Cerises, abricots, figues : le sort peu glorieux des produits du terroir
Les cerises de la Haute Kabylie, les fraises de Skikda et les abricots de N'Gaous garnissent, déjà bien avant le mois de Ramadhan, les accotements routiers, les trottoirs des villes, les aires de halte sur les grandes routes des Hauts Plateaux, les espaces ombragés de l'autoroute Tizi Ouzou-Alger et même, curieusement, certains endroits de l'autoroute Est-Ouest. Les marchés informels des fruits de saison pullulent partout. Aux journées longues et mornes du Ramadhan, ces petits espaces forains inoculent un peu de baume et de truculence.
À la vue du spectacle de la vente des produits du terroir, l'on se rend compte de l'énorme retard que l'Algérie enregistre en termes d'organisation et de valorisation d'un secteur dont elle a énormément besoin. Il ne s'agit de déplorer à l'infini la chute des prix du pétrole. L'occasion se présente, au contraire, d'éprouver la capacité du pays à puiser dans ses ressources pérennes, celles qu'il a héritées des générations d'avant le pétrole, dont l'ingéniosité, le savoir-faire et le sens du labeur n'ont pas été vaincus par la colonisation. Il semble ce que le colonialisme n'a pas pu domestiquer ou annihiler a été malheureusement soumis à rude épreuve, jusqu'à presque l'effacement, par la rente pétrolière et le déficit de gouvernance.
Au cours de ces dernières années, où les responsables politiques et les gestionnaires de l'économie nationale ont commencé à sentir le danger d'une crise économique inscrite dans la durée, des dizaines de séminaires et des journées d'études ont été organisés pour explorer les possibilités de valorisation des produits du terroir, considérés comme porteurs d'une plus-value sociale et créateurs d'emplois. La réflexion et les interrogations sont intervenues avec un retard considérable. C'est-à-dire après que les Algériens eurent perdu beaucoup de savoir-faire dans maints métiers et après que certains phénomènes- comme la pathologie du capnode qui a envahi depuis les années 1980 les vergers de cerisiers en Kabylie- eurent exercé leur effet dévastateur.
L'on commence à parler, actuellement, de la valorisation de la figue de Barbarie, du pistachier, de la caroube, de graines de pin pignon, de l'azérolier, de l'arbouse et d'autres fruits des bois, à la réhabilitation desquels l'Etat compte contribuer afin d'en faire des métiers qui profiteront aux foyers ruraux. On a eu même des cas de sollicitation d'investissements étrangers dans ce domaine, mais qui tardent à se concrétiser sur le terrain.
Des créneaux en friche
Ainsi, les efforts que les agents économiques et l'Etat sont appelés à accomplir dans le sens de la diversification économique, afin de sortir de l'hégémonie des recettes pétrolières, lesquelles ont joué de bien mauvais tour au pays, sont censés exploiter tous les créneaux et potentialités qu'offrent le sol, la nature et la ressource humaine algériens, laissés jusqu'ici en friche. Pour certaines activités, relevant des produits du terroir et de l'artisanat, devant accompagner le secteur touristique et mettre en valeur la culture et le patrimoine du pays, il s'agit de replonger dans des pratiques et traditions qu'il y a lieu d'encourager afin de les moderniser et les mettre au diapason des défis commerciaux, économiques et d'échanges culturels de ce début du XXIe siècle.
À partir de certains premiers gestes accomplis dans cette direction, l'on se rend compte que le gisement et la gamme des produits sont éloquemment divers et d'une grande richesse. Le cas de la figue de Beni Maouche, est assez édifiant à ce sujet. Cette figue a subi un processus de labellisation, en partenariat avec l'Union Européenne, afin de la mettre aux normes de l'exportabilité. Il s'agit, dans cette période de changements économiques de grande envergure- que la seule notion de "transition" ne saurait couvrir-, de valoriser l'ensemble des produits algériens qui ont une histoire, un itinéraire de fabrication ou de traitement au sein des foyers ruraux.
Des barricades dressées avec des… abricots
Les pays dont l'industrie de transformation est bien avancée, dont l'Espagne, la France, la Turquie, la Nouvelle Zélande, ont inondé les supérettes et les supermarchés algériens de produits agricoles transformés dont le processus de fabrication ne relèvent d'aucune espèce de génie. Ce sont parfois deux ou trois abricots, mélangés à un conserveur et mis dans un bocal de verre; des figues sèches, provenant de Turquie pour remplacer inighmane de Kabylie ou de Beni Senous; des prunes traitées pour la conservation pour prendre le label de pruneau d'Agen, alors que les abricots de N'Gaous et de Djelfa, les prunes de Kabylie et de la Mitidja, les figues de toute l'Algérie du Nord, blettissent sur l'arbre, subissent sans aucune résistance des maladies cryptogamiques pour lesquelles il y a pourtant des traitements ou sont jetés dans la nature en raison d'une "surproduction" qui n'en est pas vraiment une, puisque cette notion ne peut être admise que lorsque toutes les alternatives auront été épuisées (consommation immédiate, conservations par la chaîne de froid, exportation en l'état, transformation agroindustrielle et exportation de ce même produit). On en arrivé, en l'absence ou de la faiblesse de possibilités de transformation, à voir des agriculteurs dresses des barricades sur la route nationale dans la wilaya de Djelfa avec des sacs de jute remplis d'…abricots! Leurs collègues de N'Gaous avaient, il y a quelques années, versé dans la nature toute la production d'abricots qui n'a pas pu être écoulée à temps sur le marché.
Les images perdues de la cerise de l'ex-Michelet
Ma génération se souvient encore de cette file de camions, immatriculés à Sétif, M'Sila et Béjaïa, venus s'approvisionner en cerises à partir des verges de Taourirt-Amrane et Agouni n'Teslent, dans la région de l'ex-Michelet, pendant les années soixante-dix du siècle dernier. La file s'étend de l'embranchement d'Agouni Goucef jusqu'à la fabrique de carrelage d'Agouni n'Teslent, soit sur une distance d'un kilomètre. Les hommes, les femmes et les enfants commencent le travail de cueillette dès l'aurore, au moment où l'on arrive à distinguer à peines les rameaux et les branches des cerisiers. Attention au pédoncule! Les cerises qui auront perdu leur "queue", et qui risquent de blettir plus rapidement que les autres, ne sont pas exportables vers les autres wilayas. Elles doivent être consommées par les gens de la maison. Les femmes chargent de grandes corbeilles (aqecwal) sur leurs têtes- corbeilles que l'on prend soin de couvrir avec des feuilles de fougères (ifilku)-, puis montent les sentiers et les raidillons raboteux qui aboutissent à la route carrossable où attendent les camions. Avant midi, les camions sont chargés et prennent la direction du col de Tirourda. C'est là un pan d'une histoire économique et sociale d'une région, qui a su tirer sa subsistance d'une nature revêche.
Un spectacle et des images qui ont disparu depuis plus de trente ans, et avec elles, la Fête des cerises de l'ex-Fort-National, qui n'a être reprise que ces dernières années. Ce spectacle et ces images ont été remplacés par une fausse modernité et un système quasi exclusivement salarial bâti sur la seule rente des hydrocarbures.
Comment se départir de la dépendance ?
Comment remonter la pente de l'histoire ? Comment renouer avec les valeurs du travail, le savoir-faire ancestral et l'harmonie avec la nature? Comment se départir, ne serait-ce que partiellement, de ce monstre qui a pour nom "dépendance"? Dépendance par rapport à la ville et à ses produits- "la chèvre du montagnard est, aujourd'hui, sa boite de lait", disait, déjà, au début des années 1980, Ferhat Imazighen Imula -, par rapport au système salarial, et, sommet des hérésies, une dépendance collective par rapport aux recettes pétrolières.
Les efforts à fournir pour diversifier l'économie algérienne, ce sont toutes ces opportunités qu'il faut exploiter, qu'elles relèvent des produits du terroir, de l'artisanat traditionnel, ou de toutes sortes d'initiatives portées par les jeunes. À cette occasion, il y a lieu de signaler le déficit de maturité et les dérives qui ont caractérisé la politique de la micro-entreprise, soutenue par les fonds publics depuis plus d'une décennie, qui n'est pas arrivée à prendre en charge ces créneaux porteurs, mais qui s'est focalisée sur des projets reproducteurs de rente et d'échec: transport de voyageurs jusqu'à la saturation, voire l' "indigestion", collecte de lait cru dans des régions peu ou pas productrices de lait, travaux publics et bâtiment auprès des administrations qui rechignent à appliquer les lois de la République (20 % des projets devant revenir aux micro-entreprises, selon le codes des marchés publics algérien).
Amar Naït Messaoud
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جزاكم الله خيرا
Merci pour cet article