"Il y a en Kabylie beaucoup de misère sociale"
Universitaire, chanteur, poète, Brahim Saci vit à Paris depuis de longues années mais il regarde toujours de près son pays natal. Ses mots sont souvent empreints de lucidité et de sagesse. On peut l'écouter.
Le Matindz : Poète et chanteur, vous êtes l'un des artistes à plaider, depuis des années, pour la démocratisation de l'Afrique du nord, comment voyez-vous l'évolution de cette région ?
Brahim Saci : Il est difficile de répondre sommairement à cette question tellement les choses se compliquent de plus en plus dans cette région habitée principalement par les Amazighs depuis la nuit des temps. Les régimes issus des indépendances n'ont pas toujours été à la hauteur. C'est par la force qu'ils se sont imposés et qu'ils se maintiennent. Pourtant l'Histoire semble s'accélérer ces dernières années d'où la nécessité d'avoir de l'imagination, d'où la nécessité d'apporter de vraies réponses aux questions de la démocratie, de la justice sociale, de la liberté d'expression. Pendant de longues années, ces régimes ont réprimé l'identité amazighe mais il n'y a aucun pouvoir au monde qui peut venir à bout de la volonté des peuples. Le printemps berbère de 1980 avait été la première halte qui a généré une conscience populaire de contestation à large échelle. Et c'est un livre sur les poésies kabyles anciennes qui a été à l'origine de cet éveil, c'est tout un symbole. Parti de Kabylie, le printemps berbère a fini par secouer toute l'Afrique du nord. Aujourd'hui cette question n'est plus taboue mais elle n'est pas encore résolue comme elle devrait être. Donc il y a encore du chemin à faire.
Vous êtes venu en France très jeune, vous y avez fait vos études, pourtant vous chantez en langue kabyle et vous êtes toujours à l'écoute du pays de vos ancêtres. De nombreuses personnes qui ont eu votre parcours ne parlent plus la langue kabyle et semblent oublier leurs origines. Pouvez-vous nous dire un mot à ce propos ?
Oui, effectivement je suis arrivé enfant à Paris ; j'ai eu des difficultés à l'école au début mais tout est rentré dans l'ordre par la suite, j'avais un énorme désir d'apprendre. J'ai poussé mon cursus scolaire jusqu'à l'université où j'ai rencontré beaucoup d'étudiants kabyles avec lesquels j'ai sympathisé, nous avions ainsi recréé des espaces kabyles dans ces lieux du savoir et de la science. Après avoir aimé les grands poètes français, Baudelaire, Rimbaud, Lamartine et tant d'autres, j'ai découvert la poésie de Si Mohand Ou Mhand et la sagesse de cheikh Mohand Ou Lhocine. Au même temps, j'écoutais nos grands chanteurs : Slimane Azem, Youcef Abjaoui, cheik Lhasnaoui et tant d'autres. C'est ainsi que je n'ai jamais perdu la langue kabyle en cours de route. Plus tard, je me suis moi-même mis à écrire de la poésie en langue kabyle et à chanter. Ceux qui ont vite repéré mon œuvre musicale m'ont encouragé à continuer en me disant que j'étais sur les traces de Slimane Azem, ce qui est un immense honneur pour moi. Entre-temps j'avais rencontré Lounès Matoub, Youcef Abjaoui, Ait Meslayen et tant de nos valeureux artistes. Je n'oublierai jamais les échanges fructueux que j'ai eus avec Lounès Matoub et Ait Meslayen : tous les deux m'ont appris beaucoup. Lorsque Lounès Matoub avait été assassiné, j'ai été profondément touché, j'ai même cassé ma guitare...Mais le monde continue à tourner, il faut donc toujours se battre et essayer de produire une belle œuvre qui va, peut-être, résister au déferlement du temps.
Après la poésie en langue kabyle, vous avez publié un recueil de poésie en langue française, «Fleurs aux épines», qui n'est pas passé inaperçu. Est-ce une nouvelle expérience ou bien est-ce la continuité de vos différentes quêtes ?
A vrai dire, j'avais déjà écrit quelques poèmes en langue française dans ma jeunesse mais la chanson kabyle m'avait, en quelque sorte, accaparé... Puis avec mes lectures, avec le temps passant, avec les épreuves de la vie, j'ai repris l'écriture en langue française. Des amis m'avaient encouragé à continuer et m'avaient incité à les publier. C'est ainsi que mon recueil, «Fleurs aux épines», a vu le jour. Travaillant pour le service culturel de la mairie de Paris, mes collègues ont participé à donner une certaine visibilité à ce livre qui continue son chemin. Je dois dire que l'avènement de ce livre et sa découverte par beaucoup de lecteurs m'ont surpris. C'est dire que le livre est souvent source de bonheur pour l'auteur, pour son entourage également.
Vous avez de nombreux projets artistiques, dans la chanson et dans l'écriture, peut-on avoir une idée sur ces œuvres en gestation ?
Cela fait des années que je travaille sur un nouvel album de chansons mais je ne suis pas pressé de le faire sortir. J'ai chanté plusieurs fois des chansons inédites au Conservatoire de musique du huitième arrondissement de Paris. Devant une assistance nombreuse, mes chansons en langue kabyle et en langue française, sont bien passées. C'est cela la magie de l'art qui supprime les frontières, qui rapproche les uns et les autres. Après la sortie de mon premier livre, j'ai continué à écrire et là, j'ai de la matière pour deux autres nouveaux livres. Je peux dire que mon prochain livre de poésies en langue française sortira cette année. Paris m'inspire beaucoup, les relations humaines tendues et parfois complexes, m'incitent à dire, à relativiser et à faire face au temps qui passe, qui nous fait comprendre que nous ne sommes que des passagers.
Vous avez aussi écrit des poèmes poignants sur la situation de la Kabylie. Qu'est ce qui manque en Kabylie ?
La Kabylie souffre beaucoup. Il y a en Kabylie beaucoup de misère sociale qu'on ne veut pas voir. Il y a tant de chômage et il n'y a pas d'allocation chômage. Les plus démunis trouvent du mal à se soigner : pourquoi est-ce qu'il n'y a pas de couverture médicale pour les plus pauvres ? L'environnement n'est pas protégé en Kabylie, il est temps de penser à l'écologie de cette belle région. Les plus riches ne regardent plus en direction des pauvres ; la solidarité et la générosité se font de plus en plus réduites. Les valeurs humaines se perdent également. Il faudra se ressaisir et revenir à nos valeurs, à nos traditions qui nous ont préservés à travers les différentes époques. Chacun de nous doit être responsable de ses actes, chacun doit se demander ce qu'il apporte à l'édifice collectif. Face à un système politique qui plonge le pays dans la régression, il faut une conscience collective qui donne de la place et du respect à tout le monde. Et jusqu'à présent, l'homme n'a pas encore inventé un meilleur système que la démocratie. C'est ainsi que l'espoir d'un avenir meilleur est possible.
Propos recueillis par Youcef Zirem
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merci bien pour les informations
MERCI BIEN