Les Mokrani : expansion, terreur et compromission (III)
En 1838, El Khalifa Ahmed El Mokrani, finit, après avoir passé sa vie à guerroyer, par l’emporter sur ses cousins, et devint le Khalifat investi par l’administration française pour servir les desseins d’une colonisation connue pour avoir détruit la personnalitéalgérienne.
El Khalifa Ahmed El Mokrani
Nous n’en disons pas plus sur le personnage, mais écoutons, plutôt, ce que nous apprend Louis Rinn témoin contemporain, avisé et auteur d’un livre sur l’épopée de la famille des Mokrani et notamment sur le Khalifa Ahmed Mokrani lui-même :
"Le procès-verbal de cette remise et de la prestation de serment du khalifat fut signé par dix-sept personnes. Moins de deux mois après son investiture, le khalifat Mokrani se faisait fort de faire passer à travers les Bibane deux colonnes françaises qui seraient parties d’Alger et de Constantine, opération que le gouvernement voulait faire pour affirmer ses droits sur un pays que l’émir Abdelkader s’attribuait, en vertu d’une interprétation", écrit Louis Rinn. Pour autant, même si son ouvrage constitue une source appréciable sur cette époque, il faudra prendre avec prudence les affirmations de ce juriste et officier de l'armée française.
L’échec de rallier la population de l’Est algérien et notamment celle des Amazighs, pour prêter main forte au soulèvement national de l’émir Abdelkader reposait, manifestement, sur les trahisons des Mokrani et particulièrement celles de Abdesselam El-Mokrani et El Khalifa Ahmed El-Mokrani. Animés par des idées obsolètes, sous couvert d’un islamisme conquérant et une idéologie arabo-islamiste, étrangères à la culture et aux sentiment d’un peuple baigné par les vertus de la mansuétude et l’esprit critique. L’un trahit par atavisme et l’autre le combattit par servitude dans l’espoir de récupérer son autorité sur tout le territoire de ses ancêtres. L’échec de la tentative de révolte de l’émir Abdelkader n’était pas lié, comme certains le laissaient supposer ou entendre, à la passivité, à la suspicion voire à l’hostilité des Amazighes de l’est de voir l’émir Abdelkader ériger un état arabo-islamique. Les Amazighes étaient, tout de même, et de tout temps les premières victimes des Mokrani qui avaient contribués, avec lâcheté, à imposer et consolider les dominations coloniales des Ottomans et des Français.
Les Français commirent une erreur dans leur appréciation, finalement, un mal pour un bien. Ils étaient tellement sûrs de leur emprise sur le pays qu’ils jugèrent de l’inutilité des Mokrani et les écartèrent de l’espace politique. Tant mieux !! Depuis la disparition des Mokrani, le sentiment national et identitaire du peuple algérien s’était renforcé et 40 ans plus tard, les desseins d’une nation commençaient à faire jour. Les valeurs d’une nation pour les Algériens et par les Algériens commençaient à prendre forme jusqu’au dénouement final, ou le peuple Algérien s’était soulevé, unis comme les doigts d’une main, pour revendiquer son indépendance et enfanter l’engagement d’un idéal ; la lutte armée de libération de novembre 1954.
On voit bien que l’histoire de El khalifa Ahmed El Mokrani était parsemée de guerre et de trahison aussi loin que porte la mémoire. Réduit au statut d’un simple fonctionnaire français. Ses prérogatives avaient été, subitement, ignorées et diminuées à leurs simples expressions par l’administration française. N’ayant, aucune prise ni autorité sur le réseau des caïds et celui des Bachaghas, sur lesquels reposaient ses forces et l’œuvre maléfique en cours de la colonisation Française. Les collectes des impôts perçus directement par les généraux, au bénéfice de l’administration Française, affaiblirent ses moyens d’agir. Le pouvoir de Ahmed Mokrani fut imputé, contraint de céder et abandonner aux généraux coloniaux le pouvoir du fief, construit de feu et de sang, par ses aïeux. Son rôle se résuma à un simple caïd et rendit des comptes, comme un simple valet, à ses supérieurs de l’administration coloniale. Comme le soulignait, encore, et à juste titre, le témoignage suivant de Louis Rinn.
"Tout d’abord, il convient de remarquer que les fonctions de khalifat ne devaient être conférées que pour le gouvernement des territoires dont la France ne se réservait pas l’administration directe. Aussi les khalifats relevaient directement du général commandant la province, dont ils étaient «les lieutenants». Aux temps de la conquête, alors que tout était militaire en Algérie, cela les assimilait implicitement à des généraux de brigade. Ces hauts fonctionnaires avaient droit, dans l’étendue de leur commandement, aux honneurs attribués au khalifat sous le gouvernement du bey. Ils nommaient les cheikhs des tribus soumises à leur autorité et présentaient leurs candidats pour les emplois de caïd, qui restaient à la nomination du commandant de la province. Ils percevaient les divers impôts pour le compte de l’État et gardaient le tiers du hokor (Pourcentage) comme traitement et frais de représentation. Ils devaient gouverner les musulmans suivant les lois du prophète, et, enfin, ils avaient une garde particulière d’un escadron de spahis irréguliers, en partie soldés sur le budget de la France.
Le Khalifa Ahmed El-Mokrani, n’ayant plus d’autres choix que de subir les directives décrétées par les français, de plus en plus, restrictives à son égard. Blessé dans son orgueil, sentant son honneur offensé par l’ingratitude et sa crédibilité entachée par ceux-là même qu’il avait servi avec loyauté. Il délaissa de plus en plus ses devoirs et continua de se plaindre et de se morfondre sans que personne ne donna crédit à ses lamentations.
Son fils Mohamed (Futur Bachagha Mohamed El Mokrani) le remplaça sur injonction de l’administration coloniale. Tant bien que mal, ce résultat, ne déplut pas, forcément, aux Français qui se débarrassèrent à moindre prix d’un Mokrani encombrant devenu inutile à leurs intérêts. Son fils, considéré souple, courtois et plus maniable que son père prit la suite pour porter plus haut, encore, les idéaux du parachèvement inexorable de la domination Française.
Au milieu de l’année 1852, le khalifa Ahmed El-Mokrani partit faire le pèlerinage de La Mecque pour se laver de tous ses pêchés. A son retour en mars 1853, il débarqua à Marseille. L’empereur eut vent de sa présence sur le territoire Français, l’invita, à Paris, pour assister à son mariage. Il tomba malade, sans pouvoir répondre à l’invitation de ce dernier et mourut le 4 avril 1853.
Le bachagha Mohammed El Mokrani
Le Bachagha n’avait pas tiré la leçon de la position servile de son père, pourtant, il y avait chez les français, depuis le début de l’occupation une vraie démarche qui plaçait les chefs traditionnels dans une position d’intermédiaire, chargés surtout d’assurer le maintien de l’ordre. En 1834, Le Duc Decazes (15), définissait, en des termes suivants, la politique coloniale Française :
«En dehors de nos lignes, nous pourrions cependant gouverner, en donnant appui à des chefs indigènes qui, en retour, seraient sous une sorte de souveraineté de la France, protégeraient nos relations commerciales, et nous fourniraient, en cas d’hostilité, quelque auxiliaires, gage de leur fidélité à ne point secourir nos ennemis»
Le centre de documentation historique sur l’Algérie, résuma la pensée du Bachagha Mohammed El-Mokrani par les propos suivants :
"Le Bachagha Mohammed El-Mokrani espérait recevoir le fief patrimonial mais l’administration coloniale substitua au Khalifat un territoire de niveau inférieur. Mortifié, Mohamed chercha néanmoins pendant des années à se concilier l’administration pour retrouver un jour la situation de son père»
En 1855, Mohammed El-Mokrani, pleins de morgues et désemparé, ne trouva rien à faire que de se rendre à La Mecque, en Turquie et en France. Il fut très impressionné par la grande situation qu’occupait alors la France dans le monde.
Le Bachagha Mohamed El-Mokrani hérita d’un règne vidé de sa substance. Optimiste et ayant une confiance incommensurable sur ses amis Français et surtout sur ses talents pour renverser la situation en sa faveur. Il opta, pour le jeu, d’une obéissance canine et sournoise.
Les Français aspiraient à apporter des réformes pour harmoniser et unifier les lois de leur administration, sur tout le territoire conquis afin de s’affranchir littéralement des lois hybrides et moyenâgeuses des confréries. Les méthodes barbares et inhumaines pratiquées sur les populations par les chefs arabes sanguinaires, aux titres ronflants, décidèrent les Français de les soumettre, directement, sous les ordres des généraux. Ecoutons, encore, le témoignage suivant du centre de la documentation historique sur l’Algérie :
"En 1863, on supprima les corvées que fournissaient les paysans à leurs seigneurs. Véritables rentes, ces "Touiza : Solidarité" étaient, pour les Mokrani, un privilège séculaire. Le bachagha se borna à dire : que lui et les siens obéiraient, mais qu’ils étaient profondément humiliés. En réalité, ils n’obéirent pas plus que les autres grands chefs. Ils continuèrent à se faire donner les touiza, sans que les assujettis osent réclamer. Certain désormais que, quel que fut son dévouement, il n’obtiendrait jamais le maintien des privilèges dont avaient joui ses ancêtres".
Bien que Louis Rinn fut convaincu du bienfait civilisationnel du colonialisme sur les populations sauvages et païennes, il n’en demeure pas moins, qu’il montra de temps en temps son côté humain. Il ne manqua pas de relever les abus des beys et Khalifats sur la population Algérienne. Faisait-il de la propagande pour donner un visage humain au colonialisme ? ou sincèrement offusqué du drame que vivaient les indigènes, comme il aimait désigner les Algériens. Découvrons, tout de même son témoignage :
"L’ordonnance royale du 15 avril 1845 abrogea les arrêtés de 1838, et fit, de cet allié et de ce grand vassal de la première heure, un haut fonctionnaire, officiellement placé sous les ordres d’un officier supérieur commandant de cercle. Nous nous sentions déjà assez forts pour gouverner nous-mêmes et, notre générosité naturelle souffrait de voir les abus de toutes sortes qui se commettaient dans les régions relevant de nos beys et de nos khalifats, qui nous coûtaient plus qu’ils ne nous rapportaient ; nos distincts démocratiques, nos exigences administratives et notre hiérarchie militaire s’accommodaient mal de ces situations privilégiées, qui faisaient revivre sous nos yeux les mœurs et les idées du XIIIe et du XIVe siècle."
Le Bachagha Mohamed El-Mokrani n’était pas en reste, en termes de lâcheté, de malice, de ruse et de trahison pour obtenir le maintien des prérogatives perdues par son renégat de père, afin de pérenniser ses privilèges, et le pouvoir sur ce qu’il supposait comme étant son territoire. Il n’avait pas lésiné sur les moyens pour tenter de convaincre les Français de sa sincère fidélité et de l’engagement de sa famille pour les aides consentis à la réussite du plan de colonisation Française.
Le Bachagha adressa à L’empereur, une correspondance chaleureuse dans laquelle, il laissa parler son cœur avec des propos élogieux, bienveillants et méritoires sur la conduite, en 1870, de l’armée Française contre la Prusse. Il donna des assurances enflammées sur les troupes mobilisées des amazighes aux côtés de l’armée Française. Comme l’illustraient les passages, suivants, de ses missives :
"Je maintiendrai l’ordre dans mon commandement, et que, en cas de nécessité, je serais le premier à marcher avec l’armée française".
"Les plus grands chefs des trois provinces offraient leur argent et leur sang pour la défense de la France". "Votre Majesté va se mettre à la tête des armées françaises ; À la nouvelle qu’une nation avait osé s’attirer votre courroux, une colère subite a envahi nos cœurs ; l’enthousiasme a embrasé nos âmes. Les ennemis de la France, sont les nôtres. La conduite généreuse, dont la France ne s’est pas départie un seul instant depuis quarante ans, nous a enchainés pour toujours à sa destinée…. etc.».
Comment comprendre, que le nom de ce personnage fut attribué aux lycées, aux navires méthanier, aux écoles…. etc de l’Algérie actuelle.
Mohamed El-Mokrani opportuniste jusqu’au bout, comme la majorité de sa famille, s’était toujours montré peu soucieux de l’intérêt général. Son seul objectif c’était la sauvegarde de ses privilèges, et pour cause, il n’avait pas hésité à faire des propositions incongrues pleines de lâcheté. Habitué aux sales besognes, il faisait comprendre au colonel Bonvalet, resté en contact avec lui probablement pour surveiller ses faits, gestes et actes, que l’Algérie était une lourde charge pour la France, en sous entendant, qu’il voulait bien alléger la France, du sale boulot, de cette tâche délicate. Ne trouvant pas une oreille attentive à ses mesquineries, car les Français étaient décidés à mener le travail à leur manière, il n’hésita pas, alors, de mettre, carrément et sans sourciller, sur le tapis l’idée de la partition de l’Algérie ; le nord de l’Algérie pour les Français et le sud pour lui et sa famille :
"L’Algérie va être pour vous une lourde charge. Pourquoi, au lieu de l’occuper tout entière, ne vous cantonnez-vous pas sur le littoral et ne laissez-vous pas les hauts plateaux et le Sahara aux chefs arabes héréditaires qui administreraient les populations suivant leurs mœurs et leurs habitudes ?" (16)
Le bachagha, n’avait pas réussi à faire la paix avec les autres branches des Mokrani, concurrentes et hostiles. Une haine morbide égara les esprits entre les cousins. Il comprit, enfin, que les Français avaient gagné définitivement la partie. Ses tentatives de services furent vaines. Ses cousins lui menèrent une guerre sans merci avec l’aval des Français qui lui cherchèrent, déjà, un remplaçant parmi les autres membres de sa famille. Il décida de jouer sa dernière carte maîtresse en présentant sa démission aux généraux. Un jeu puéril ; retenez-moi sinon je fais un malheur. Se croyant indispensable aux Français, par sa magie meurtrière de mater les rebellions comme jadis, et convaincu que les Français vinrent le supplier, un jour, pour le faire revenir sur sa décision de démission. Il fantasma tellement, qu’il continua à penser que les Français, redoutaient son statut de leader et donc sa force de nuisance. Persuadé que son influence sur les masses musulmanes, son atout majeur, fera réfléchir les Français et vinrent le chercher.
Quand sa démission fut acceptée, il tomba de très haut et se rendra compte qu’il avait été joué comme son père. N’ayant plus d’autres perspectives de défense que de se résoudre à engager la violence pour venger son orgueil bafoué à mort par les Français. Il se souviendra, finalement, qu’il était musulman et déclara la "guerre sainte" contre la France, qui déchaina, contre toute attente, la grande insurrection de 1871. El Bachagha Mohammed El-Mokrani, mourut au combat, le 5 mai 1871 près de l’oued Soufflat. Il est enterré dans un grand mausolée dans cour de la grande mosquée à la Kalâa des Beni Abbès (commune d'Ighil Ali, wilaya de Béjaïa).
N’a-t-on jamais songé, à Ighil Ali d’ériger une plaque commémorative en hommage aux algériens victimes de la tyrannie et les turpitudes de ses ancêtres en face de son tombeau ? (A suivre)
Abdelaziz Boucherit
Lire la 2e partie : Les Mokrani : expansion, terreur et compromission (II)
Lire la première partie : Les Mokrani : expansion, terreur et compromission (I)
Notes
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On utilisera, délibérément, le terme Amazighe unificateur et retiré de la poussière des siècles, pour reprendre sa véritable place dans le nouveau langage Algérien, pour remplacer les termes venus de l’extérieur : berbère, kabyle, chaoui etc …dont la connotation du premier nous renvoie au mot barbare des romains, le mot Kabyle d’origine arabe, évoquant la tribu sur le sommet de la montagne comme un vautour, et en outre il a servi d’outil de division par le colonialisme Français (Grande Kabylie, petite Kabylie, Kabylie des Babors et Kabylie orientale) et chaoui pour identifier les berbères du sud.
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Invasion Hilalienne en Afrique du Nord (1055-1056) par Ibn Khaldoun
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Djebel-Kiana ou Djebel-Adjissa qui porte aujourd’hui le nom de Djebel-Ayad Ou Djebel-Madid de la tribu des Ouled-Sidi-Fadel (Histoire de l’insurrection- Louis Rinn)
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Village rattaché à la commune algérienne d’Ighil Ali wilaya de Bejaia.
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La région de bordj-bou-arreridj.
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La commune Ighil Ali wilaya de Bejaia
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L'oued Sahel est une rivière du nord de l’Algérie Il se jette dans la Soummam à Akbou (Wilaya de Bejaia) Le Hodna région constituée de riches plaines au sud des Hauts Plateaux en Algéri
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Le royaume de Koukou fut fondé en 1510 par Ahmed-ben-el-Qadi, qui était jugé à la cour des derniers rois de Bougie
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Medjana est une Daira de la Wilaya de Bordj-Bou-Arreridj en Algérie Commune de la wilaya de Sétif. La bataille de Guidjel s’était achevée par une grande défaite des Turcs. Ainsi Betka el-Mokrani s’illustra par son courage et consolida son pouvoir sur sa province de Constantine. (Louis Rinn).
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Ouadia : le droit le passage à travers ses États. Quiconque voulait traverser ses provinces devrait payer des taxes de droit au passage. Mêmes les Turcs payèrent les taxes. (Louis Rinn
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Abdesselem-el-Moqrani se mit au service des généraux Français en 1831 (Louis Rinn)
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Pair de France et président de la commission d’Afrique (Louis Rinn)
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Etudes réalisées par le centre de la documentation d’Algérie. Sur le règne de El-Bachagha Mohamed El-Mokrane.
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Sources de Hosni Kitouni dans «La Kabylie Orientale dans l’histoire) l’Harmattan 2013.
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Sources de Hosni Kitouni dans «La Kabylie Orientale dans l’histoire) l’Harmattan 2013.
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