Les Mokrani : expansion, terreur et compromission (I)

Les Mokrani : expansion, terreur et compromission (I)

La famille des Mokrani imprégnée solidement et pénétrée par cette doctrine, venue d’ailleurs, s’installa aisément chez nous pour répandre la bonne parole. Elle est portée par l’élan d’une insolence manifeste des certitudes et vérités révélées, une fierté démesurée de sa filiation à une lignée de rang supérieur et bénie par des forces divines. Campée sur des considérations futiles d’appartenance à une naissance, choisie par Dieu et vénérée par tous les humains, désignée exclusivement au rôle de gardienne du temple des textes sacrés de l’Islam.

L’esprit entravé par une croyance, aveugle, à des dogmes dont elle faisait croire posséder les secrets des miracles pour ouvrir les portes du ciel. Figée sur une curieuse idée, d’une famille de sang noble, du droit au privilège de gouverner la destinée des hommes et se faire obéir, en tout temps et partout sur terre, que Dieu créa.

Elle régna, pendant plus de cinq siècles sur la destinée d’une grande partie de la population Algérienne, localisée essentiellement à l’est du pays, du XIe siècle jusqu’au XIXe siècle de notre ère. Les Moktani, au plus fort de leur puissance, se comportèrent en maîtres absolus, sur un territoire Algérien, vaste comme deux fois la superficie de la Tunisie actuelle et dont la capitale fut bourdj-Bou-Arreridj. Ils étaient arrivés à imposer leurs contrôles sur toutes les contrées des Amazighes (1), du Nord-Est de l’Algérie. Au Sud, leurs influences s’étendaient jusqu’aux villes mitoyennes du Sahara ; Touggourt et Ouargla. Les Mokrani réussirent à légitimer leur statut de Charif, face à une population amazighe crédule, en s’enorgueillissant, sournoisement, avec force de convictions ostentatoires, d’être les bienheureux commandeurs des croyants, rattachés à la lignée du prophète Mohammed (SWS). Par le biais d’une descendance issue de sa fille Fatima. Donc, le droit de jouir d’une considération céleste, par les autres humains, comme des élus de Dieu pour exercer, sur terre, leur droit au pouvoir sur toute communauté musulmane. La présence des Mokrani, en Afrique du Nord, apparaissait aux alentours du XIe siècle de notre ère, à l’époque de l’invasion arabe hilâlienne (2). Et prirent leurs quartiers dans les massifs montagneux entre bourj-Bou-Arreridj, le Hodna et de la Qalaa (3).

Plus tard, quatre branches Mokrani, hostiles les unes aux autres, se distinguèrent par des guerres fratricides, chacune des franges disputa la légitimité du pouvoir et le contrôle sur le fief des aïeux : Les Ouled-Abdesselem, les ouled-Abdellah, les Ouled Gandouz et enfin les Ouled El-hadj Bouzid.

Notre propos, n’est pas ici, de relater avec béatitude et précisions, les détails des batailles gagnées et perdues, ni nous gausser sur des gloires enregistrées et des échecs encaissés par les différentes confréries, mais juste passer en revue les moments clés et fondateurs dont l’impact de leur nuisance fut dévastateur sur le destin d’une partie de la population algérienne. Cependant et autant que faire se peut, nous ne manquerons pas de porter, un regard critique, sur les conséquences malencontreuses et les dérives de cette histoire obscure, malheureuse et tyrannique qui a entravé les esprits à l’ignorance, dominé et conduit, avec force et violence, la population algérienne. Supposés apporter la lumière et le bien-être aux populations païennes, ils multiplièrent la misère par la férocité d’une autre misère. La population amazighe, saignée à blanc par les impôts, affamée par les privations, soumise aux intimidations, aux persécutions, assassinats arbitraires des récalcitrants et réduction au statut de travailleur journalier et, au mieux paysan, en la dépossédant du peu de biens qu’elle eut. L’histoire, n’a jamais jusqu’ici relevé la frustration et l’impuissance de ces pauvres paysans algériens face à une cause qui n’était pas la leur. Les Amazighs endurèrent les offenses, les blessures, les injustices, le mépris et les souffrances et emportèrent avec eux l’amertume de leur impuissance jusqu’à la mort.

La politique des Mokrani, basée sur une simple idéologie articulée autour de la culture arabo-islamique, la seule qui pouvait avoir un sens à leurs yeux ; la culture du désert. Cette idéologie a été une constante, appliquée de bout en bout, par toute la famille Mokrani, avec une fidélité sans jamais dévier d’un iota. Elle consistait à préserver, par tous les moyens, l’étendue de leurs territoires, source de leurs privilèges et leurs prestiges au détriment des populations algériennes crédules.

C’est là, à ne pas en douter, que la pratique du pouvoir, sous le masque d’un islam des lumières, mais en réalité dévié et embué d’un fanatisme odieux, que les Mokrani avaient fait sombrer plusieurs générations d’Algériens dans l'ignorance, la destruction mentale, l'obscurantisme, la dépendance et la domination par d’autres peuples. En occurrence les dominations ottomane et française.

Nous allons passer en revue, tant bien que mal, les différentes époques de cette histoire. Certes, complexe et souvent rapportée, avec des détails très techniques. Nous essayons, donc, de faciliter la visibilité aux lecteurs, en utilisant la narration sans perdre de vue la réalité des faits. Narrer les étapes de chaque règne des chefs Mokrani, sans trop nous attarder sur les batailles et les alliances des chefs des confréries ou provinces locales dont les réactions basculaient au gré des vents.

Emir Abderrahmane

L’histoire de la saga guerrière des Mokrani commença réellement avec, l’avènement, de l’émir ou prince, nommé Abderrahmane, avec le statut de commandeur des croyants, à la seconde moitié du XVe siècle. La fortune amassée, les terres accaparées par ses prédécesseurs lui donnèrent le sentiment de vivre à l’étroit. Il prit, alors, la décision de pousser au loin les frontières de sa province, avec sa garde constituée de goums ; une armée organisée autour des soldats auxiliaires arabes, rémunérés en partie par les pillages des tribus et villages attaqués. Il avança vers le Nord-Est, pour étendre son territoire, accompagné de ses fidèles et ses serviteurs, pour venir s’installer près des Bibane (4), d’abord à Mouqa (5), puis à Chouarikh (6), et enfin, des Beni-Abbès (7). Il prit le titre d’émir El Mouaminine et se présenta comme un saint, sauveur et protecteur des âmes égarées. Il ne trouva aucune résistance à son passage par la population locale. Il mourut vers 1500. Son fils, unique Ahmed-ben-Abderrahmane, lui succéda sans encombre.

Sultan Ahmed-ben-Abderrahmane

Ahmed-ben-Abderrahmane, consolida son pouvoir sur les localités, héritées de son père Abderrahmane. Il prit le titre de sultan et renforça son pouvoir sur les territoires de Oued-Sahel (8) jusqu’au Hodna (9). Il mena une guerre sans merci, au chef Koukou (10), des tribus de Oued Sahel avec l’aide des Turcs, notamment, grâce aux armes à feu et l’artillerie mises à sa disposition par les Ottomans. Les corsaires, les frères Barberousse, à leur tête Abou-Aroudj, dont les quartiers se trouvaient à Jijel, furent d’un grand secours. Il régna en toute sécurité sur un grand territoire qui a ses ramifications dans toute la région amazighe de l’est, allant de la wilaya de Sétif et passant par Bejaia et Jijel jusqu’à Collo. L’alliance avec les Turcs commença de bon augure et fut, depuis, un allié et un serviteur zélé et inconditionnel. Ahmed-ben-Abderrahmane enrôla beaucoup de jeunes guerriers amazighs, parfois sous la contrainte, et constitua des colonnes aux ordres des Turcs. Une aubaine inespérée pour ces derniers qui virent, par les turpitudes éhontées du sultan Ahmed-ben-Abderrahmane, leurs soldats Turcs épargnés des risques d’un terrain montagneux et difficile d’accès. Une offre qui permit, à la cause guerrière des Turcs, d’atteindre son objectif de domination du pays à moindre prix. Il fut un allié de poids pour les frères Barberousse. Il apporta, en outre, une aide précieuse aux Turcs, en mettant à leur disposition les services des réseaux logistiques des caïds. En contrepartie, les Turcs, lui laissèrent le libre arbitre de mener à sa guise la direction de sa principauté. Son cynisme ne s’arrêta pas là ; il usa des armes, mis à sa disposition pour services rendus, afin de détruire la confrérie de Koukou, jusque-là, ennemi irréconciliable des Turcs. Il comprit, très vite, qu’il lui fallait un allier fort militairement sur lequel s’appuyer et user de ses armes pour pérenniser sa force de maintien sur les rebelles hostiles à son pouvoir. En échange, donner et prêter main forte à la partie dominante le droit de corrompre le destin d’un peuple qui ne demandait qu’à vivre dans la paix et la sérénité. Il eut trois garçons, Abdelaziz, Ahmed et Fadel et mourut vers 1510.

Sultan Abdelaziz

Abdelaziz, le préféré de son père, lui succéda. Il ne changea en rien sa politique avec les Turcs. Il la considéra, plutôt, fondamentale aux intérêts apparents de sa principauté. Imbu de sa personne et du pouvoir fraîchement acquis, il doubla d’efforts pour faire montre d’une fidélité sans borgnes, à la limite d’une servitude animale, comme fut son père serviteur dévoué des Turcs. La perfidie faisait partie de la nature des Mokrani, le sultan Abdelaziz n’avait pas fait exception et en usa avec excellence. L’imposture et le mensonge, lui permirent d’abuser la population locale avec des promesses d’un futur meilleur. Il forma, des contingents de soldats amazighs, dans toutes les provinces sous son influence pour les envoyer se battre aux côtés de ses maîtres, les Turcs. Ainsi, les Turcs poussèrent leur avantage de domination jusqu’aux portes du Sahara, en faisant main basse sur les contrées de Touggourt et Ouargla. Ces mêmes, contingents d’Amazighs, se distinguèrent par leur bravoure en remportant des batailles lancées par les Turcs contre les Marocains pour la prise de Tlemcen et sa région. Lors de ses périples de guerre, en soutien aux Turcs, Abdelaziz rattacha à ses services le groupe des Hachem de Mascara et en fit sa garde particulière, qui jouera plus tard un rôle majeur. Il installa les Hichem à Medjana (11) pour en faire des gestionnaires clés et fidèles serviteurs de son Makhzène.

Abdelaziz n’a pas dévié à la tradition de son père, il ne combattit que pour la conservation des privilèges, d’immunités et d’abus qui pesaient lourdement sur les pauvres paysans amazighes assujettis sous leurs bannières. Les Amazighs se firent tuer pour une cause sacrée, leur disait-il, celle des Mokrani, détenteurs des vérités islamiques et gardiens du temple des textes sacrés, privilège hérité de leur ancêtre, le prophète Mohamed (SWS).

Abdelaziz perdit la confiance des Turcs. Sa puissance devenait gênante à leur entreprise. Ils fomentaient, alors, des stratagèmes avec la confrérie de Koukou pour s’en débarrasser. Ils mirent en place, comme tout occupant, une politique pour pérenniser et assurer avec confiance une domination totale sur le territoire entre les chefs militaires ottomans. Les Turcs entretinrent la division entre Abdelaziz et Koukou, connus pour leur haine abyssale, en faisant miroiter à l’un la destruction de l’autre.

Les déboires, d’Abdelaziz et son frère Mokrane, avec les Turcs commencèrent. Après l’échec des tentatives, répétées, d’offres de services pour gagner la confiance de ces derniers afin de continuer à les servir avec abnégation. Il fut tué, avec son frère El-Fadel, en 1559, après une bataille de plusieurs jours contre les Turcs, qui se solda par une perte considérable de ses forces.

Ahmed Amokrane

Sans héritier d’Abdelaziz, son frère, en toute évidence, Ahmed Amokrane lui succéda au sultanat. Ce dernier profita du répit du retrait des Turcs, pour assurer d’autres priorités, pour étendre, encore plus, l’influence de son autorité sur les territoires des hauts plateaux et le Sahara. Malgré les efforts de guerre, son règne, contrairement à ses prédécesseurs, apporta une accalmie qui se traduisit par une certaine prospérité qui soulagea, en partie, les populations. Fidèle à la tradition de ses aïeux, Il chercha, à son tour, à offrir ses fidèles services aux Ottomans, en appâtant ces derniers par des sommes énormes d’argent, sous formes de présents. Mais les Turcs, ne le voyaient pas du même œil, et interprétèrent ces présents comme étant des impôts collectés, par ses soins, en leur faveur, qui étaient leurs dus. Ahmed Amokrane bénéficia de dix années de tranquillité, tant qu’il servait docilement les Turcs et ne dérangeait pas leur entreprise d’occupation du pays.

Le règne de Ahmed Amokrane dura vingt ans. Après quoi, les Ottomans manifestèrent leur mécontentement en dénonçant le manque d’entrain et d’autorité des caïds ; les collecteurs d’impôts, et se plaignirent des difficultés liées au refus du règlement des impôts par beaucoup de population. Ils revinrent en charge, en lançant vainement des batailles qui durèrent deux mois. En 1596, Ahmed Amokrane s’opposa, encore, avec succès à l’occupation de ses territoires amazighs. Mais lui-même, était tué, la même année, pendant les combats.

On peut se poser des questions, en toute logique, pourquoi les mokrani n’avaient-ils pas tiré les leçons sur les conséquences des revers de leurs politiques envers les Ottomans ? pourquoi n’avaient-ils pas changé de fusil d’épaule ? pour se réconcilier avec les peuples sous leur influence, en occurrence les algériens, et créer des infrastructures pour compter sur eux-mêmes et sur leurs propres forces, sans toutefois, chercher la dépendance des forces des autres pour exister. Ahmed Amokrane, resta accroché à l’espoir de renverser, en sa faveur, la situation avec les Turcs en usant des ruses afin de retrouver son service de laquais auprès des Turcs. Ceci peut nous amener à penser que les Mokrani n’avaient jamais pu se défaire de leur logique obsolète et rétrograde. Murés par des schémas hors du temps, la culture de l’effort, d’innovation et d’investissement dans le savoir et les sciences étaient loin de leur domaine de prédilection. Les réflexes immuables d’une pensée stérile ne pouvaient qu’engendrer la pauvreté intellectuelle. Les Mokrani habitués au monde chaud de la fortune amassée par la terreur, n’avaient pas l’intellect du devoir, du partage et du bien commun et, donc, ne pouvaient pas, soudainement, se mettre à financer, pour le bien être des autres, la construction des écoles, des universités, développement de l’agriculture, de l’artisanat, du commerce, la construction des infrastructures, des usines d’armes de défense, les moyens de transport ; les routes et les barrages. Ils avaient des droits mais pas des devoirs pour changer le quotidien de leurs administrés. Fidèles à leur culture initiale, ils passaient leur temps à préparer la guerre, guerroyer et vivre dans l’opulence. Nous n’avons rien aujourd’hui, d’important, qui évoque l’histoire des Mokrani en Algérie. Pas de musée, pas de mosquées importantes, pas de monuments à la gloire des réussites humaines, ni des constructions qui illustrent une quelconque civilisation. Le désert, le vide. Tant de siècles perdus dans l’ignorance imposée aux Algériens, par le fait d’une idéologie basée sur la fierté de l’arabo-Islamisme. La pensée du désert ne peut engendrer que le désert. Et pour ça on peut leur reconnaître, au moins, le mérite de la politique du néant. (A suivre)

Abdelaziz Boucherit

Lire la suite : Les Mokrani : expansion, terreur et compromission (II)

Notes

  1. On utilisera, délibérément, le terme Amazighe unificateur et retiré de la poussière des siècles, pour reprendre sa véritable place dans le nouveau langage Algérien, pour remplacer les termes venus de l’extérieur : berbère, kabyle, chaoui etc …dont la connotation du premier nous renvoie au mot barbare des romains, le mot Kabyle d’origine arabe, évoquant la tribu sur le sommet de la montagne comme un vautour, et en outre il a servi d’outil de division par le colonialisme Français (Grande Kabylie, petite Kabylie, Kabylie des Babors et Kabylie orientale) et chaoui pour identifier les berbères du sud.

  2. Invasion Hilalienne en Afrique du Nord (1055-1056) par Ibn Khaldoun

  3. Djebel-Kiana ou Djebel-Adjissa qui porte aujourd’hui le nom de Djebel-Ayad Ou Djebel-Madid de la tribu des Ouled-Sidi-Fadel (Histoire de l’insurrection- Louis Rinn)

  4. Village rattaché à la commune algérienne d’Ighil Ali wilaya de Bejaia.

  5. La région de bordj-bou-arreridj.

  6. La commune Ighil Ali wilaya de Bejaia

  7. L'oued Sahel est une rivière du nord de l’Algérie Il se jette dans la Soummam à Akbou (Wilaya de Bejaia) Le Hodna région constituée de riches plaines au sud des Hauts Plateaux en Algéri

  8. Le royaume de Koukou fut fondé en 1510 par Ahmed-ben-el-Qadi, qui était jugé à la cour des derniers rois de Bougie

  9. Medjana est une Daira de la Wilaya de Bordj-Bou-Arreridj en Algérie Commune de la wilaya de Sétif. La bataille de Guidjel s’était achevée par une grande défaite des Turcs. Ainsi Betka el-Mokrani s’illustra par son courage et consolida son pouvoir sur sa province de Constantine. (Louis Rinn).

  10. Ouadia : le droit le passage à travers ses États. Quiconque voulait traverser ses provinces devrait payer des taxes de droit au passage. Mêmes les Turcs payèrent les taxes. (Louis Rinn

  11. Abdesselem-el-Moqrani se mit au service des généraux Français en 1831 (Louis Rinn)

  12. Pair de France et président de la commission d’Afrique (Louis Rinn)

  13. Etudes réalisées par le centre de la documentation d’Algérie. Sur le règne de El-Bachagha Mohamed El-Mokrane.

  14. Sources de Hosni Kitouni dans «La Kabylie Orientale dans l’histoire) l’Harmattan 2013.

  15. Sources de Hosni Kitouni dans «La Kabylie Orientale dans l’histoire) l’Harmattan 2013.

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Commentaires (20) | Réagir ?

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departement education

merci bien pour les informations

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fateh yagoubi

merci pour le partage

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