Pour une identité solidaire (I)
Réagissant à mon opinion sur le problème identitaire (http://www.lematindz.net/news/23915-identite-nantis-et-demunis-lettre-ouverte-au-frere-said-sadi.html), certains commentateurs me semblent représenter un phénomène très préoccupant, au point de nécessiter un éclaircissement. Pour ces commentateurs, mon texte est celui d’"un imposteur", ayant des "propos que de la mauvaise foi! Cette langue de bois et toute cette démagogie que nous vomissons! Un discours de gauche dépassé, étant archaïque! Un discours, qu'ont toujours tenu les fossoyeurs de l'amazighité! (…) vous vous adressez avec la perfide formule arabe "au frère Said Sadi" pour mieux lui placer votre hypocrite poignard de l'infamie entre les deux omoplates!" (Allas Ilelli), que la question que je pose "ça c'est le genre de question préparée par les laboratoires du régimes Algérien" (zwen), "tenté d'expliquer la crise multidimensionnelles algérienne, par la seule lorgnette marxiste de la lutte des classes, relève d'une cécité mentale profonde" (uchen lkhela). (*)
Je remercie cependant les auteurs de ces opinions ; elles permettent d’approfondir et d’éclaircir les problèmes évoqués. Examinons les deux accusations principales.
1.- "Perfidie… arabe"
En arriver à écrire "perfide formule arabe "au frère Said Sadi"" (Allas Ilelli), cela ne rappelle-t-il pas d’autres faits ?… Les nazis ("perfide juif"), les impérialistes européens et états-uniens ("perfides asiatiques"), des Arabo-musulmans fascistes ("perfides kabyles"), les Français racistes ("perfides immigrés"). Même des Africains ont eu recours à ce vocabulaire, tels les Hutus contre les Tutsis, avec les massacres dont ces derniers ont été victimes de la part des premiers.
Ainsi, il y a des adjectifs, tels "perfides", qui ne tuent pas mais ils excitent à tuer, ils justifient les génocides.
Nous sommes là devant du racisme, quelle que soit l’identité de son auteur. En effet, une personne perfide n’a pas d’identité spécifique ; elle appartient simplement à l’espèce humaine, plus exactement à la catégorie qui manque de sincérité et de générosité ; celle-ci est la catégorie sociale des profiteurs.
Pour révéler à quel point ces commentateurs, en croyant défendre l’identité kabyle en particulier, ou amazighe en général, manifestent de graves préjugés, par exemple en ce me concerne comme auteur de l’article sur l’identité, je me vois obligé, tout d’abord, de révéler un aspect de ma vie privée.
J’ai des petits nièces et des neveux qui sont demi-arabophones, demi-kabyles. Deux de mes frères sont mariés respectivement avec deux épouses kabyles, l’une née à Oran, l’autre originaire des environs de Béjaïa ou Bgayet. Leurs enfants parlent aussi bien l’arabe algérien que le kabyle. Et ils comprennent que les problèmes du peuple algérien, quelle que soit son identité, sont, d’abord, économiques, que ce qui divise d’abord ce peuple, c’est d’abord l’existence de deux classes antagonistes : d’une part, des exploiteurs, d’autre part, leurs victimes. Mes nièces et neveux n’ont pas lu Marx ni d’autres ouvrages. Leur premier livre, c’est leur vie concrète. Comme moi, quand j’étais enfant : j’en parlerai ci-dessous.
Enfin, rappelons combien le mot "frère" n’est pas une "perfidie arabe".
François Villon commence ainsi sa "Ballade des pendus" ; il faisait allusion aux pauvres personnes, victimes du système social féodal :
"Frères humains, qui après nous vivez..."
Environ deux siècles plus tard, les révolutionnaires français, en mettant fin au féodalisme des "seigneurs" et "laquais", ont mis à l’honneur trois termes ; l’un d’eux est "Fraternité".
Plus tard, tout combattant pour la liberté et la solidarité a proclamé son attachement à la "fraternité universelle". Enfin, Abane Ramdane et Larbi Ben M'hidi s’appelaient réciproquement "frères".
Conclusion. Cette expression de "perfidie … arabe" nous montre ce qui arrive quand :
- si on est de bonne foi, l’absence du sens de la justice exclut le recours à la raison, laissant place à l’aveuglement produit par la haine ;
- et si l’on est un vulgaire manipulateur, la tentative de faire passer un texte défendant la liberté et la solidarité entre les membres d’identités différentes, comme un contenu servant l’une au détriment de l’autre.
2. "Lorgnette marxiste de la lutte des classes" et "discours de gauche dépassé, étant archaïque !"
Je constate comment certains ont réussi à cacher le problème social fondamental, de base (l’existence des classes et de la lutte des classes), derrière un autre qui, bien que réel, en est une conséquence : la question identitaire (qu’elle soit ethnique ou religieuse). Kateb Yacine, évoqué par un commentateur, a une grave part de responsabilité dans cette situation, en défendant (justement) la cause identitaire kabyle et amazighe, mais en occultant (à tort) son aspect primordial : le conflit social exploiteurs-dominateurs contre exploités-dominés. Déjà, en 1972, j’ai rompu avec lui notre collaboration à l’écriture collective de la pièce théâtrale "Mohamed, prends ta valise", à cause, précisément, de l’occultation qu’il avait opérée, concernant la lutte des classes en Algérie, au sujet du drame migratoire des travailleurs algériens en France (j’en parlerai dans un essai de prochaine publication).
Contrairement à ce qu’affirment les commentaires mentionnés, l’existence des classes et de la lutte des classes ne sont pas une invention de Karl Marx. Lui-même a avoué qu’il a pris ces concepts d’écrits de penseurs bourgeois libéraux.
Pour ma part, les classes et la lutte des classes, je ne les ai pas découvert dans les livres, ni de Marx ni d’autres. A peine arrivé à l’âge où j’ai pu utiliser mon sens de l’observation empirique et mon intelligence, j’ai fait des constatations. Étant fils d’ouvrier, les enfants dont le père jouissait d’une situation économique un peu meilleure, ou plus, me traitaient avec mépris. Un enfant de barbier, de commerçant, de policier ou, davantage, de cadi ne daignaient pas m’adresser la parole, parce que, pour eux, je n’étais qu’un fils d’ouvrier.
Dans mon quartier pauvre de Sidi Belabbès, dénommé, en algérien, "al graba" (terme qui signifie approximativement "tentes mal foutues"), et, en français, bizarrement "village nègre", vivaient plusieurs types de familles : arabophones, kabyles, mozabites, une autre originaire d’Afrique subsaharienne (des Noirs, comme on dit), et une autre encore venue d’Espagne.
Dans mon enfance, moi, l’enfant kabyle (on disait à l’époque "zouaoui"), l’enfant de peau noire (on disait "nigro"), l’enfant d’origine espagnole (on disait "pied-noir"), et un enfant arabophone comme moi (on disait "Arabe"), nous avons tous été amis. Pourquoi ?… Parce que mon père était un ouvrier cordonnier, le père du Kabyle, un ouvrier tailleur, le père de l’enfant de peau noire, un travailleur journalier, le père de l’Espagnol, un ouvrier je ne rappelle pas où, le père de l’autre Arabophone, un ouvrier communal balayeur.
Par contre, moi, enfant arabophone, je n’ai pas pu lier amitié avec l’enfant de la famille mozabite, ni avec celui arabophone comme moi, ni avec un enfant de "Pied-noir" d’origine française. Pourquoi ?… Parce que le père du Mozabite était un riche commerçant de tapis, celui de l’arabophone, un coiffeur bien nanti, celui du "Pied-noir", un employé d’administration, et celui de l’arabophone, un riche marchand de moutons.
Un autre fait m’a marqué, dans mon enfance. Je fréquentais une école primaire où nous étions tous des habitants du quartier, pauvre comme je l’ai précisé. L’établissement s’appelait école “indigène”. Pourtant, il y avait là un enfant "pied-noir". Vous savez pourquoi?… Parce son père, quoique "pied-noir", était un ouvrier.
Voilà comment, enfant déjà, j’ai découvert que la condition économique prime sur l’identité ethnique, comme sur celle religieuse. La manière dont se réalisait l’amitié entre les enfants en était la preuve concrète, significative. Par conséquent, quand, parvenu à l’âge de vingt ans, j’ai lu, dans les livres, l’existence des classes et de la lutte des classes, ce fut, pour moi, uniquement une confirmation de la réalité que j’avais vécue.
Depuis lors, personne n’est parvenu à me faire croire que les classes et la lutte qu’elles se livrent n’existent pas ou n’existent plus. Au contraire, toute ma vie, jusqu’à aujourd’hui, me prouve, malheureusement, leur réalité, scandaleuse, injuste, fléau de l’espèce humaine.
Je suis le premier à souhaiter l’inexistence des classes et de leurs conflits. Mais, comment y parvenir sans éliminer toute forme d’exploitation économique, et donc ce qui la permet, la domination sociale ?… L’histoire le montre clairement : chaque fois que des groupes sociaux ont tenté d’éliminer l’existence des classes antagonistes, ils furent massacrés. Les auteurs n’ont pas été uniquement les dominateurs des époques successivement esclavagiste, féodales et capitalistes. Hélas ! Il en fut de même dans la Russie du parti unique bolchevique (voir Voline, "La révolution inconnue"»).
Quant à la base de ce système d’exploitation économique, eh, oui ! C’est la fameuse plus-value ! Là encore, pour celui qui l’ignore, elle n’est pas une découverte de Marx, contrairement à ce que lui-même et Friedrich Engels ont fait croire. A ce sujet, Voir Tcherkesoff Warlam, Pages d'histoire sociale, 1896, point III. Méthode dialectique, in anarkhia.org, vu le 9.1.2017.
Bien entendu, dans mon enfance comme durant mon adolescence, certains ont tenté de me faire croire que j’étais "d’abord Arabe et musulman", que, par conséquent, mes ennemis étaient ceux qui n’avaient pas ces identités ; en Algérie, étaient désignés les Kabyles et autres Amazighes. Ainsi, on a cru m’opposer à mes compatriotes amazighes ou non musulmans, et aux citoyens du monde qui n’étaient ni arabes, ni musulmans, ni algériens.
Mais on n’y a pas réussi. Depuis mon enfance, la vie concrète me montrait que mes amis, mes semblables sont toutes celles et tous ceux qui, en Algérie (dans les régions arabophones comme celles amazighophones), comme dans le monde, sont des exploités-humiliés-dominés. Et toutes celles et ceux qui, au nom d’une identité, certes légitime, - je le souligne -, ne la considèrent pas comme conséquence , - encore je souligne ! - d’un système social divisé en classes sociales (où une minorité jouit de privilèges au détriment d’une majorité), eh bien, cette minorité est non seulement mon ennemi, mais celui de tous les exploités du monde.
Cette minorité a profité, hélas !, de la faillite des États construits par le marxisme autoritaire, pour manipuler et convaincre les asservis de l’inexistence des classes et des conflits qui les opposent.
Je répète, - et je persisterai tant que le problème reste confus, en m’adressant uniquement aux personnes de bonne foi -, que défendre une identité (et je n’ai pas évoqué uniquement dans mon article uniquement celle ethnique, mais également celle religieuse) sans la placer dans le cadre social réel, c’est-à-dire sans préciser qu’elle est une conséquence d’un système social injuste, cela mène, chaque fois, au fascisme ! Autrement dit à l’apparition d’une caste dominatrice, pire que celle capitaliste parlementaire (dite "libérale"). Dans cette dernière, au moins les syndicats libres, défendant réellement les intérêts des salariés, parviennent à exister. Ce fait est impossible dans toutes les formes totalitaires de régime, dont celui des ex-États soit disant "socialistes".
Voici quelques preuves, prises dans des contextes différents, pour montrer où mènent les revendications identitaires, privées de leur base économique de classes sociales.
Quand la tribu des Ibn Saoud, dans les années 1920, a évoqué l’identité "arabo-musulmane", pour lutter contre la domination anglaise en Arabie, à quoi cela a mené ?… Au régime wahabite.
Quand certains Allemands ont évoqué "l’identité aryenne", quel fut le résultat ?… Le nazisme.
Quand, en Algérie, certains se proclament défenseurs de "l’identité arabo-musulmane", à quoi cela a-t-il mené ?… A la "décennie noire".
Quand certains Arabes moyen-orientaux prétendent défendre la même identité, qu’arrive-t-il ?… Les conflits qui ensanglantent aujourd’hui certains pays musulmans.
En outre, n’oublions pas l’apparition de la théorie du "choc des civilisations", élaborée par Samuel Huntington, comme par hasard un universitaire états-uniens, rémunéré par des institutions capitalistes.
Lui, aussi, se présente en défenseur de l’"identité américaine" pour fustiger la "menace" que constituerait contre elle la présence des immigrés aux États-Unis, notamment hispaniques. Comme par hasard, leur majorité est constituée de personnes à la recherche d’un travail pour survivre.
Et son compère Bernard Lewis, avec sa théorie de l'identité des peuples, confirme ce prétendu "choc des civilisations".
A ces "chercheurs" et "universitaires", ce masque, apparemment neutre et scientifique, sert à cacher des idéologues au service du capitalisme impérialiste U.S. Pour y parvenir, ils ont comme souci principal de faire croire à l’inexistence sinon à l’archaïsme de l’existence des classes et de la lutte des classes. Leur but est la constitution d’"identités" spécifiques, à l’intérieur desquelles une caste minoritaire vit au détriment de sa partie majoritaire, au nom de la priorité de la "nation" identitaire. C’est ainsi que se justifient les guerres entre les nations, conflits au cours desquels, toujours, ceux qui meurent font partie des classes asservies, et ceux qui profitent sont les affairistes (banquiers, industriels, chefs militaires).
On voit donc comment cette théorie des "identités", en occultant l’existence des conflits entre classes sociales, veut justifier et légitimer la perpétuation du système capitaliste. Ce n’est pas parce que les ex-États marxistes autoritaires ont failli qu’il faut accepter la suprématie du capitalisme, et son idéologie de l’inexistence des conflits de classes sociales. (A suivre)
Kadour Naïmi
Lire la suite : Pour une identité solidaire (II)
(*) Nous invitons nos lecteurs d’avoir la patience de lire la deuxième partie du texte afin d’émettre des commentaires adéquats.
Commentaires (0) | Réagir ?