William Styron : l'engagement à toute épreuve d'un auteur
"Quant à ceux qui ont séjourné dans la sombre forêt de la dépression, et connu son inexplicable torture, leur remontée de l'abîme n'est pas sans analogie avec l'ascension du poète, qui laborieusement se hisse pour échapper aux noires entrailles de l'enfer". William Styron, "Face aux ténèbres"
Après un long silence, l’auteur de Un lit de ténèbres et de La proie des flammes a publié Les confessions de Nat Turner. A première vue, ce livre ressemble très peu à ses prédécesseurs puisque, à la différence de ces derniers, il ne ressortait pas totalement du domaine de la fiction et a pour cadre une époque éloignée de la nôtre. Un roman historique en quelque sorte, peut-être plus actuel qu’un roman de mœurs contemporaines et l’auteur peut, dans un cadre donné, laisser aller son imagination et utiliser au maximum ses ressources de composition et de style. Même si l’ouvrage ne peut échapper entièrement aux servitudes du genre, Les confessions de Nat Turner ne se présentent pas comme un roman purement historique et dépourvu d’actualité.
Les faits sur lesquels repose le récit sont précis. Au cours de l’été torride de 1831, une révolte d’esclaves éclata en Virginie, révolte dirigée par un nègre d’une trentaine d’années nommé Nat Turner. Cinquante-neuf blancs furent tués. Les révoltés furent aisément vaincus et, après des représailles massives, au cours desquelles cent trente innocents furent lynchés par la foule, une vingtaine de noirs furent pendus. Leur chef, avant son procès dicta une "confession" qui fut publiée plus tard par son avocat, Thomas Gray, sous la forme d’une lettre de quelques pages. C’est ce bref document, lu par hasard par William Styron, qui éveiller la curiosité de l’écrivain qui s’y est intéressé. Plus tard, la lecture de L’étranger d’Albert Camus l’impressionna et lui donna l’idée d’écrire le roman-confession d’un homme qui, comme Meursault, attendrait dans sa cellule une fin inéluctable. Des recherches historiques suivirent, et Styron se plongea dans la littérature de l’esclavage, qui est abondante, tant sous sa forme anti-esclavagiste, que sous la plume des tenants de l’asservissement.
Le personnage de Nat Turner, sur qui nous savons en fait très peu de choses, a été complètement re-créé par Styron qui lui donne une impression d’authenticité. Nat est esclave depuis trois générations. C’est sa grand-mère qui a été arrachée à son Afrique natale et qui est morte en couches à treize ans (ce chiffre est à associer à la mort chez cet auteur : la mère de Styron meurt d’un cancer du sein lorsqu’il avait lui-même treize ans). Son père a disparu sans laisser de traces après avoir été sauvagement frappé par son maître. Sa mère a été violée par un Irlandais et probablement par d’autres blancs. Cocke, le nouveau maître de Nat Turner essaie d’instruire le plus doué et le plus intelligent de ses esclaves et lui laisse un affranchissement éventuel. Nat apprend à lire et à écrire, devient un bon artisan, plus éduqué que beaucoup, mais les promesses d’affranchissement ne se réaliseront jamais et Nat, loin d’être libéré, passera sous le joug d’autres maîtres. Ces derniers ne seront pas tous "éclairés". On affamera Nat, on le battra, on le soumettra à des humiliations sans nombre.
Nat se tourne vers la religion, lit la Bible et la commente (ce qui fait de lui un prédicateur) et trouvera une promesse de vengeance dans les paroles des prophètes. Et en particulier dans les discours d’Ezéchiel qui a dit : "Passez au milieu de la ville, traversez Jérusalem, et faites une marque sur le front des hommes qui soupirent et qui gémissent à cause de toutes les abominations qui s’y commettent… Passez dans la ville et frappez : que votre œil soit sans pitié, et n’ayez point de miséricorde ! Tuez, détruisez les vieillards, les jeunes hommes, les vierges, les enfants et les femmes…" Des visions, intensifiées sans doute par le jeûne, confirment Nat dans la certitude de sa mission.
William Styron est un homme du Sud, marqué par sa naissance et son éducation sudistes. Il a vu le jour en Virginie, non loin de l’endroit où est né le véritable Nat Turner. Son expérience de jeune garçon a été, d’après ses propres termes, l’expérience ambivalente de la plupart des Sudistes pour lesquels le noir est à la fois partie intégrante du paysage et objet d’une constante préoccupation. En fait, le Sudiste ne connaît pas du tout le noir. Il n’a aucun contact avec lui. C’est pourquoi "connaître le noir est devenu l’impératif moral" de l’écrivain.
De cette prise de conscience du problème sont nés l’intérêt pour Nat Turner et le style même du roman. William Styron s’est identifié à l’esclave pour mieux connaître ses réactions. "En fait, dit Styron, Turner, c’est moi dans beaucoup de réponses qu’il donne à la vie." Disciple de William Faulkner, Styron va plus loin que son maître : Faulkner a admirablement observé les noirs, Styron s’est identifié à eux.
Si le Spartacus afro-américain échoue — sans doute à cause d’une insuffisance de moyens —, il garde jusqu’au bout ses convictions et sa haine des blancs qui s’est développée "comme une fleur de granité aux cruels rameaux."
Le style de Styron dans cet ouvrage est, par la force des choses, à la fois celui du narrateur et celui de l’auteur. Le romancier a refusé de faire parler son héros dans un vocabulaire pseudo-réaliste qui aurait rebuté le lecteur, et dans un vocabulaire limité qui aurait faussé le tableau général. Styron écrit : "Je suis un écrivain du XXème siècle, je ne vais pas essayer d’écrire comme un pasteur du XIXème siècle. J’ai écrit avec la même spontanéité que si j’écrivais une histoire contemporaine, m’efforçant d’éviter les anachronismes les plus évidents comme l’argot et les expressions qui sont particulières aux années dans lesquelles je vis. Le produit fini apparaitra peut-être comme trop élaboré. Je le considère pour ma part comme extrêmement satisfaisant".
Styron, malgré sa stature, n’est "que" l’auteur de quatre romans :
- Sur un lit de ténèbres, 1951.
- La proie des flammes, 1960.
- Les confessions de Nat Turner, 1967.
- Le choix de Sophie, 1979.
Et ce sont Les confessions de Nat Turner qui reçoit le Prix Pulitzer en 1968.
Le choix de Sophie quant à lui, a rendu Styron mondialement célèbre et ce, d’autant plus, qu’Alan Pakula en a tiré un film en 1982 avec Meryl Streep comme principale actrice. Dans ce roman, le narrateur ressemble à Styron : un intellectuel venu du Sud des Etats-Unis, déterminé à se tailler un nom dans le monde de la littérature. Au-dessus de son appartement vit un jeune homme juif, aussi brillant que cyclothymique, dont le comportement est déroutant. Entre eux, Sophie, jeune immigrante polonaise catholique passée par Auschwitz, où elle a dû faire un choix abominable. Les héros de Styron sont des personnages d’une complexité extrême. Chaque description est mission impossible, un spécimen de siège fait par l‘écriture à la réalité palpable, sans que Styron ne prenne ses rêves pour des réalités. Il faut admirer ce réalisme qui n’a aucune prétention que celle de nous faire voyager dans un monde construit par William Styron pour notre plus grand bonheur. A lire Le choix de Sophie,on sait désormais que la littérature a une force qui peut apprivoiser le cœur…
Kamel Bencheikh
William Clark Styron Jr., dit William Styron, né le 11 juin 1925 à Newport News et mort le 1ᵉʳ novembre 2006 sur la côte Est des Etats-Unis.
Commentaires (12) | Réagir ?
merci
merci pour cette article
wanissa