Etats-Unis : ceux qui ont tué Bernie Sanders ont récolté Trump
En 1935, le romancier Upton Sinclair a publié un livre intitulé It can’t happen here « Cela ne peut pas se passer ici » (Cela ne peut pas se passer ici ) qui imaginait qu’un démagogue était élu président des États-Unis contre Franklin Roosevelt lors de l’élection de 1936. Le titre faisait ironiquement référence à l’idée que, contrairement à l’Europe, les États-Unis étaient trop attachés à leurs institutions pour tomber dans le fascisme. Ce roman était un avertissement contre le démagogue Huey Long, le sénateur de Louisiane, qui avait décidé de défier Roosevelt et qui fut assassiné en 1935.
Ce qui ne s’était pas passé dans les années 1930 car Roosevelt bénéficiait d’un fort soutien populaire est en passe d’arriver aujourd’hui. Donald Trump n’est pas un fasciste en tant que tel mais un autoritaire raciste, sexiste soutenu par le Ku Klux Klan. Ce que les sondages n’avaient pas vu venir, comme avec le Brexit, est arrivé. Clinton n’avait pas beaucoup de soutien dans les classes populaires.
L’élection présidentielle américaine est une forme de numéro de cirque ou un grand show que les Américains critiques appellent "extravaganza" qui s’inscrit parfaitement dans la société du spectacle analysée par Debord dans les années 60. Ce spectacle a un lointain rapport avec les programmes politiques qui sont eux mêmes des feuilles de route rarement suivies lorsque les présidents arrivent au pouvoir.
La campagne de 2016 qui a, comme toutes les autres depuis 1960, battu des records en termes financiers, a intensifié des phénomènes déjà connus mais aussi présenté des innovations. Dans la guerre de propagande entre les deux camps ou la guerre des images on utilise souvent l’expression "surprise d’octobre" pour évoquer une révélation ou une attaque cinglante de dernière minute. Souvent cette surprise d’octobre est une campagne malhonnête qui cherche à salir un candidat. Ainsi, en 1988, Dukakis qui menait dans les sondages a-t-il été démoli par une campagne raciste laissant croire qu’il libérait les criminels, noirs bien sûr, dans son État et qu’il s’apprêtait à le faire partout aux États-Unis.
Cette année il y eut deux surprises d’octobre : la vidéo de Trump dans laquelle il déployait sa rhétorique de violeur et affirmait que les stars ont un droit de cuissage et l’affaire des emails investiguée par le FBI qui a rebondi deux fois durant la campagne. La vidéo qui visait Trump n’était pas fondée sur des mensonges mais soulignait ce qui était déjà connu : sa goujaterie phallocratique. L’affaire des emails renvoyait à une pratique de dissimulation typique de Clinton.
Cette bataille des images et les débats qui s’y rattachent ne permettent pas de discussions sérieuses, discussions qui n’auraient pas beaucoup de succès auprès d’un public façonné par ses habitudes télévisuelles et médiatiques. Le triomphe de la société du spectacle dans les campagnes politiques américaines où depuis l’arrêt de la Cour suprême, Citizens United en 2010, il n’y a quasiment plus de limites pour les dépenses, a cette année favorisé le candidat Trump, un pro de la TV réalité, c’est à dire de l’irréalité télévisuelle. Il a réussi à transformer d’abord les primaires républicaines puis l’élection elle-même en grand show. Comme un Jean-Marie Le Pen ou un Dieudonné, Trump veut être adulé par un public spécifique et ses meetings sont des ovations pour le showman plutôt que des rassemblements sur des idées.
Très tôt, Trump a identifié la souffrance d’une grande partie de la population, celle qui est composée des perdants de la mondialisation, des dominés donc, et a cyniquement instrumentalisé les peurs et les rancœurs légitimes de gens qui sont les victimes du fonctionnement du capitalisme néolibéral. Ils ont perdu leurs emplois qui ont été délocalisés et vivent dans des zones dévastées. Dans la Silicon Valley les clivages sociaux sont criants : les employés des firmes de la high tech d’un bon niveau d’études vivent dans de belles maisons ou appartements très chers à l’achat ou la location ce qui oblige les plus démunis à vivre soit dans des caravanes soit même dans leur voiture.
Il est saisissant qu’un capitaliste ordinaire, qui délocalise, ne paie pas ses employés correctement ou même les vole, qui est donc un membre de l’élite économique, c’est à dire des classes dominantes, soit devenu le héraut et le héros des classes défavorisées. Il y a des équivalents ailleurs où d’autres démagogues cyniques surfent sur la misère. Le milliardaire qui se vante de ne pas payer ses impôts se présente en Robin des bois et sa supercherie fonctionne surtout auprès d’un groupe de la population américaine : les hommes blancs de la classe ouvrière. Le capitaliste qui profite de la mondialisation dans ses affaires a capitalisé sur les dégâts du néolibéralisme.
On a beaucoup insisté, à juste titre, sur le fait que le racisme a toujours servi à obtenir les voix des ouvriers blancs. Trump est l’héritier d’une longue tradition républicaine que Nixon a utilisé, la "stratégie sudiste", et que Reagan et les deux Bush ont poursuivi : créer l’hostilité entre victimes blanches du capitalisme et victimes noires du racisme et du capitalisme. Bill Clinton lui aussi a joué cette carte raciale en réformant l’aide sociale et favorisant l’incarcération, principalement des Noirs qu’Hillary Clinton avait appelé «super-prédateurs». (Lire l’ouvrage de Sylvie Laurent, La Couleur du marché, racisme et néolibéralisme aux États-Unis).
L’instrumentalisation du racisme de ceux que l’on appelle les petits blancs a une longue histoire qui remonte à la période de l’esclavage lorsque le plus défavorisé des Blancs pouvait quand même se sentir supérieur aux Noirs et bénéficier du "privilège de la blancheur".
La vénération d’un capitaliste milliardaire ordinaire se comprend aussi lorsque l’on connaît la prégnance du "rêve américain", la croyance, tout à fait erronée, que l’on peut passer du statut de pauvre à celui de riche (rags to riches) car la société américaine est une société ouverte d’égalité des chances.
Néanmoins, comme l’ont montré certains ouvrages les Américains blancs pauvres ou déclassés sont lassés d’un système politique qui ne les voit pas ou plus. On pourra lire, par exemple, l’ouvrage de J. D. Vance Hillbilly Elegy A Memoir of a Family and Culture in Crisis, Comme le dit une sociologue de Berkeley, Arlie Russell Hochschild, qui n’a aucune attirance pour Trump, cela va sans dire, ils se sentent «étrangers dans leur propre pays» (Strangers in Their Own Land, Anger and Mourning on the American Right).
Le parti démocrate qui était le parti des démunis depuis Franklin Roosevelt est progressivement devenu le parti des classes favorisées passées par l’université. Les déclassés n’ont donc plus de parti qui défend leurs intérêts, comme le passage au pouvoir de Bill Clinton l’a illustré. On pourra lire le livre de Thomas Frank sur ce sujet : Listen, Liberal: Or, What Ever Happened to the Party of the People? qui analyse cet abandon des classes populaires par les Démocrates.
Le terme grec de thymos renvoie à la fois à la colère et au désir de reconnaissance et est fort utile pour appréhender le succès paradoxal d’un milliardaire, sexiste, raciste et capitaliste tricheur auprès d’un groupe que, par ailleurs, il méprise. Les démagogues de Mussolini à Hitler en passant par Berlusconi ou Trump savent instrumentaliser le désir de reconnaissance de populations humiliées.
Des millions d’Américains ne se sentent plus représentés par le système politique ; 82 % des Américains se disent dégoûtés par leur système politique. Un homme vient leur parler, dans une langue qui leur est familière, de leurs peurs et problèmes, il s’oppose à la langue des journalistes et intellectuels qui habituellement domine les débat et dicte les termes de ce débat, la fameuse «political correctness». Cet homme est un menteur patenté et un capitaliste banal mais il sait que ce qui compte dans la société du spectacle ce n’est ni la connaissance, dont il est dépourvu sur le plan politique, ni la cohérence mais plutôt la posture. Trump a donc vendu une posture de rebelle antisystème à des gens qui voient le monde et leur monde s’écrouler et qui, par ailleurs, ont été façonnés par des décennies de racisme maquillé sous de belles paroles politiques. Le livre de Trump, The Art of the Deal, écrit en 1987 par Tony Schwartz (un «nègre»), énonçait déjà la passion de Trump pour l’autopromotion. Trump est une publicité de lui-même sans substance mais il faut analyser sociologiquement pourquoi il a eu un tel écho et non seulement sur le plan psychologique.
Hillary Clinton n’aurait jamais dû autant peiner face à un bouffon sexiste, raciste, violent et exhortant à la violence extrême allant jusqu’à l’apologie du meurtre—notamment de Clinton elle-même. Elle s’est présentée en candidate des minorités, de l’égalité hommes-femmes, du progressisme, de l’inclusion, de la justice sociale mais sa trajectoire politique dit une tout autre histoire. Elle a soutenu son mari lorsqu’il a fait passer des lois antisociales ou racistes, elle l’a soutenu en salissant les femmes qui l’accusaient de violences sexuelles, elle s’est montrée plus guerrière qu’Obama en politique étrangère en poussant pour l’intervention en Libye en 2011 par exemple. Elle n’a pas hésité à montrer son racisme social en dénonçant les électeurs de Trump comme étant «un ramassis de minables» (a basket of deplorables).
Surtout, elle est un pilier du néolibéralisme, proche du monde de la finance, ce qui était aussi le cas d’Obama, elle a constamment cherché à cacher ses amitiés avec Wall Street, elle est soutenue par des lobbys importants et dépend de la générosité de Haim Saban, un lobbyiste pro-Israël qui n’est pas exactement mesuré dans ses positions politiques sur le Moyen Orient. http://www.haaretz.com/israel-news/.premium-1.747162 Clinton a par ailleurs avec l’aide de l’appareil du parti démocrate torpillé la campagne de Bernie Sanders, en bénéficiant de complicités dans les médias et en cherchant à le salir par des campagnes mensongères (par exemple en faisant croire que ses partisans étaient des machos, les Bernie bros, alors que Sanders n’a cessé d’obtenir plus de voix chez les jeunes femmes que Clinton).
Au moment où la colère gronde aux États-Unis, où les inégalités grimpent et les revenus du 0,1 % s’envolent alors que les pauvres ne peuvent plus payer leur logement, Clinton a été, à juste titre, perçue comme la candidate de l’Establishment.
La gauche radicale, fort critique vis à vis des Clinton, s’est divisée sur l’élection américaine, certains voulant voir des effets positifs dans les déclarations chaotiques de Trump sur l’OTAN par exemple mais les grands noms de cette gauche, comme Chomsky ou Juan Cole, ont rejoint Sanders ou Elizabeth Warren à la gauche de Clinton chez les démocrates pour appeler à voter pour elle, "en se pinçant le nez"
Nancy Fraser avait déclaré au Monde qu’elle souhaitait voir une femme arriver au pouvoir mais pas forcément Clinton. Le système politique américain, compliqué et gangréné par l’argent, a produit un choix minimal entre un milliardaire affabulateur et porté sur toutes les formes de violence et de harcèlement et une néolibérale guerrière faite dans le moule bien connu depuis Reagan.
On voit maintenant qu’elle n’était pas la candidate optimum pour canaliser la colère des dominés. Voter pour elle était pourtant le choix le plus rationnel aussi parce que Clinton avait une dette vis à vis de Sanders. Une présidence Clinton aurait ouvert des possibles ; un président Trump est la porte ouverte à la flambée du racisme et du sexisme ordinaire et une dérive narcissique autoritaire à la Erdogan.
Les États-Unis plongent dans l’incertitude et la nuit noire du quasi-fascisme favorisé par les dégâts du néolibéralisme. Ce n’est une bonne nouvelle pour personne. Les vraies luttes politiques vont s’intensifier et les deux façons de gérer le thymos restent incarnées, d’une part, par Trump qui encourage violence et division dans tous les domaines et, d’autre part, Sanders pour qui la colère s’accompagne toujours de respect pour l’autre et d’inclusion sur les plans économique, social racial et sexuel. Avec un Congrès aux mains des Républicains, la résistance des institutions américaines risque d’être faible. Les minorités et les femmes sont dans le viseur mais aussi tous les dominés qui ont voté pour Trump. Ils vont voir les promesses s’évanouir et les lois du capitalisme s’appliquer à eux avec la dureté habituelle. Il faudra une vraie gauche pour les récupérer après le réveil de leur nuit utopique.
Pierre Guerlain
Professeur de civilisation américaine à l’université de Pari Ouest, Nanterre
Références
1. Lire l’article du New York Times, paru le 3 novembre 2016 : Voters Express Disgust Over U.S. Politics in New Times/CBS Poll
2. Lire «Power donateur» dans la revue Society, 28 octobre - 10 novembre, pp. 78-83
3. Noam Chomsky explains the value of holding your nose and voting for Hillary
Cette chronique est réalisée en partenariat rédactionnel avec la revue Recherches internationales à laquelle collaborent de nombreux universitaires ou chercheurs et qui a pour champ d’analyse les grandes questions qui bouleversent le monde aujourd’hui, les enjeux de la mondialisation, les luttes de solidarité qui se nouent et apparaissent de plus en plus indissociables de ce qui se passe dans chaque pays. Adresse : 6, av. Mathurin Moreau; 75167 Paris Cedex 19 Site : recherches-internationales.fr Mail : [email protected]
Commentaires (1) | Réagir ?
Je dirais plutôt que ce sont ceux qui ont soutenu Sanders qui ont récolté Trump et qui sont les artisans de la diversion dans cette grande mascarade. Et nous sortir ça maintenant et encore plus révoltant. Il n’y a pas meilleur moyen de nous outrer aujourd’hui que de nous ressortir cette fumisterie et de nous ensevelir sous des références bibliographiques et pures abstractions qui pètent très éloignées des réalités terrestres et de notre simple entendement : FBI, Le Pen, Dieudonné, Silicon Valley !!!
Je me demande où étaient ces grand exégètes de l’après apocalypse quand nous autres gogos nous attendions un angelot chez Rosemary. Tous ces Nostradamus d’après se réservaient-ils pour mieux nous écœurer même si les nuages khramayants qui dominaient la campagne électorale ne nous annonçaient guère du beau temps ?
L’arnaque n’est-elle pas de vouloir nous faire croire que l'intelligentsia a été dupe et la duperie de nous faire gober qu'elle a été naïve?
Il y a quelques mois de cela le trépident Michael Moore avait évoqué les 5 raisons qui feront que Trump sera élu, dans un article zappé par nos faiseurs d’opinion et nos théoriciens de réserve et tous les médias dont le seul souci alors était de nous balader à travers ce à quoi nous mordons plus facilement. Ce sont ces mêmes érudits et omniscients gardiens des secrets de Dieu qui nous abreuvent aujourd’hui de ce qu’ils avaient prévu dans les alcôves les plus protégées du gotha des sachants.
Et ces véritables vraies raisons Trump ne les a pas claironnées à tout va lors de ses meeting et personne ne les a relatées, bien sûr. Seuls les exégètes confirmés ont pu les extraire du flot de banalités populistes qu’il a déversé sur les masses qui s’agglutinaient pour écouter ses shows qui n’ont rien à envier à ceux de Madona. Tous ces thèmes sont des rengaines qui activent subliminalement des vielles hantises partagées par quasiment tous les peuples occidentaux et brandies au demeurant par tous les candidats aux élections. Le Brexit, l’Autriche, la Hongrie, la Pologne et pas mal d’exemples en Europe sont là pour en témoigner. Ces thèmes sont récurrents dans tous les discours qu’ils soient exaltés ou exorcisés, ils sont là, qu’ils sautent aux yeux ou pas. Comme dans les rêves ou les cauchemars, ils sont codés et archivés au fond des mémoires à émotions, avec des homonymes, homophones, par allusion, métonymie et autres subterfuges dont notre cerveau a les secrets.
Michael Moore a évoqué les raisons qui allaient faire gagner Trump : la "Ceinture de rouille", "la féminazie", le "repoussoir Hilary», "L'effet Jesse Ventura», "Les partisans désabusés de Bernie Sanders". Je vous renvoie à lire Michael Moore partout sur la toile : il suffit de taper les mots clé : Michael Moore 5 raisons Trump).
Les élites politiques, des deux camps, qui auraient préféré Lucifer à Sanders et qui pour mieux justifier ça avaient emberlificoté Hilary malgré le bruit assourdissant des casseroles qu’elle trainait n’étaient pas dupes. Il ne s’agissait pas d’abandonner le combat contre Trump avant le résultat des élections, c’est au contraire l’évidence de sa victoire qui a été intégrée, sans aveu il est vrai, par ces élites qui les a poussé à « l’hystérisation » des incantations pour exorciser la psychose de l’événement. Il faut comprendre qu’il fallait laisser Trump servir d’exutoire à la frustration généralisée dans les deux camps et surtout ne pas tuer un système électoral qui sert de simulacre de démocratie qui laisse courir après l’ombre en laissant croire au pôvre citoyen qu’il s’agit de la proie.
Alors qu’importe si c’est un noir dans le pays le plus esclavagiste, une femme dans le pays le plus phallocrate, un original et parvenu dans le pays le plus conservateur !
Maintenant il faut relativiser l’événement. Trump, malgré son triomphe n’est qu’un guignol aux mains de la Matrice ou, si vous préférez un qualificatif plus orwellien : la Big - Company" et au besoin on pourrait faire à cet homme une culpabilité qui au cours de sa carrière immobilière a surement ramassé des tas de poux qu’il lui suffira de lever comme des lièvres embusqués.
Laisser croire que la "Big-Company" a confié le pouvoir réel à White House et son oseille à For-Knox ou aux politiques c’est chercher à nous déconcerter par la naïveté.
Et ce qui est encore de plus criminel, c’est de laisser croire que "La Matrice" a semé, comme le Petit Poucet, des indices dans les sciences sociales pour se laisser débusquer.