Pays triste, pays heureux
"Triste est le pays qui a besoin de héros", a dit un homme, Bertolt Brecht.
C’est après avoir vu comment ses compatriotes, d’abord la plus grande partie des intellectuels, ensuite beaucoup de travailleurs, enfin la majorité des citoyens allemands, tous ont fini par croire en l’existence d’un Héros Suprême, leur Führer.
Avant de le devenir par la démagogie de ses discours et la violence de ses groupes armés, on oublia qu’il fut un ex-étudiant raté, un ex-peintre raté aussi, un ex-caporal de l’armée, un ex-vagabond, un ex-petit aventurier. On oublia, également, que sa grand-mère semble, comme domestique, avoir eu un enfant illégitime de son patron, de religion juive ; ce qui explique pourquoi, une fois parvenu au pouvoir, cet Adolf fit raser au bulldozer jusqu’à faire disparaître à jamais le cimetière où était enseveli le corps de sa grand-mère.
Ainsi, un peuple particulièrement cultivé, celui qui donna naissance à Goethe, Feuerbach et Einstein, ce peuple et la plupart de ses intellectuels saluèrent celui qui sut se fabriquer une icône de Sauveur Suprême de l’Allemagne, du peuple "aryen" germanique, en vociférant la plus effroyable haine contre tout ce qui ne l’était pas, tout en servant les intérêts des banquiers, industriels et propriétaires fonciers de l’Allemagne. Il inventa même, supreme imposture, pourtant efficace, le "national-socialisme", oui ! Nationalisme et socialisme. Quelles trouvailles !
On oublia même que l’Allemand nouveau idéal qu’il proclamait vouloir édifier avait les yeux bleus, une stature athlétique et des cheveux blonds, alors que le Héros Führer était de petite taille et ses cheveux étaient sombres. Ainsi, l’acceptation d’un héros national plongea les citoyens dans la servitude imbécile, aggravée par le masque ridicule d’une vulgaire arrogance.
Nous avons constaté également la fabrication d’une autre forme de héros. Là, encore, la majorité de ce qui devraient se distinguer par l’intelligence, à savoir les intellectuels, eurent la méprisable première responsabilité de contribuer à la fabrication d’un Héros. Ils le proclamèrent, évidemment, "génial", laissant croire que tous les autres citoyens n’étaient que des imbéciles.
Ainsi, plomba sur le peuple le complexe d’infériorité, et les rares révoltés furent expulsés de l’organisation ; puis, une fois parvenus au pouvoir, les opposants critiques furent emprisonnés, assassinés sans procès ou lors d’un procès bidon, totalement pré-fabriqué.
Cette autre forme de Héros, hélas ! Et tant de fois hélas !, Ma jeunesse, manquant d’expérience et de savoir, y avait cru, et je fus un thuriféraire servile par ignorance et bonne foi. Leurs noms ? Karl Marx, Lénine, Fidel Castro, Mao Tsé Toung. Je n’eus toutefois pas l’imbécillité jusqu’à croire au "Père des Peuples", le sinistre et criminel Staline. Puis, l’expérience et les études aidant, je compris que, dans ces cas, aussi, la fabrication de Héros fut une tragique catastrophe ; elle a réduit l’intelligence à la plus abjecte médiocrité servile, et le peuple à un troupeau de moutons suiveurs et beugleurs.
Et, pourtant, dans le cas de ces héros-ci, ils semblaient avoir oublié la fameuse revendication du chant de l’Internationale : "Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes !"… Toute personne qui rappelait ce splendide idéal était, par les sbires de ces héros, voué au silence par l’expulsion de l’organisation (Marx contre Bakounine), la prison sinon l’assassinat (tous les autres marxistes).
Concernant l’Algérie, rappelons-nous ceux qui ont été acclamés, et par qui, des "héros" nationaux (Ahmed Ben Bella et Houari Boumédiène), et ceux qui furent d’authentiques héros, tels Mohamed Boudiaf et Hocine Aït Ahmed.
Enfin, nous pouvons, également, constater combien "triste est le pays qui a besoin de héros" quand, parmi un peuple, quelques-uns, femmes ou hommes, simples citoyens, sont contraints à se comporter en héros. Mais, cette fois-ci, nous avons affaire à d’authentiques héros, c’est-à-dire à des femmes ou des hommes bravant courageusement l’arbitraire d’une caste dirigeante, au risque de mourir, à un âge où, normalement, ils auraient pu jouir agréablement de leur vie, parmi leurs parents, amis et compatriotes.
Ce genre de héros authentiques a la particularité de n’avoir jamais prétendu à cette glaciation sous forme d’icône à adorer. Ils considéraient que leur comportement héroïque était simplement leur droit-devoir, et refusaient absolument d’être considérés des héros, encore moins des icônes. Ils déclaraient : "Un seul héros, le peuple !"
Pourquoi ?
Parce qu’ils savent que là où un individu particulier se fabrique en Héros ou en Icône, alors les intellectuels deviennent des scribes-mandarins serviles, et le peuple, une masse d’ignorants ou de pleutres. Tous subjugués, renonçant à leur capacité de réfléchir de manière autonome et d’agir de façon courageuse.
Ni Lao Ze, ni Socrate, ni Spartacus, ni Michel Bakounine, ni Nicola Sacco, ni Bartolomeo Vanzetti, ni Larbi Ben M'hidi, ni Abane Ramdane, ni Ahmad Zabana, ni Djamila Bouhired et bien d’autres n’ont eu la ridicule prétention d’être des héros. Ils considéraient simplement accomplir leur droit à la dignité et leur devoir à la défendre, si bafouée.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, en Algérie, comme partout ailleurs, des citoyens prisonniers ou assassinés, parce qu’ils revendiquent leurs droits de citoyens libres et solidaires, sont appelés des héros uniquement parce que les autres, les intellectuels en premier lieu, et les citoyens d’une manière générale, manquent de cette dignité ; elle devrait faire de tous des "héros", c’est-à-dire des personnes capables de défendre leurs droits à une existence digne. Dans ce cas, nul besoin de héros ni de Héros. S’il faut absolument employer ce terme, alors il faudrait l’accorder uniquement au peuple comme agent social, quand il agit contre l’arbitraire.
Ce n’est que lorsque les intellectuels et les citoyens sont capables d’être des personnes réellement libres tout en étant solidaires, contre toute forme d’arbitraire, qu’on peut légitimement avoir le bonheur de dire : Pays qui n’a pas besoin de héros, tu es heureux !
Kadour Naïmi
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Merci beaucoup
bien