Bob Dylan, prix Nobel de littérature, pourquoi pas Aït Menguellet les années à venir ? (II)
La Cité de la musique, inaugurée le 07 décembre 1995, est un établissement public placé sous tutelle du ministère de la Culture française. Elle regroupe un ensemble d'équipements et de services dédiés à la musique pour valoriser et faire connaitre tous les genres de musiques du monde.
VI. Lounis Aït Menguellet à la Cité de la musique de Paris
Lounis Ait Menguellet était l’hôte de la Cité de la musique du 14 au 17 décembre 2000 où plusieurs intellectuels étaient invités aux journées "Carte Blanche pour Lounis Ait Menguellet" pour le portraiturer. Il convient de citer le grand poète, son ami Benmohamed, Farida Aït Ferroukh, anthropologue et Rabah Mezouane, journaliste, critique musical et spécialiste des musiques d’Afrique du nord et du Proche-Orient.
Le président et la directrice générale de la Cité de la musique, respectivement André Larquié et Brigitte Marger, ont présenté Lounis Ait Menguellet comme faisant partie de ces artistes aux multiples talents et aux mélodies enchanteresses pour des textes à la fois contestataires et mesurés. Des textes engagés mais non vindicatifs qui disent la difficulté de communiquer entre sexes et générations, constatent les blocages sociaux et soulignent, depuis le milieu des années 1970, les difficultés de vivre dans un pays où ceux qui "crient au feu (…) ont [aussi] allumé l’incendie".
VII. Lounis Aït Menguellet et la violence institutionnelle
Vous en conviendrez avec moi que Lounis Ait Menguelat reste l’un des rares chanteurs qui a dénoncé à travers la chanson la violence institutionnalisée qui a atteint son paroxysme. Celle-ci occupe une bonne place dans son œuvre.
À titre d’exemple la chanson "Siwel-iyi-d tamacahut" ou Raconte-moi une histoire (1994), nous attriste en nous rappelant l’assassinat d’intellectuels tels que : Ali André Mecili, Tahar Djaout, Smail Yefsah, Said Makbel et bien d’autres. La chanson nous rappelle avec fermeté la main de fer de ceux qui nous gouvernent et qu’il qualifie de monstres en s’inspirant de contes ancestraux et là encore Lounis démontre son génie poétique où la personnification prend de l’ampleur pour ajouter de la métaphore au texte que voici :
Uqbel a m-d-ḥkuɣ Rǧu ad am-iniɣ Ad teẓreḍ amek i lliɣ? Ẓer kan d acu-yi Ur yelli waɣzen Ur yelli wuccen Neɣ lewḥuc nniḍen Ara d-yasen nnig-i Lewḥuc i-yellan I widen yeẓran Ar ɣur-i i cuban Neɣ d nekkini A m-d-ḥkuɣ i xedmeɣ ass-a! |
Avant d’entamer mon récit attends que je te dise pour que tu saches qui suis-je? qui suis-je vraiment Dans mon récit il n’y a ni ogre ni chacal ni autres monstres, qui me dépassent (en cruauté) Les vrais monstres Pour ceux qui savent vraiment Ils me ressemblent Au fait ils ne sont personne d’autre que moi Je te raconte ce que j’ai fait aujourd’hui, |
A m-d-ḥkuɣ ass-a Mi d-iyi-d-ssawlen Wid i d-iyi-ḥekmen Di ccɣel i xeddmeɣ Mlan-iyi yiwen Seg widak kerhen Ceyyɛen-i akken Yid-s ar ad-ceɣleɣ Mi t-ɣeḍleɣ meskin S snat terṣasin Netta ur d-iyi-yessin Nekk ur t-ssineɣ Siwel-iyi-d tamacahut! |
Je te raconte qu’aujourd’hui, Quand ils m’ont appelé Mes chefs qui m’ont assigné une tâche Ils m’ont désigné un de leurs ennemis Et ils m’ont ordonné de m’occuper de lui le pauvre, je l’ai descendu Avec deux balles, Il ne me connait même pas Moi non plus, il m’est inconnu. Raconte-moi une histoire! |
Certes, Lounis dénonce, analyse, exprime ses inquiétudes et son malaise vis-à-vis de la conjoncture sociale, politique, identitaire et historique. Il prend aussi le temps de rendre hommage au courage des hommes qui ont subi l’injustice à l’image de Yaha Abdelhafid, décédé fin janvier dernier. Ces hommes qui ont libéré le pays pour en finir dans l’oubli et exilés loin des siens. A ce titre, la chanson "Ay agu" (1979) est un véritable hymne à l’amer exil et l’injustice étatique qu’ils ont subi de leur vivant. Une fois n'est pas coutume chez ce grand poète habituellement peu disert sur ses oeuvres, il a confié que cette chanson lui est inspirée par Yaha Abdelhafid. Il la considère, à ce titre, comme un hommage à cet opposant.
Ay Agu est construite sous la forme d'un dialogue métaphorique entre un exilé ancien maquisard et une brume traversant la Méditerranée venant du pays natal de l’exilé vers la terre d’asile de l’ex-colonisateur (où vit cet exilé) :
Ma mazal gma yeḥkem? Ay agu d-yewwi waḍu!
Aḥkim ur nesɛi ar’aḥkim Anw’ara yaggad ma yeqqim? Ay ameɣbun-iw! | Mon frère gouverne-t-il toujours, brume? Brume portée par le vent!
C’est un gouvernant qui n’a de compte à rendre pour personne De qui aurait-il peur s’il se pérennise? Mon pauvre ami! |
Mel-iyi-d ma yella lbaṭel? Ay agu d-yewwi waḍu!
D atmaten-ik i t-ixeddmen Mi y-ɛyan deg-s a t-neṭlen Ay ameɣbun-iw! | Dis-moi si l’injustice existe toujours, brume? Brume portée par le vent!
Ce sont tes frères qui l’exercent Dès qu’ils n'en ont plus besoin, ils l’enterrent Mon pauvre ami! |
Ihi yemmut lbaṭel? Ay agu d-yewwi waḍu!
D atmaten-ik i t-ineṭlen I la t-id-yessekfalen Ay ameɣbun-iw! | Alors! l’injustice n’existe plus, brume? Brume portée par le vent!
Ce sont tes frères qui l’ont enterrée Mais qui l’exhument à nouveau Mon pauvre ami! |
S ang’ i-d-truḥeḍ ay agu? Ay agu d-yewwi waḍu!
Ceggɛen-iyi-d watmaten-ik I waken a k-ɣummeɣ iṭij-ik Ay ameɣbun-iw! | Finalement, pourquoi viens-tu, brume? Brume portée par le vent!
Ce sont tes frères qui m’ont envoyé Pour voiler ton soleil Mon pauvre ami ! |
VIII. Pourquoi Lounis Aït Menguellet mérite-t-il le prix Nobel ?
Tout au long de sa carrière artistique, à travers ses œuvres, Lounis a su nous renvoyer à une manière enchantée de voir le monde. Cependant, nous relevons une constance dans son engagement poétique à défendre ses valeurs, à dénoncer les injustices sociales, les systèmes politiques, les abus du pouvoir, l’intolérance et l’ignorance. L’histoire retiendra que Lounis a fortement contribué à faire vibrer l’esprit démocratique chez les gens qui l’écoutent.
L’exceptionnel poète qu’il est, demeure dans sa manière d’approcher les mots, les remanier, leur donner des images surprenantes, des mots qu’il puise dans le même dictionnaire que le langage de l’échange quotidien, mais auxquels il redonne leurs sonorités, et leur beauté afin parfois de dévoiler ou de relever une vérité sans pour autant la dire.
Lounis est un poète d’exception, un poète qui a porté par sa voix les grands événements de notre histoire. Partant du mot, il nous éclaire en nous révélant le quotidien sous un autre jour.
Sans aucun doute, Lounis a touché notre sensibilité, notre esprit et il nous a amené à une prise de conscience en nous faisant réfléchir sur différentes causes et événements. Son jeu de rime et de métaphore nous secoue, nous dérange constamment et nous ressort de notre confort afin d’adhérer et d’agir à sa cause qui est celle de son peuple. Il nous a toujours mis en garde contre l’oubli : "A lmeytin ccfut, win yettun yedder yemut". Traduction : "Celui encore vivant mais qui oublie, est considéré comme mort".
IX. Conclusion
Le moment est venu de travailler la main dans la main afin que ce grand poète qui a décidé de mettre son œuvre au service de notre cause ne tombe dans l’oubli. Notre reconnaissance envers lui doit être à l’image de son œuvre. Nos intellectuels doivent mettre leur énergie à faire connaitre ses textes ainsi que sa vision à l’échelle universelle à travers des colloques, des conférences et davantage d’articles, de mémoires, de témoignages et de documentaires, pour un éventuel Prix Nobel de littérature bien mérité dans les années à venir.
Faut-il rappeler que 80% des prix Nobel de la littérature sont l’apanage de 17 pays et langues visibles. La France occupe la première place avec 13.3%. Il reste que 20% des prix sont reçus par des auteurs écrivant dans des langues littérairement pas émergentes (si je me permets un tel qualificatif). Il convient de citer par exemple Nagib Mahfoud (Égypte) en 1988, Derrick Walcott (Saint Lucie) en 1992 et écrivant en créole, Orhan Pamuk (Turquie) en 2006, J.M.G. Le Glézio (Maurice) en 2008 et enfin Svetlana Aleksievitch (Biélorussie) en 2015.
D’un autre côté, le prétexte de l’impossibilité d’avoir un prix Nobel de la littérature pour un chanteur à texte ne tient plus la route depuis 2016. Tout comme Bob Dylan, Lounis Ait Menguellet aura porté l’art textuel de la chanson kabyle à son degré le plus élevé de sens, de richesse et de sensation littéraire. Personnellement, je crois dur comme fer qu’un prix Nobel 20xx pour Lounis Ait Menguellet est possible.
En guise de conclusion je vous laisse apprécier cette excellente adaptation de Lounis de la chanson Blowing in the wind de Bob Dylan. Un texte que j’ai enseigné en 2014 pour mes élèves de la classe de Tamazight à Ottawa, et qu’ils ont trouvé magnifique et très conforme à l’esprit du texte.
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Blowing in the wind | Lewğab deg aḍu |
How many roads must a man walk down Before you call him a man? How many seas must a white dove sail Before she sleeps in the sand? Yes, how many times must the cannon balls fly Before they're forever banned?
The answer my friend is blowing in the wind The answer is blowing in the wind. | Acḥal n yiberdan ay ktil uḍar-ik Iwakken-nni d argaz ad ak-semmin Acḥal n lebḥur ar zegren wafriwen-ik Akken a ṭṭir leεnaya (ad) ak-tissin Acḥal (n) lemdafeε a nsel i zhir-ik Uqbel tasusmi ad ak-tt-id-awin
Lewğab ay aḥbib, wi-t-id-yettawin? Lewğab d aḍu ad ak-t id yawin |
How many years can a mountain exist Before it's washed to the sea? Yes, how many years can some people exist Before they're allowed to be free? Yes, how many times can a man turn his head Pretending he just doesn't see?
The answer my friend is blowing in the wind The answer is blowing in the wind. | Acḥal ar bedden idurar d yicerfan Uqbel lebḥer ad ten-yawi Acḥal n lesnin i wegdud yenzan Iwakken a s-d-tuγal tlelli Ar melmi lbatel γur win i t-iwalen Ad aγ-d yeqqar ur-t yettwali
Lewğab ay aḥbib, wi-t-id-yettawin? Lewğab d aḍu ad ak-t id yawin |
How many times must a man look up Before he can see the sky How many ears must one man have Before he can hear people cry How many deaths will it take till he knows That too many people have died
The answer my friend is blowing in the wind The answer is blowing in the wind. | Acḥal n ṭikkal a t-refdeḍ s wallen Akken a k-d iban igenni twalaḍ Acḥal d amezzuγ i ilaqen i yiwen Akken ad isel m’ara ttrun wiyaḍ Acḥal i mazal n wid ara yemten Akken ur ttemttaten wiyaḍ
Lewğab ay aḥbib, wi-t-id-yettawin? Lewğab d aḍu ad ak-t id yawin |
Racid At Ali uQasi
Ottawa, 18 octobre 2016
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merci bien pour le site
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