Lettre à un ami préretraité mais toujours cinéphile…

Le cinéma exide des cinéphiles et un public pour vivre et transmettre.
Le cinéma exide des cinéphiles et un public pour vivre et transmettre.

''Dis ce que le feu hésite à dire, soleil de l'air, clarté qui ose, et meurs de l'avoir dit pour tous. (René Char)

Mon cher ami, à nos retrouvailles de cette année, je t’ai trouvé davantage pessimiste. Te connaissant, je sais que ce n’est point ta chevelure grisonnante ni la fatigue de tes yeux, (toi le dévoreur de toute la presse algérienne) qui sont à l’origine de ta morosité. D’ailleurs à propos de la presse, tu es content que le pays ait fini par imposer une presse qui ne soit plus uniquement la voix de son maître. Et tu ajoutais que nous avons encore des progrès à faire avant de voir certains titres libérés de l’espace médiatique pour qu’enfin des voix puissantes et éclairées soient plus nombreuses et aient plus d’opportunités d’enrichir le débat politique et de créer des joutes culturelles et artistiques. Je devinais dans son regard l’envie de parler plutôt des problèmes plus graves et plus urgents.

Avant de sortir ce qu’il avait sur le cœur, il a glissé dans la conservation son contentement d’avoir pris sa préretraite, ce qui lui avait évité les angoisses vécues aujourd’hui par les travailleurs à qui on rogne un peu plus les maigres droits arrachés au lendemain de la guerre de libération. Et d’expliquer les comportements incongrus, fruits de l’incompétence et d’une absence de ce que Max Weber a appelé l’éthique de responsabilité. L’absence d’une éthique ou tout simplement le sens du devoir citoyen explique le comportement de ces nouveaux seigneurs. C’est cette raison qui l’a poussé à ne plus subir leurs caprices infantiles et autres absurdes méchancetés de leurs conduites. Et il ajoutait à juste titre, que ce sont ces abus de pouvoir jamais sanctionnés qui expliquent entre autres, le désintérêt de la population aux élections.

Les citoyens ont vu que ce sont toujours les mêmes qui sont "élus" et qui votent comme un seul homme les lois proposées par le pouvoir. Comment veux-tu ne pas hurler, me dit-il, quand on voit des pans de routes et d’autoroutes, des immeubles s’effondrer sans qu’aucune commission parlementaire ne mette son nez dans de tels domaines qui ont coûté la peau des fesses au pays et entrainé des blessés et des sans-abris. C’est ce gâchis d’investissements mal étudiés et mal réalisés, ces forums et ces festivals dont on retient la désorganisation plutôt que les résultats si résultats il y a… oui ce gâchis fait mal quand on voit des mendiant(es) et des SDF (sans domicile fixe) jetés dans la rue. Comme il ne voulait pas passer pour un démago/populiste, "mon" préretraité prenait la peine de mentionner que des pays riches avaient aussi leur SDF. Certes me répond-il mais au moins dans ces pays, on ne bassine plus les gens avec des balivernes du genre dieu pourvoira aux besoins des pauvres ou bien il n’y a pas d’égalité entre les hommes de la même manière que les cinq doigts d’une main n’ont pas la même dimension.

Oui on ose encore sortir des bêtises sur l’inégalité qui serait naturelle ou bien produit de la décision de je ne sais quelle main mystérieuse. Avec ce raisonnement les colons seraient encore chez nous à faire suer le burnous comme disent les racistes. Plus sérieusement, la nature si belle et si forte est soumise plutôt à l’intelligence de l’homme. Et quand l’homme y ajoute sa cupidité on assiste à l’avancée des déserts et on pleure en voyant les glaciers fondre etc… Oui c’est l’homme qui organise et transforme la nature et la géographie, élimine les maladies engendrées par la nature et la dureté des climats. Et c’est aussi toujours l’homme qui fait rêver quand il envoie dans l’espace son semblable que l’on voit discuter avec son amoureuse restée sur notre bonne vieille terre. Alors dit-il, fou de rage arrêtons de nous cacher derrière la nature pour justifier nos malheurs et nos hontes. Oui honte à ces gens qui justifient les injustices de la société par l’ordre naturel des choses et qui vendent un "médicament" pour le diabète en collant le nom de Rabi (dieu) sur le produit en question.

Après cette violente charge contre les incompétences, l’ignorance et autres manipulations, mon ami a voulu reprendre sa posture légendaire d’espiègle que je lui connais. Il a abordé le problème de l’absence de films algériens et l’inexistence d’un cinéma algérien. En bon cinéphile il connait la différence entre un film, simple produit d’un artiste maniant une technique et le cinéma comme fruit juteux de l’intelligence et de la culture d’une société. Je ne pouvais qu’acquiescer à son raisonnement car le cinéma et l’art d’une façon général n’obéissent pas aux mêmes contraintes que la culture de la pomme de terre avec tout le respect que l’on doit aux paysans pour leur travail. On sait que chez nous une catégorie de "penseurs" regardent le monde avec superficialité parce qu’ils ont une mentalité de comptables pour qui compte la seule "vérité" des chiffres pour équilibrer les bilans. Ils ignorent que le cinéma met en branle une machinerie non seulement technique et financière mais convoque les entrailles de l’histoire et les profondeurs de la société avec ses tragédies, ses rêves et aussi hélas les peurs qui font épanouir les opinions et postures du conservatisme.

Ce sont les épopées et les tragédies qui forment l’âme d’un peuple, la culture d’une société. Et le cinéma grâce à ses matériaux spécifiques offre aux spectateurs l’espace avec son architecture, des femmes et des hommes qui parlent leur langue, transportent sur leur corps une culture comme la manière de s’exprimer, d’aimer, de rire et de pleurer… Un cinéma qui signe sa carte d’identité avec des outils qui interroge la société baignant dans son histoire se distingue forcément du cinéma du voisin tout en boxant dans le même ring qui a pour nom ART. Il arrive parfois que les artistes en dépit de leurs talents se cognent à l’histoire et à la société. Car derrière l’histoire et la société, il y a un gardien, le monstre froid de l’Etat* dont le rôle obsessionnel est de contrôler le beau monde des gens dont les aspirations et les rêves peuvent introduire des grains de sable dans sa machine. Ce n’est pas avec toutes les casseroles engendrées par l’Histoire et entretenues par d’importants secteurs de la société que l’on va bousculer les obstacles avec uniquement des incantations(**). Le travail prioritaire est de nommer et valoriser les épopées de l’histoire et de détruire ses casseroles pour avancer.

Les défricheurs des routes se font rares par discrétion ou par lassitude. Ils ont en quelque sorte largué les amarres dans leur tête, certains en se réfugiant dans un exil intérieur, d’autres en changeant de vie dans des contrées lointaines. Et ceux qui ont besoin de respirer l’air du pays, il leur faut résister aux bruits des casseroles de leur société et de leur époque. Et ces bruits sont faits par des émules des émirs des déserts à l'Est, déblatérant en psalmodiant des mots dont ils ignorent le sens caché. Ils le font uniquement pour quelques miettes de la rente pétrolière appartenant à des féodaux qui chérissent les ténèbres et haïssent la lumière, la mère de toute vie. Les autres sont les enfants de Marx et de Coca Cola comme les appelait Jean Luc Godard. Ils regardent l’Ouest avec envie et c’est leur droit sauf que reproduire des infos triturées pour faire oublier les "exploits" d’antan et les précarités sociales qui fleurissent dans l’eldorado de l’Ouest, est loin de l’honnêteté intellectuelle exigée par le travail de l’information.

A voir la levée de boucliers contre une ministre française qui avait osé dire une évidence que Fidel Castro est un monument de l’histoire, on lisait derrière les rictus qui décorent les visages de ces conservateurs, qu’à tout prendre ces gens-là préfèreraient le petit caporal moustachu de jadis plutôt qu’un barbudos que l’on trouve dans la magie de la littérature sud-américaine. Lire pareilles opinions nauséabondes parce que élaborées à partir d'une histoire mal digérée, d’infos triturées et les reproduire sans aucune gêne me laisse sans voixl. Mon ami retraité préféra arrêter la discussion non sans avoir asséné son verdict. Cette caste de bobos (***) me dit-il ne savent pas que la démocratie est un bon et joli fruit mais qui finit par pourrir à cause d’énergumènes qui cachent le soleil avec un tamis en jouant du bendir. De l’autre côté de la mer leurs petits semblables pensent avoir inventé le fil à couper le beurre. Face à deux maximes d’essence populaire, je ne pouvais que m’incliner et me dire que rien n’est perdu pour ceux qui croient encore à l’Intelligence de l’Histoire…. Et mon ami préretraité est de cette "race-là".

Ali Akika, cinéaste

Notes

(*) Dans les États dits démocratiques, il existe des lois qui censurent des œuvres d’art qui n’obéissent pas tout à fait à la morale dominante ou bien qui menacent l’ordre public. Quand tous les obstacles sont franchis par les artistes, il reste au système le nerf de la guerre (l’argent) qui pèse sur la production et la distribution.

(**) Il ne faut se faire d’illusions sur l’hypothétique financement du cinéma par le privé. Pour cela il faut un public (hommes et femmes) qui ait la tête et le portefeuille à ça, bref le désir de cinéma. Des hommes d’affaires habités par le beau métier de la création artistique mais aussi rassurés que le dinar investi rapporte au moins le double. Or vu le degré zéro de la fréquentation des salles de cinéma quand elles existent, la féroce concurrence des DVD et Internet, nos "pauvres" privés sont désarmés devant la machine américaine qui a terrassé des pays comme l’Angleterre, l’Allemagne et la grande Italie des Visconti et autre Fellini.

(***) Bobos, contraction de deux mots bohème et bourgeois, les dandys en quelque sorte de notre époque.

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