Lounis Aït Menguellet : la fugue des transcendances
"…toute création de l'esprit est d'abord « poétique » au sens propre du mot…" Saint-John Perse, Discours de Stockholm, 1960.
Introduction
Souvent, les hommages ont un mauvais goût. Synonyme de départ et de retrait, l’hommage est un moment fortement émotionnel. Lounis, la voix des marginalisés et des exclus de l’Existence, nous donne, de par son parcours et son œuvre, l’image d’un homme qui mène la rébellion non pas à ce que les idéologues fantasmés donnent en possibilités d’Existence collective, mais aux schémas factices garants de la réductibilité du pensé, du reste favorables à l’ordre ambiant. Loin d’être un névrosé de l’embourgeoisement réfractaire, ou un passionné de l’existentialisme confortable, il donne une idée de ce que peut être un poète dans les régimes fermés. Le totalitarisme se défie souvent par la poésie.
L’œuvre de Lounis, enveloppée dans son parcours, n’est pas classique. Iconoclaste, diraient les consommateurs de la matière médiatique. Ni l’une, ni l’autre : elle se refuse à tout jeu discréditant sa portée. Elle reflète la condition humaine et écrit sur le ciel des poèmes nés des profondeurs de la Terre.
Je l’appelle Lounis, car je crois qu’il est un frère dans l’humanité, laquelle est malheureusement réduite à n’exister que dans des tensions dont profitent essentiellement les forces qui nient les souffrances quotidiennes des peuples. C’est aussi un ami, un voisin, etc. Bref, le nous ne ferait, je l’espère bien, nulle contrainte à la "Je le connais". Le texte ne puise pas que de la communion scientifique, le poète aime prendre un recul punitif. Cela nous le comprenons bien.
Réparer le temps ?
"L’art est la manifestation de cette "âme belle" ; il a pour but l’éducation non seulement de l’esprit, non seulement du cœur, mais de l’homme tout entier." C’est dans cette citation que nous pouvons lire de la plume de Tolstoï que nous pouvons comprendre la tâche à laquelle s’est livré Lounis.
En continuant son parcours de chanteur prêt à offrir du plaisir aux humains, il confirme la suprématie de l’art sur l’ordre dit naturel des choses. Comme le dit Régis Debray, c’est dans la vieillesse qu’on est jeune. L’ancien compagonon du Che n’a rien perdu de sa verve dans la défense de la cause humaine. Lounis maintient la sagesse proche de l’espérance, deux positions qui se font la guerre pour que la rigidité fasse régner la sérénité à laquelle aspirent toutes celles et tous ceux qui sont confrontés à l’angoisse existentielle de qu’est-ce qui nous arrive-là ? Question que tout un chacun se pose dans les abstractions impératives à la vie commune.
Le refoulement est salvateur quelque part. La rébellion de Lounis est un rempart contre le conservatisme exaltant sur lequel comptent les meneurs du jeu idéologique en vue de maintenir l’espoir sous le contrôle du schéma auquel ils ont adhéré. Face à la sagesse rebelle que nous pouvons retrouver chez Lounès (dans son dernier album, il vilipendait les codes restrictifs opposés à la femme), c’est la sagesse d'espérance qu’affiche Lounis devant la dérive induite par les largesses idéologiques que se permettent les tenants des discours légitimes. Lounis déclassifie la femme pour la soustraire à l’image que la décivilisation lui octroie dans une tentative d’emprisonnement bourgeois. Il la fait, dans son dernier album, être de lui-même (d’elle-même), en écoutant sa rébellion.
Menée contre la civilisation (nous pouvons comprendre de l’énoncé de Simone de Beauvoir que la civilisation n’a pas été entièrement favorable à la femme), cette révolte se dresse néanmoins contre les illusions d’une modernité qui ne cesse pourtant de mobiliser militants et élites, tous égarés dans des enclaves culturelles conservatrices. Une rébellion contre le jeunisme, contre les failles que se cachent les systèmes chargés de produire les images et les clichés. Nous pouvons dire qu’il y a un désir de réconcilier les temps avec eux-mêmes, Lounis résistant aux fracturations faites au Temps tout en faisant de la linéarité une musicalité thérapeutique par l’enclenchement de la dialectique. En écoutant certaines de ses chansons, nous ressentons une approche du Ciel où survit la douleur capitale, douleur guérie par ce que la syntaxe et la musique peuvent arracher à la rigidité de la voix et de la grammaire. D’où le second point.
Les vers sereins
Hegel écrit ce qui suit : "L’originalité ne consiste pas seulement à savoir se conformer aux lois du style ; il faut y ajouter l’inspiration personnelle de l’artiste, qui, au lieu de s’abandonner à la simple manière, saisit un sujet vrai en lui-même et, par un travail intérieur de création, le développe en restant fidèle aux caractères essentiels de son art et au principe général de l’idéal". L’originalité de Lounis est une conjugaison du style (écart subjectif) au modèle (possibilité d’objectivation).
Le style de Lounis, dans certaines chansons, est une conjugaison de la pensée existentielle au langage commun. Fait rare, puisque le travail sur la langue devient parfois une obsession pour les poètes. Or, dans les textes de Lounis, nous voyons une relégation de la quête esthétique, quête marquée par les désarticulations qu’aime faire subir le poète (l’écrivain de façon générale) à la langue. Cela nous montre que la centralité thématique peut s’exprimer par des lexiques inscrits dans les dialectiques classiques. Interroger le Ciel, ce n’est pas forcément être dans la prière, ni encore dans le blasphème. C’est ce que nous pouvons dégager à la lecture et à l’écoute de certaines chansons. Une question majeure peut y être repérée : quelle est l’origine de la parole historique ? Problématique née du contrat factrice, voire illusoire, qui lie l’Homme à son désir de projection, à n’être que la voix de ceux qui se prennent pour les habitants des marges sur lesquelles le soleil refuse de se jeter. Les lisières du jour sont le moment béni des poètes. Le soleil est dépoétisé à l’arrivée de la peur des mots que ressent tout poète et qu’il purge dans la confection de ses paroles et dans l’approche de la langue. Ce soleil nous apprend qu’il cède facilement devant les sollicitations des prieurs venus quêter une bénédiction pour ceux qui sont oubliés dans leurs misères, leur égarement dans l’oppression existentielle. Bref, dans le désir de survie qui leur est réclamé par leurs adversaires. Le style Lounis est empreint d’un humanisme qui veut associer le peuple à toutes les questions qui ne sont pas à sa portée. Hors de portée non par un quelconque empêchement idéologique (du reste légitimable), mais par une pression politique sécrétée par des cumuls historiques indépassables.
Quel objet pensé-je ?
Le discours commun tenu autour des chansons de Lounis Ait Menguellet reconnaît que la question philosophique y est prégnante, voire constante. Cela est incontestable. Mais, la thématique liée à la pensée et, disons-le sans complexe, le culte du savoir, revient non comme marque d’un espace idolâtré (le retrait bourgeois), ni comme éloge du penseur (la figure du penseur fait toujours polémique, voire scandale, dans les espaces où elle est évoquée). C’est dans l’examen serein du vers que le sens refuse à se formaliser par les procédés connus jusque-là. Il est connu de tous que les arts, de quelque nature qu’ils soient, captent l’attention des gens ; mais, dans les textes de Lounis, le procédé devient une sorte d’autorisation d’accès au droit au questionnement sans toutefois contraindre le sujet à passer par les codes validants. La métaphysique réussit à se libérer des champs notionnels qu’elle s’approprie et qu’elle explore. L’oralité autorise, dans les chansons de Lounis, la communauté de se soustraire du poids des interdits et de se positionner dans la dure réalité qu’est l’Existence. Le maintien de l’Être sous un voile éthique interdit les divisions romantiques du sujet historique : cela peut être ressenti à l’écoute des chansons de Lounis. Le questionnement de certaines notions ne peut nullement laisser le sujet tranquille dans sa demeure intime, car il l’engage dans la perception de soi dans l’espace commun. Mais, dans les chansons de Lounis, il nous est donné de penser soi dans une sorte de torpeur passionnelle, laquelle, en faisant dialoguer les idées, permet de freiner le pouvoir des tensions vitales.
La philosophie libère de ce que peuvent être les discours élogieux tenus aux radicalités festives. En s’attaquant à des questions liées à la vie de l’humanité, Lounis s’inscrit dans la quête philosophique. Nous pouvons lire ce qui suit : "La marque de la philosophie, c’est d’affronter les "grandes questions" : "Qu’est ce que la vérité ?" ; "qu’est ce que le mal ?" ; "y a-t-il un sens de l’histoire ?". La conscience, le beau, le langage, le temps, l’art, etc. : la philosophie adore les grandes énigmes".
Conclusion
Les chansons de Lounis sont, dans une grande partie, porteuses de thématiques relayées par un style qui ne se coupe pas de ce que l’humain se pose comme possibilités lexicales. C’est peut-être l’originalité de Lounis. La détermination historique est indéniable, l’empreinte subjective l’est autant. Ce dialogue des idéologies scientifiques est non seulement légitime, mais surtout impératif, car il nous dit que nul ne peut décider de que doit être un sens.
La poésie retrouve une trajectoire où le collectif est mêlé à l’idéologie, mais sans qu’il n’y adhère, car les relations qu’entretient le poète avec ses congénères restent marquées par des émotions qui disparaissent dans les espaces intimes du jour.
Abane Madi
Commentaires (8) | Réagir ?
merci
Nice post, and thanks for sharing this with us