Appel aux ex-moudjahidates et moudjahidines, à leurs enfants et aux jeunes historiens algériens
Dans une contribution précédente, (http://www.lematindz.net/news/24706-salut-respect-et-merci-soeur-djamila-bouhired.html) j’ai salué la sœur Djamila Bouhired pour avoir dénoncé la "falsification" des "faussaires et usurpateurs" sur l’histoire de notre lutte de libération nationale.
Cette constatation m’a rappelé ma recherche sociologique doctorale intitulée : "De la rupture révolutionnaire au système totalitaire conservateur : étude comparative entre la Russie et l’Algérie". J’y ai consacré trois années de recherches. Je n’ai pas présenté la thèse, ayant renoncé à une carrière universitaire.
Bien que parvenu à un résultat satisfaisant, aujourd’hui, je comprends qu’en ce qui concerne le cas algérien, les informations documentaires sont encore insuffisantes. Mais, soulignons-le, pas uniquement à cause des secrets d’État, maintenus aussi bien par la France que l’Algérie.
Mais, également, parce qu’il y a d’autres faits importants et significatifs. Ils sont en possession de citoyens-nes, à savoir les ex-moudjahidates et moudjahidines. J’ai en vue celles et ceux honnêtes, qui n’ont pas traficoté de leur combat pour en tirer un business lucratif au détriment du peuple.
Tout au plus nous avons des textes historiques exprimant la version des vainqueurs, "usurpateurs et faussaires", selon l’expression de la sœur Djamila Bouhired. C’est un phénomène social, hélas !, qui arrive, partout et toujours. Puis nous disposons de versions de personnes qui ont eu des relations plus ou moins claires avec les détenteurs du pouvoir, sous forme de "soutien critique".
Ainsi, pour comparer, existent des versions de type stalinien, justifiant les méfaits des usurpateurs des fruits du combat émancipateur, et des versions du type trotskyste (genre son "Histoire de la révolution russe") où, après avoir fait partie des usurpateurs du pouvoir populaire, les plus forts (Staline et consorts) ont chassé les plus faibles, qui, alors, leur font un procès où ils occultent leurs propres forfaits.
Mais, contrairement à la Russie, l’Algérie n’a pas eu de militants-intellectuels libertaires, tels que Voline. Militant actif et théoricien-historien, il a révélé, sur la base de faits concrets irréfutables, comment les bolcheviques furent des usurpateurs et faussaires, en premier lieu Lénine et Trotski. Voline démontre, documents à l’appui, comment ils ont conquis le pouvoir au détriment des travailleurs (voir son ouvrage "La révolution inconnue", télé-déchargeable sur internet).
C’est précisément de ce genre de récit qui manque en Algérie, et dont nous avons un urgent besoin. Bien entendu, il est utile de connaître les luttes de sérail entre clans et factions assoiffés de prendre et se disputer le pouvoir pour satisfaire leur besoin de domination-exploitation.
Mais, nous devons autant et surtout savoir quels ont été les combats du peuple, des travailleurs pour agir de manière opposée : non pas "prendre" mais partager ce pouvoir entre toutes et tous, de manière démocratique, dans sa forme la plus avancée et authentique : l’autogestion sociale. Et nous avons besoin de savoir comment cet acte vraiment radical, réellement révolutionnaire, fut réprimé et éliminé dans le sang des travailleurs, massacrés par ceux-là même qui prétendaient représenter leurs intérêts.
La Russie a eu son Kronstadt et son Ukraine autogérés. Ils furent éliminés par les mitrailleuses et les bombardements d’avions de l’Armée "Rouge", commandée par Trotski, dont le chef était Lénine.
L’Algérie a eu les moudjahidines qui se sont opposés à la prise du pouvoir par le duo Boumediène-Ben Bella, et qui furent massacrés par les chars de premier, avec l’accord du second. Et l’Algérie eut les comités d’autogestion ouvrière et paysanne ; ils furent également éliminés de manière bureaucratique par les fameux "décrets de mars", ensuite par les soi-disant "Réforme agraire" et "Gestion socialiste des entreprises".
Il nous reste donc à entendre ou lire les témoignages des moudjahidates et moudjahidines qui ont combattu durant la guerre de libération nationale, et, après l’indépendance, n’ont pas profité de leur engagement pour en tirer un business aussi illégitime que volé, qui sont restés de simples citoyens, étrangers à toute compromission avec les usurpateurs du pouvoir. C’est donc à vous que je me permets, avec respect, de m’adresser.
D’une part, parce que certains vous accusent de mener une vie "très confortable" et d’avoir entretenu des "rapports ambigus" avec les détenteurs du pouvoir. C’est ce que, par exemple, M. Mangouchi déclare à propos de la sœur Djamila Bouhired (voir son commentaire dans ma contribution précédente). Ainsi, en visant vos personnes, le but est de salir l’idéal de votre lutte pour l’indépendance nationale. Il faut donc nous aider à démasquer ce que la sœur Djamila Bouhired a nommé "faussaires et usurpateurs". Et qui saurait mieux le faire que vous ?
D’autre part, avec toute la reconnaissance que je vous dois de n’être plus un colonisé mais un libre citoyen, permettez-moi de faire appel à vous.
Depuis la tragédie d’Auschwitz, et depuis les tortures que vous avez subies dans les geôles colonialistes, je sais que les survivants n’aiment pas parler de leurs souffrances. Les douleurs les plus profondes sont muettes, les paroles étant incapables de les exprimer. Par conséquent, ce n’est pas vos souffrances que je vous demande d’évoquer. Ce n’est pas, non plus, votre passé en tant que tel. Un certain passé n’est plus et pour toujours. Le passé qui m’intéresse est uniquement celui qui sert à éclairer le présent.
Voici donc ce qui, je pense, serait précieux à savoir pour beaucoup d’autres Algériennes et Algériens, et, au-delà, de citoyennes et citoyens du monde.
Comment vous, personnes généralement modestes, travailleurs-ses manuel-les, employés-es, chômeurs-ses, lycéens-nes ou étudiants-tes, avaient compris :
1) La nécessité de lutter pour l’indépendance, alors qu’à l’époque la majorité écrasante de l’"élite" intellectuelle autochtone, religieuse (y compris Abdelhamid Ben Badis) ou laïque (y compris le parti "communiste"), croyait encore à une action réformatrice bénéfique au sein du système colonial ;
2) avaient su faire de l’Islam une arme clairvoyante d’émancipation, en écartant les charlatans de tout genre, tels ceux des zaouïas, complices serviles du colonialisme.
Je voudrais également savoir qui et comment a su vous aider à vous affranchir de ce que les "élites", aussi bien autochtone que française, appelaient votre "léthargie", votre "fatalisme", et ce que Marx et Lénine étiquetaient avec mépris le premier comme "lumpen-prolétariat", et le second comme « tendance uniquement économiste ».
Les récits faits par des historiens sont bienvenus, mais les vôtres sont les plus importants, les plus convaincants, les plus précieux. Les réponses à ces questions à propos d’action militante passée permettront d’éclairer les problèmes de l’action émancipatrice actuelle.
En effet, aujourd’hui :
- d’une part, le peuple (travailleurs-ses manuels-les, chômeurs-ses, etc.) sont décrits par la même "élite" intellectuelle de la même manière : "ghachi" (populace), ce qui suppose léthargie, fatalisme, soumission, servilisme, etc. ;
- et, d’autre part, les intellectuels ne savent pas (se sont-ils au moins posé la question ?) comment aider le peuple à s’affranchir de son état de "ghachi", afin qu’il prenne son destin en main.
Voilà donc l’utilité actuelle des témoignages des moudjahidates et moudjahidines qui sont demeuré-es fidèles à leur idéal de fraternité sociale. Nous en avons besoin, pour éclairer notre chemin, notre méthode d’action libératrice sur le plan social. Respectés moudjahidates et moudjahidines, offrez-nous donc ce dernier don : le récit éclairant de la victoire des usurpateurs et faussaires, afin que les générations présentes n’en soient plus les victimes involontaires.
Oui, j’en suis conscient ! Je vous demande de raconter en partie votre défaite ! Celle ne n’avoir pas su compléter l’indépendance nationale par la justice sociale. Mais votre pénible témoignage est utile aux jeunes générations pour apprendre de vos erreurs et faiblesses à ne pas les répéter. L’ouvrage que j’ai évoqué auparavant, celui de Voline, lui aussi, parle de la défaite des authentiques révolutionnaires russes. Et il écrit avec amertume, mais avec la conscience de continuer son combat libérateur. Et, en définitif, c’est cela qui compte. Reconnaître la défaite, en comprendre les causes, éviter de les répéter et poursuivre l’action libératrice.
Voici, par exemple, un fait significatif qui a été signalé mais peut-être pas suffisamment. Rabah Benali en a fait mention dans son commentaire à ma contribution sur Djamila Bouhired (voir lien fourni auparavant). Il s’agit des milliers ou millions de martiens (ceux qui ont rejoint l’A.L.N. juste après mars 1962, date du cessez-le-feu). Il leur suffisait d’un simple témoignage d’une personne pour bénéficier de la fameuse "attestation communale" d’ancien moudjahid ou moudjahida.
A mon avis, ce fut là un des mécanismes qui a permis la légitimation et la consolidation du pouvoir usurpé par le duo Ben Bella-Boumediène. Selon le principe : "Je te permets d’avoir des miettes, et tu me laisses le gros morceau".
Revenons à l’appel que je présente. Comment le concrétiser ?
Eh bien, respectés ex-moudjahidines et mouidjahidates, veuillez accepter de nous fournir vos récits de manière à nous aider à poursuivre votre lutte émancipatrice. Cela passe par votre dévoilement de toutes les tentatives pour "instrumentaliser la Guerre de libération nationale à des fins de légitimation de pouvoir" (Djamila Bouhired)
Il n’est pas indispensable de disposer d’un journaliste ou d’un écrivain pour recueillir et transcrire vos paroles. Selon moi, le meilleur moyen serait de les faire enregistrer sur magnétophone, afin de conserver votre voix et votre langue maternelle. Sa richesse est méprisée uniquement par les mentalités néo-colonisées, malheureusement nombreuses.
Qui accomplirait ces enregistrements ?… D’abord vos enfants, sinon des proches, ou encore des chercheurs ou journalistes ou écrivains ou jeunes historiens.
Et il serait tellement précieux de créer une association, autogérée par les citoyens, qui sera le dépositaire de toute cette documentation. A ce sujet, je me rappelle une très belle et très émouvante surprise.
Lors d’un séjour à Oran en 2014, j’ai découvert l’existence d’un "musée du moudjahid", au centre de la ville. En le visitant, j’ai vu avec une immense émotion combien les combattantes et combattants auxquels-les je dois ma citoyenneté furent, dans leur très grande majorité, des enfants du peuple, de ce que certains crétins nomment le "bas" peuple.
J’ai passé dans ce lieu sacré de la (de ma) liberté plusieurs heures, à méditer, à m’encourager. Et j’ai discuté avec les animateurs de cet espace : bien entendu, des anciens moudjahidines, et, encore bien entendu, ce sont eux, et non les autorités officielles, qui ont eu l’intelligente initiative de créer ce lieu de mémoire, si utile, et de l’auto-financer.
Je conseille à quiconque vit ou va à Oran de visiter ce "musée". Entre autres pour s’inspirer de l’exemple afin de créer une association autonome de citoyens pour le recueil sonore de tout ce que les moudjahidates et moudjahidines, honnêtes et encore en vie, ont à dévoiler. Ainsi, par ce dernier don, ils-elles aideront à poursuivre leur, notre combat pour l’authentique liberté du peuple algérien.
Kaddour Naïmi
Courriel : [email protected]
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جزاكم الله خيرا
Tout au plus nous avons des textes historiques exprimant la version des vainqueurs, "usurpateurs et faussaires", selon l’expression de la sœur Djamila Bouhired. C’est un phénomène social, hélas !, qui arrive, partout et toujours. Puis nous disposons de versions de personnes qui ont eu des relations plus ou moins claires avec les détenteurs du pouvoir, sous forme de "soutien critique".