigneusement, décrit la petite ville de Holcomb, cadre de l’histoire, l’auteur raconte tour à tour le 15 novembre 1959 de la famille Clutter, puis celui des criminels. Herbert Clutter, un honnête et prospère agriculteur, méthodique, religieux, son épouse maladive, si gentille et si courageuse, son fils Kenyon, un garçon vigoureux et sensible et, enfin, sa charmante fille Nancy vaquent à leurs occupations qui sont celles d’une typique famille aisée des plaines du Middle-West. Parallèlement, Perry et Dick, deux "âmes perdues", deux anciens condamnés qui ont partagé la même cellule, commencent à Kansas City à exécuter un plan préparé de longue date. Nous suivons les pensées de Clutter et celles des criminels. Tout cela est remarquablement construit ou reconstitué. L’auteur a utilisé les entretiens qu’il a eus avec tous les témoins, ainsi que ses propres observations et réflexions, et ces chapitres se lisent comme un roman dont nous ne connaîtrions pas la fin parce que le suspense est habilement ménagé. Nous découvrons le crime avec les yeux de ceux qui sont entrés les premiers, le 6 novembre précisément, dans la maison des Clutter et y ont trouvé les quatre cadavres. Après le choc produit sur la communauté toute entière, choc générateur de défiance et de suspicion, nous vivons les six semaines d’angoisse et d’incertitude pendant lesquels se déroule l’enquête. Alors qu’Alvin Dewey du Kansas Bureau of Investigation et ses assistants cherchent leurs criminels, ces derniers font une extraordinaire virée dans le Sud des Etats-Unis et au Mexique. Ils sont à deux doigts de commettre un nouveau crime mais le hasard, en l’espèce un auto-stoppeur noir, sauve la personne qui aurait dû être leur victime.
L’enquête progresse inexorablement avec le concours de la providence. Arrêtés, interrogés séparément, les meurtriers avouent leurs crimes. Truman Capote braque alors son projecteur sur la personnalité de ces deux hommes qu’il a vus dans leur prison, avec qui il a, pendant plus de cinq ans, échangé une montagne de lettres, dont il a étudié avec soin le comportement et sur lequel l’ont éclairé les rapports des psychiatres qu’il nous communique intégralement.
Ce double portrait, bien que l’auteur ne se livre pas aux analyses psychologiques d’usage, ne laisse rien dans l’ombre. Hickock nous apparait comme il devait être, un grand garçon au discours plutôt sympathique, fort apprécié des femmes, un "faible" qui a mal tourné — intelligent, doué d’une mémoire étonnante, il semble avoir été totalement dépourvu de sensibilité et d’imagination. Smith, par contre, était parfaitement sensible et imaginatif. Enfant, il avait été soumis à des brutalités inouïes et avait vécu dans une atmosphère de violence et de tragédie. Sa sœur, son frère, sa belle-sœur s’étaient suicidés. Smith, qui de plus, avait eu les jambes écrasées, était beaucoup moins "normal" que Hickock. Traumatisé par la vie, nourri de médicaments et de bière, il rêvait de trésors sous-marins, d’oiseaux jaunes géants et de plages tropicales. C’était une sorte d’animal de la jungle, un animal sauvage et blessé. Entre Smith et Hickock, tous deux accidentés de la route, tous deux tatoués de pied en cap, tous deux condamnés par la vie et la société, les liens, sans être à proprement parler ceux de deux homosexuels étaient extrêmement étroits. On a évoqué à leur propos la camaraderie des fascistes.
Le crime de Holcomb nous fascine par sa gratuité. Jusqu’au dernier moment, les deux criminels n’étaient pas sûrs de vouloir tuer. Hickock voulait violer une très jeune fille mais il ne savait rien de précis sur Nancy. Son camarade et lui-même voulaient cambrioler les Clutter et non les tuer. En fait, ils n’éprouvaient aucune haine ni aucun ressentiment contre cette famille qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire — un de leurs camarades de prison les avait renseignés sur la richesse des Clutter en omettant de leur préciser que M. Clutter payait tout par chèque et ne conservait jamais d’argent liquide chez lui. Perry Smith ne voulait pas tuer mais comme l’a dit Truman Capote dans une interview accordée au New York Times "quelque chose a explosé en lui… "
On peut se demander si la tragédie n’a pas été aussi existentielle que le crime de Meursault dans "L’étranger" d’Albert Camus. Rejetés par la société, remplis de dégoût et de nausée pour cette même société, les criminels tuent pour se délivrer. Ils tuent ce qui leur ressemble le moins, ce qui symbolise le mieux à leurs yeux le succès, la bonne santé, la prospérité, la propreté physique et morale, bref tout ce qui leur a été refusé ou ce qui leur parait inaccessible. Après cet acte de délivrance, ils ne ressentent, tout comme Meursault, aucun remords : ils sont plutôt heureux.
"De sang-froid" a effacé pratiquement tout le reste des œuvres de Truman Capote. L’ouvrage témoigne, tout d’abord, d’une volonté d’un styliste de la perfection : "Je désire, dit Capote, être en contact étroit avec le lecteur. Je cherche à établir la communication la plus parfaite possible, dans une clarté toujours, toujours, toujours plus grande."De sang-froid" répond parfaitement à cette exigence de clarté que n’excluent pas ces qualités de finesse et de poésie que l’on trouve dans les autres livres de Truman Capote.
Il ne s’agit pas seulement de forme. L’auteur de "La harpe d’herbes" et "Petit-déjeuner chez Tiffany" s’est toujours préoccupé des rêves "esprit de l’âme et vérité secrète". Les rêves de Perry Smith, habilement intégrés à la trame du récit, expliquent en grande partie l’homme et ses fantômes.
On peut sans doute aller plus loin. "De sang-froid" n’est pas un simple reportage mais une attraction exercée par les criminels sur le romancier. L’œuvre toute entière de Truman Capote, qui baigne dans une sorte de nostalgie de l’innocence, se penche sur le problème du Mal dans un monde où les hommes tuent peut-être "de sang-froid" mais où la société, plus raisonnable les exécute, elle aussi, "de sang-froid". Elle nous montre des jeunes hommes aux prises avec un monde hostile, avec une société déshumanisée, avec une civilisation qui accroît constamment les tensions de chaque individu. Ainsi, Truman Capote se situe au confluent d’Edgar Poe et d’Henry James, des poètes maudits et des écrivains du surnaturel. Il appartient à ce groupe très représentatif de la littérature américaine contemporaine qui s’est consacré à la peinture de la victime — qui est à la fois victime et héros — de la condition humaine.
Kamel Bencheikh
Commentaires (7) | Réagir ?
merci
merci pour cette article
wanissa